Des images de comportements douteux et ouvertement violents de policiers envers des civils désarmés fleurissent sur le net depuis plusieurs mois, filmés par des témoins lors de manifestations. À la vue de ces images abondamment relayées sur les réseaux sociaux, les réactions des internautes sont variées. Si certains s’indignent, d’autres expliquent le comportement des forces de police par la « fatigue » de ces dernières ou éventuellement des insultes qu’elles auraient reçues. Pourtant, il nous faut rappeler à nos concitoyens que les dépositaires de l’ordre public sont les premiers à devoir obéir à des règles précises concernant l’utilisation de leur arsenal (lacrymo, matraque, grenades) et que les excuses susmentionnées ne les autorisent pas à outrepasser les règlements. Le point.
Une dénonciation de violences policières d’ampleur a commencé dans le cadre des manifestations de Gilets jaunes débutées en novembre 2018. Mais pas seulement, car depuis, nous avons assisté à de nouvelles violences policières encadrant le sit-in de militants écologistes le 28 juin sur le pont de Sully, la fête de la Musique endeuillée à Nantes par la mort de Steve Maia Caniço et très récemment la manifestation du 3 août en sa mémoire et contre les violences policières. Ces différents évènements ont donné la confirmation qu’une forme de violence disproportionnée s’est systématisée contre des citoyens pacifistes sur tout le territoire.
Depuis plusieurs mois, militants, simples passants et même journalistes (on citera en particulier David Dufresne) ont pu relever la brutalité avec laquelle les manifestants ont pu être traités par les forces de l’ordre. Grâce à la généralisation des smartphones, les vidéos en ce sens abondent sur le net et laissent peu de place au doute. Mais au delà du choc des images, il est nécessaire de revenir sur les règlements et lois que doivent justement suivre les forces de l’ordre lorsqu’elles font usage de gaz lacrymogènes, de grenades de désencerclement, de leur matraque comme pour tout usage de la force. Une manière de mieux percevoir les abus et violations des Droits de l’Homme dont certains policiers – ou autorité ayant dicté leurs actes – ont pu se rendre coupables.
À ce sujet, une vidéo des Décodeurs du journal Le Monde renseigne sur les emplois recommandés des armes à la disposition des forces de l’ordre avec le concours de la juriste Aline Daillère, spécialiste de la police et des droits de l’homme. Premier problème soulevé lors des manifestations, la difficulté croissante des journalistes à être sur place et filmer (donc informer les citoyens). Reporters sans frontières et le Syndicat national des journalistes ont par ailleurs dénoncé des atteintes à la liberté d’informer énoncée par la Coredem. Pourtant, ce droit est clair, la liberté d’informer prime sur le droit à l’image, et les policiers ne bénéficient pas de protection particulière (communiqué du Ministère de l’Intérieur de 2008) et n’ont pas le droit de saisir un appareil photo/vidéo, réclamer la suppression d’images ou l’interdiction de filmer et ce, que l’on soit journaliste ou simple citoyen. Cependant, en quelques clics, on trouve des dizaines de sources et témoignages où des policiers semblent avoir oublié cette règle, que ce soit pendant des manifestations Gilets jaunes ou pour la couverture médiatique de la manifestation du 2 juillet devant le Géant du e-commerce Amazon. Ces tentatives de bloquer des journalistes dans l’exercice de leur fonction contreviennent aux lois. Elles semblent pourtant largement pratiquées sans qu’aucun rappel à l’ordre des autorités responsables n’ait été audible.
https://youtu.be/LvtWIgU_Y5g?t=7
Ensuite, vient la question de l’identification des représentants de la force publique. Les forces de l’ordre se doivent d’arborer un numéro RIO pour permettre l’identification des agents dans le cadre d’éventuelles enquêtes et ce qu’ils soient en uniforme ou en civil. Ce matricule est obligatoire depuis le 1er janvier 2014 suite à un arrêté du 24 décembre 2013. Il permet également de déterminer si un agent est bien réel, et pas une personne tierces ayant usurpé la fonction. L’affaire Benalla, l’ex-collaborateur d’Emmanuel Macron poursuivit pour usurpation de fonctions, est encore dans les esprits de tous. Pourtant, on a pu relever dans le cadre des manifestations Gilets jaunes l’absence récurrent de cet élément sans lequel il est pratiquement impossible de faire aboutir une enquête lorsque le policier ou gendarme a le visage dissimulé. Cette nouvelle atteinte au règlement pourrait même suggérer une volonté anticipée d’employer la violence de manière non-conforme aux lois.
