Comment sauver la démocratie ? Pour Éric Dacheux, professeur en sciences de l’information et de la communication, il faut se pencher sur le domaine-clé de la communication. Un domaine dans lequel se sont instillés depuis une trentaine d’années des discours marketing, publicitaires. De la manipulation et des idées fausses que l’on ingère sans les percevoir ni les remettre en cause. Eric Dacheux propose ici de décrypter ce « prêt-à-penser communicationnel » pour armer efficacement les citoyens face aux enjeux sociaux et démocratiques véhiculés par l’information.
Pas de démocratie sans communication. S’exprimer, s’informer, débattre sont nécessaires à l’exercice démocratique. Pourtant aujourd’hui la communication est réduite à la « com’ », l’art de faire prendre les vessies pour des lanternes ou, si l’on préfère, l’art de vendre une image de marque.
Or, depuis que le marketing se développe en politique, la crédibilité des élus et des institutions ne cesse de s’affaiblir et l’abstention ne cesse de se renforcer. La démocratie est ainsi menacée. Pourtant, il faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Si l’on doit exercer son esprit critique contre les experts de la persuasion, il convient de préserver la communication qui est le cœur de la démocratie.
Pour ce faire, il s’agira de s’appuyer sur le savoir mis à jour par les sciences de l’information et de la communication et de combattre les représentations publicitaires de la communication. En effet, dans les années 90, les agences de publicité sont devenues des agences de communication. Depuis lors, se répand un certain nombre d’idées fausses qui réduisent la communication à une relation de persuasion, voire à une technique de manipulation.
En faisant une synthèse des principaux écrits des professionnels de la communication, on peut mettre à jour un « prêt-à-penser communicationnel », ce que Pierre Bourdieu nomme une « doxa » : un ensemble d’évidences qui paraissent aller de soi, qui ne sont plus discutées et qu’il faut pourtant abandonner si l’on veut rétablir une communication démocratique. Listons ces clichés.
Les 8 clichés du prêt-à-penser communicationnel
Agents de publicité, communicants d’entreprise, journalistes reconvertis, formateurs free-lance, diffusent un savoir sur la communication qui est erroné et dépassé :
Cliché n°1 : Communiquer c’est uniquement transmettre une information. Depuis 1948, deux Américains, Shannon et Weaver, ont mis au point une théorie (mathématique) de la communication qui se réduit à un schéma simple et compréhensible par tous : un émetteur code un message qui passe par un canal (le téléphone par exemple) qui est décodé par un récepteur. Lorsque l’information décodée est la même que l’information codée, on dit que la communication est un succès.
Cliché n°2 : La communication n’est qu’une relation verbale. Au commencement était le verbe. Communiquer c’est utiliser des mots pour exprimer, par écrit ou oral, une pensée. Langage et communication sont synonymes.
Cliché n°3 : Communiquer c’est forcément s’affranchir de l’espace et du temps. Grâce aux technologies de communication, l’espace et le temps ne sont plus des obstacles à la communication. Nous pouvons communiquer partout et instantanément.
Cliché n°4 : Si l’on communique bien, on se fait toujours bien comprendre. Si le message ne passe pas tout à fait, c’est soit que l’émetteur ne s’est pas exprimé correctement, soit que le récepteur n’a pas voulu entendre, soit qu’il y a eu un bruit lors de la transmission du message.
Cliché n°5 : La différence culturelle est le principal obstacle à la communication. Quand on a ni la même langue ni la même religion, quand on a vécu dans des pays différents avec des coutumes différentes, il est très difficile de se comprendre. Deux personnes de même culture auront plus de facilité à communiquer que deux personnes de cultures étrangères.
Cliché n°6 : Communiquer efficacement, c’est cibler. Il y a un large consensus sur la nécessité de cibler pour être efficace. Ce qui est vrai pour la persuasion, mais est-ce si vrai pour la communication ?
Cliché n°7 : Les médias numériques facilitent la communication. Aujourd’hui, grâce aux outils collaboratifs informatiques, grâce aux réseaux sociaux numériques, tout le monde peut communiquer avec tout le monde, sans censure et à moindre coût. Il est indispensable d’apprendre à utiliser ses outils. La communication de demain sera numérique ou ne sera pas.
Cliché n°8 : Aujourd’hui, Internet est le média central. À l’heure de l’émergence de la société d’information, à l’heure où les jeunes utilisent massivement les réseaux sociaux numériques, toutes les organisations doivent impérativement se lancer massivement dans une politique de communication interactive sous peine de ne plus toucher le grand public.
8 enseignements des sciences de l’information et de la communication
Ce prêt-à-penser communicationnel est simple, c’est pourquoi il se propage facilement. Pour autant, si, l’on se penche sur les travaux actuels en sciences de l’information et de la communication, on s’aperçoit que si ces huit points recèlent une part de vérité, ils sont aussi porteurs de fausses évidences qui empêchent de saisir ce qu’est la communication.