Pour ce qui est du recours de la force, la violence est par principe fondamental interdite mais des exceptions très encadrées existent (voir les articles R211-13 & L211-9 du Code de la sécurité intérieure). De base donc, la violence doit en principe rester une exception. Ainsi la force ne peut être employée qu’en tout dernier recours pour interpeller des individus ayant commis une infraction ou pour disperser des attroupements violents, tout en veillant à ne pas en faire un usage excessif (Code de déontologie de la police nationale) et à la stopper une fois l’objectif atteint. Un cadre strict qui n’a pas empêché des dérives, relayées par de nombreuses vidéos dont celle d’un handicapé maltraité.
Enfin, la séparation des pouvoirs doit en principe garantir que la fonction de policier ne devienne pas un outil à l’usage des élus de la République, quelle qu’en soit l’orientation politique. Là encore, la limite est ténue, avec de nombreuses déclarations polémiques du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner et une politique du maintien de l’ordre axée sur l’usage massif de la force contre ce qu’il convient de nommer une forme d’opposition citoyenne. Par ailleurs, comme l’exprimait récemment David Dufresne – documentariste recensant les violences policières en France – au Festival International de Journalisme, la violence structurelle commence aussi par le choix d’un préfet par la Place Beauvau chargé de la gestion du maintien de l’ordre dans les régions.
https://www.instagram.com/p/B0x7qWghbUK/
Bruno Kaïk, l’homme interpellé sur les images ci-dessus et la vidéo ci-dessous lors de la manifestation du 3 août, a déclaré : « J’ai été violemment strangulé jusqu’à l’étouffement par un membre de la BAC. Avant de m’évanouir et de rester inconscient pendant plusieurs minutes ». Une version qui s’oppose à celle de la police qui « affirme qu’il était incommodé par les gaz lacrymogènes ».
https://youtu.be/zaEtkf489MA?t=57
De l’usage banalisé des armes
En ce qui concerne les armes dites non-létales, on pensera immédiatement aux tirs de flash-ball (les LBD 40). Selon une instruction ministérielle du 2 septembre 2014 (Annexe II) qui référence les lois en vigueur, le LDB « peut être employé lors d’un attroupement » (type manifestation) et « en cas de violences ou voies de fait commises à l’encontre des forces de l’ordre ou si elles ne peuvent défendre autrement le terrain qu’elles occupent« . Les agents doivent éviter de viser la tête et limiter les risques de dommages collatéraux entre autres paramètres avant d’utiliser le LDB. Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes cette arme sublétale est largement décriée pour les dégâts qu’elle occasionne (de nombreuses blessures graves au visage, voir des lésions irréversibles comme la perte d’un œil) au point que le défenseur des droits demande son interdiction.
L’usage des grenades de désencerclement également encadré par l’instruction de 2014 (Annexe IV) rappelle que leur rôle est de servir aux policiers à s’extraire en cas d’encerclement et non d’être lancées sur des attroupements ne les menaçant pas. Leur dangerosité potentielle fait qu’elles doivent être lancées au ras du sol à la main. Or là encore, on a pu observer sur différents documents des grenades lancées en hauteur, avec le risque de causer des blessures au visage au moment de l’explosion.
Les forces de l’ordre disposent aussi d’un tonfa, « bâton de défense », une arme de catégorie D susceptible d’entraîner des blessures graves. Ce pourquoi elles doivent rester des armes de dissuasion et de défense et ne peuvent être utilisées comme matraque pour frapper directement des individus dans l’intention de les blesser. Un usage décrit dans le rapport la Commission Nationale de Déontologie et de sécurité de 2009 (page 88). Là encore, à la lumière de nombreuses vidéos, on constate que ces règles ne sont souvent pas respectées.
Enfin, vient l’utilisation de gaz lacrymogènes, soumise à des précautions d’emploi strictes rappelées par une instruction du Ministère de l’Intérieur de 2004. Les jets doivent être brefs, d’une seconde maximum, non répétés et lancés à plus d’un mètre de la cible. De plus, ils doivent être en priorité utilisés pour parer à une menace. Or, on doute qu’une personne en fauteuil roulant puisse représenter une menace. On pensera aussi à Zineb Redouane, octogénaire décédée le 2 décembre après avoir été touchée par une grenade lacrymogène alors qu’elle se trouvait dans son appartement au quatrième (!) étage.
Vient enfin le cas du sit-in de militants écologistes d’Extinction Rebellion du 28 juin dernier. Chacun a pu constater que les règlements ne sont pas suivis, les policiers aspergeant abondamment, de trop près, des manifestants pacifiquement assis
Une fois n’est pas coutume, ces images ont provoqué une telle polémique sur les réseaux sociaux et dans les rangs des politiciens (même de la majorité) qu’une enquête préliminaire pour violences volontaires a été ouverte par le parquet de Paris sur demande de Christophe Castaner. Fera-t-elle la lumière sur ces évènements ou est-ce un moyen de temporiser d’ici que la colère publique se calme et oublie ? Il nous faudra rester vigilant sur la conclusion qui sera donnée à cette enquête, tant elle pourra déterminer l’orientation future de la gestion du maintien de l’ordre dans des cas similaires.
À noter aussi que des experts de l’ONU ont exprimé leurs inquiétudes, dénonçant des restrictions aux droits des manifestants par « l’usage disproportionné » d’armes dites « non-létales » et des dérives que pourrait entraîner la loi anti-casseurs. Amnesty International de son côté a lancé l’alerte sur un recours excessif à la force et exprime ses craintes pour la liberté de manifester par le détournement de l’État d’urgence. En mars 2016 (déjà !) l’ACAT publiait un rapport d’enquête « L’ordre et la force » pointant des défaillances dans les enquêtes de violences policières et les dangers des tasers, grenades & flashballs. Un constat peu glorieux au pays des Droits de l’Homme…
Des (ex)actions qui sont ponctuellement dénoncées dans les rangs même de la police, signe que des lignes rouges ont été franchies. Ainsi la BAC de Nantes qui est intervenue avec des CRS lors de la Fête de la musique à Nantes, a la réputation d’être une unité de « tontons macoutes« (membre d’une milice paramilitaire en Haïti). Le commissaire Chassaing, en charge de l’intervention et qui avait donné l’ordre d’intervenir provoquant la chute de 14 personnes dans la Loire proche, est mis en cause pour avoir donné un « ordre aberrant » selon le syndicat de police SGP-FO. Un commissaire aussi dénoncé pour « sa vision exclusivement musclée de la sécurité« . Des critiques internes qui aimeraient éviter que toute la profession ne souffre de la mauvaise image que gagne la police française.
https://www.instagram.com/p/B0wY14soqvJ/
Pourtant, l’IGPN qui a été saisie, a rendu un rapport reniant tout lien entre l’action de la police et la noyade de Steve Maïa Caniço. Un rapport largement critiqué par le public et le syndicat de police SGP-FO qui pointent l’oubli d’interrogation de témoins, l’absence d’audition d’un responsable des CRS présent le soir de l’incident, des éléments à charge selon Médiapart. Un hashtag, #SelonlIGPN, est même né sur twitter, incarnation du désaveu du public envers le rapport. L’enquête judiciaire se poursuit toutefois, dépaysée de Nantes pour en garantir l’objectivité. Là encore, on surveillera les suites données à cette affaire.