1- Communiquer c’est partager une relation. L’information est un élément nouveau qui réduit l’incertitude. Or, dans la plupart des conversations courantes – le temps qu’il fait, le match de la veille, le travail du lendemain – il n’y a pas d’éléments nouveaux qui viennent réduire l’incertitude, l’information est déjà partagée. Si je parle de la pluie qui tombe sous un arrêt de bus avec mon voisin, ce n’est pas pour lui transmettre une information – tous les deux nous savons qu’il pleut ! – mais pour partager une relation. L’essentiel dans la communication n’est pas la transmission d’une information, mais la relation qui s’établit entre les êtres humains. Il ne s’agit pas de donner une information à un tiers qui doit la décoder sans la déformer, mais, au contraire, que chacun co-construise librement une signification commune.
2 – La communication est une relation sensible. Pour donner du sens, nous communiquons grâce aux mots, mais nous communiquons aussi par les gestes que nous faisons, l’attitude que nous adoptons, les habits que nous portons, etc. bref ce que les chercheurs nomment le « non verbal ». De plus, la communication est aussi paraverbale, c’est-à-dire que le rythme auquel nous parlons, notre timbre de voix, notre accent, etc. vont aussi contribuer à nous faire comprendre. La communication est donc multicanale (verbale, mais aussi paraverbale et non verbale) c’est pourquoi elle est si difficile à maîtriser et si compliquée à décrypter. Pour le dire autrement, nous construisons le sens de nos communications avec l’ensemble de nos sens. La communication n’est jamais un pur échange rationnel, elle est toujours une relation sensible. Cette relation sensible vise, comme son sens latin l’indique, à partager le même monde, à coconstruire une signification commune à partir de nos sensibilités différentes, et non pas à décrypter rationnellement la même réalité objective.
3 – La communication, c’est prendre du temps et construire son espace. Construire son espace, car la communication est la recherche de la bonne distance (trop proches, nous risquons de nous engloutir dans la communion, trop éloignés, nous ne sommes plus dans la co-construction). Prendre du temps, car co-construire du sens commun réclame de la durée.
C’est en prenant le temps de comprendre pourquoi on ne se comprend pas que l’on peut construire des désaccords féconds.
4 – Le moteur de la communication est l’incompréhension. Parce que nous sommes singuliers et libres, ce que chacun interprète est toujours légèrement différent. C’est même cette différence, cette incompréhension qui est le moteur de la communication : on communique pour réduire l’incompréhension, mais on n’y parvient pas tout à fait. Communiquer, c’est construire du sens commun en respectant la liberté individuelle d’interprétation de chacun.
5 – La différence culturelle nourrit la communication. Nous sommes tous des êtres traversés de cultures différentes (nationale, régionale, religieuse, familiale, sportive, associative, etc.). Nous naissons, vivons, travaillons et avons nos loisirs dans des lieux distincts. Ces expériences culturelles nourrissent notre manière singulière de comprendre le monde. Cette singularité est unique, notre manière de donner du sens à nos relations est unique. Communiquer, c’est alors confronter notre vision du monde à une autre vision du monde. Toute communication met en lien des porteurs de cultures différentes y compris à l’intérieur d’une même famille. Mais ces porteurs de culture sont aussi des créateurs de culture. C’est par la confrontation des cultures singulières que l’on crée des cultures communes. La différence culturelle est la condition de la création d’un monde commun.
6 – Communiquer ce n’est pas cibler, c’est identifier. La communication est une relation entre altérités libres et égales. Elle réclame que chacun se reconnaisse comme différent et néanmoins doté des mêmes potentialités. Il est donc primordial de s’identifier et d’identifier la personne à qui l’on s’adresse. Cependant, identifier – c’est-à-dire reconnaître dans sa singularité – n’est pas cibler, c’est-à-dire rassembler dans un même groupe des personnes différentes ayant une ou plusieurs caractéristiques similaires. Cibler, c’est refuser de reconnaître la singularité d’autrui, pour tenter de le rendre conforme à ses propres représentations, à ses propres intérêts.
En communication, ce qui crée du commun, c’est la construction de désaccord.
Comme l’a très bien montré le sociologue Georg Simmel, le conflit autour d’un objet commun intègre l’ensemble des participants au conflit dans une même communauté ayant un même intérêt partagé.
7 – Les médias numériques facilitent la connexion et non la communication. La communication, nous venons de le voir, réclame du temps et de l’espace. Or la spécificité des outils numériques est, justement, de chercher à abolir le temps et l’espace. Ils ne favorisent pas donc pas la communication, ils empêchent son déploiement. Plus précisément les outils numériques permettent de lutter contre la non-communication mais augmentent l’incompréhension : ils facilitent la mise en contact (aspect phatique de la communication) mais gênent la réflexion critique (aspect compréhensif de la communication).
En fait, le terme « communication numérique » est une absurdité théorique qui trouve son origine dans la confusion entre deux phénomènes différents : la communication et la connexion. Or si ces deux processus mettent en lien, permettent le contact, ce sont malgré tout deux phénomènes qui restent très différents.
La communication est toujours intentionnelle et prend du temps, la connexion est souvent automatique et instantanée. La communication met en relation des êtres humains sensibles, la connexion lie des objets techniques.
La communication rappelle la dimension éthique des interactions humaines, la connexion s’appuie sur une médiation technique. La communication se heurte à l’interprétation libre de l’autre et engendre une dimension réflexive ; la connexion, lorsque la technique est compatible, favorise la propagation non critique de données peu vérifiées. La société d’information devient ainsi une société de désinformation.
8 – Aujourd’hui, la télévision reste le média central ; même si les jeunes utilisent massivement les réseaux sociaux numériques, même si les journaux et les radios se consultent aussi sur Internet. C’est vrai, en France, comme dans toute l’Union européenne. Les sondages Eurobaromètre indiquent régulièrement deux choses : la télévision demeure le média le plus regardé, elle est considérée comme un média plus crédible qu’Internet. Cette centralité de la télévision a été illustrée lors de la crise du Covid : c’est à la télévision que E. Macron, pourtant friand de coups médiatiques, s’est adressé à la nation pour l’annonce du premier confinement, près de 40 millions de personnes étaient derrière leur écran. Audience inégalée, en France, à ce jour.
On l’aura compris, s’appuyer sur le savoir des sciences de l’information et de la communication permet de s’affranchir d’un prêt-à-penser qui réduit la communication à la connexion, à la persuasion ou à la manipulation. Cette émancipation des représentations professionnelles de la communication, permet maintenant de mieux saisir son enjeu social.
La communication : un lien social libre et égalitaire qui renforce la démocratie
Une fois écartée la doxa professionnelle de la communication, on peut donner une autre définition : la communication est une relation humaine intentionnelle de partage de sens entre altérités. À partir de cette définition, les sciences de l’information et de la communication mettent en avant deux éléments essentiels :
1 – La communication est un processus actif. Personne n’est absolument passif. Nous n’enregistrons pas automatiquement le message diffusé, nous l’interprétons. Le sens n’est pas donné une fois pour toutes par le signe. Chacun, en fonction de ses expériences, de sa culture, de son statut social, etc., attribue des significations différentes à un même message.
En d’autres termes, ce que l’on veut signifier n’est jamais exactement ce que l’autre comprend.
Sauf à transmettre des messages très pauvres et/ou à restreindre la liberté d’interprétation d’autrui. La communication ne permet pas la compréhension totale et réciproque, elle peut juste, parfois, réduire l’incompréhension, mais toujours en laissant des éléments d’incertitudes (ce que P. Livet nomme « l’indécidabilité de la communication »). La communication n’est pas une solution, c’est un problème de construction du sens.
2 – Cette interprétation n’est pas purement cognitive. S’il y a problème de construction de sens, c’est parce que l’être humain n’est pas une pure machine cognitive, un super ordinateur. Nous interprétons en fonction de deux éléments qui nous distinguent fortement des ordinateurs : le contexte et nos sens. Le travail de construction du sens dépend, nous venons de le voir, fortement du contexte dans lequel il s’effectue. Par exemple, nous ne donnons pas la même signification au mot « orange » dans une conversation se tenant sur un marché ou se tenant devant une boutique de téléphonie mobile. De même, le sens s’élabore avec nos sens. Les odeurs, couleurs, sons que nous percevons participent à la compréhension du contexte et du message, tandis que c’est avec notre corps tout entier que nous exprimons nos idées et nos émotions. La communication est une relation sensible de construction de sens.
Pour le dire autrement, la communication est un processus social, une mise en lien qui présente trois caractéristiques essentielles : Tout d’abord, elle est intentionnelle (je veux communiquer car je veux rentrer en relation avec autrui); deuxièmement, elle vise la co-construction de sens (ce qui la distingue de la transmission qui vise la conservation du sens), étant entendu que le sens renvoie aussi bien au sensible qu’à l’intelligible, troisièmement, elle s’appuie sur l’égalité et la liberté : communiquer ce n’est ni transmettre des ordres (non-respect de l’égalité), ni manipuler (non-respect de la liberté), c’est co-construire un sens commun entre deux altérités libres et égale.
On comprend alors pourquoi ce lien est essentiel pour la démocratie qui est une société qui justement vise à maintenir ensemble la liberté et l’égalité. La démocratie ne repose pas uniquement sur des institutions, elle réclame une communication qui garantisse l’autonomie individuelle et la construction d’un monde commun. Chaque fois que nous nous efforçons d’aller à la rencontre de l’autre en respectant sa liberté et en le considérant comme notre égal, nous renforçons la démocratie. Chaque fois que nous considérons l’autre comme une cible à convaincre ou un subordonné à diriger, nous l’affaiblissons.
C’est pourquoi il faut détruire le prêt-à-penser communicationnel pour renforcer la communication et, ainsi, sauver la démocratie.
– Eric Dacheux,
Professeur en sciences de l’information et de la communication.
Université Clermont Auvergne.
Dernier livre paru « Comprendre pourquoi on ne se comprend pas », CNRS éditions