De nombreuses autres vidéos peuvent être trouvées sur internet pour illustrer cet article, exposant que les violences observées ces derniers mois n’ont rien d’incidents isolés. Pourtant, aux plus hautes sphères de l’État, Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, interrogé sur la question des violences policières, affirmait fermement qu’il « ne connaît aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des Gilets jaunes ou des journalistes » . Brigitte Jullien, la directrice de l’IGPN lui fait écho, en réfutant « totalement le terme de violences policières » sur les Gilets jaunes. Le président de la République enfin, Emmanuel Macron, trouve « que les mots de violences policières sont inacceptables dans un État de Droit ».
https://www.instagram.com/p/B0tF5-aiTxC/
On se souviendra également que Christophe Castaner n’a cessé de marquer son soutien inconditionnel aux forces de l’ordre, allant jusqu’à déclarer qu’elles s’étaient comportées de manière « exemplaires » et qu’elles avaient subi des « mises en causes odieuses » lors des manifestations des Gilets jaunes. Pourtant suite à ces manifestations, on dénombre 2500 blessés, 24 personnes éborgnées, cinq qui ont perdu une main, 350 blessures à la tête et la mort de Zineb Redouane (au sujet de laquelle l’enquête piétine et apparait peu poussée selon Médiapart). Si des policiers et gendarmes ont également été blessés lors des manifestations, le bilan de leur côté est loin d’être aussi lourd.
Un tel décalage entre la réalité vécue par des milliers de citoyens et la position des autorités – d’ailleurs complaisamment rapportée par les éditocrates de certains médias mainstream – ne peut qu’entraîner une baisse de confiance et à terme le risque d’une fracture définitive envers ces dernières et les forces de police. Celles-ci, au contraire, peuvent en tirer un sentiment d’impunité, au point où un gendarme se moqua ouvertement de la mort de Steve sur Facebook ou encore qu’un policier déclare le plus naturellement du monde vouloir « casser la bouche de Gilets jaunes » sur Instagram.
À ce climat tendu s’ajouteront aussi le fichage par les hôpitaux de Gilets jaunes blessés dénoncé par un collectif de médecins, les gardes à vue préventives basées sur une application souple du code pénal, l’affaire Geneviève Legay entachée de mensonges pour couvrir le Président, un nombre exceptionnel de gardes à vue chez les Gilets jaunes avec la réquisition de peines particulièrement sévères qui ont abouti grâce à une justice expéditive à la condamnation de 2000 personnes (dont 40% à de la prison ferme) en date du mois de mars dernier.
https://www.youtube.com/watch?v=w0OALR3XJ1M
Alors qu’en tirer comme conclusion ? Faudrait-il penser comme l’éditorialiste Hélène Pilichowski qui déclarait sur LCI sans sourciller « Est-ce qu’il faut passer par des morts ? Peut-être… », ce à quoi son interlocuteur, Alexandre Malafaye, répond avec un calme glaçant : « Faudra-t-il accepter de vivre avec des bavures, peut-être… ». Des paroles qui laissent pantois. Ou bien, on peut autrement s’interroger sur l’origine et la quasi-légitimation de ces violences comme découlant directement, selon Vanessa Codaccioni (qui signe une tribune dans le Monde), « de la volonté des gouvernants d’annihiler toute contestation de l’ordre politique, économique ou social ».
Autour de nous, des journalistes indépendants s’inquiètent sérieusement de l’attitude des autorités qui font de plus en plus exposition de dérives autoritaires, laissant augurer une escalade de la violence si rien ne vient enrayer cette situation alors que le gouvernement continue de mener une politique d’austérité dirigée contre les classes les moins favorisées. Pendant ce temps, au Ministère de l’Intérieur, on se prépare à de futures manifestations en commandant 25 millions de cartouches pour fusils d’assaut et 40 000 grenades à main de désencerclement pour la « gestion démocratique des foules »…
S. Barret
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