Bien que la problématique reste traitée de manière marginale, il est de plus en plus facile d’évoquer le possible effondrement de la civilisation thermo-industrielle (la nôtre) au sein du débat public. Dans les discussions les plus récentes, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, auteurs de Comment tout peut s’effondrer (Editions du Seuil), ont grandement contribué à légitimer la prise au sérieux de ces sujets. En dissociant les aspects scientifiques des aspects émotionnels pour mieux les articuler entre eux autour de la notion de Collapsologie, les deux auteurs ont réussi à vulgariser une pensée systémique de l’effondrement. Dans cette interview de Pablo Servigne, nous découvrons pourquoi il considère une crise sociétale majeure comme inévitable et pourquoi il faut nous défaire du récit linéaire qu’est celui du progrès.
Mr Mondialisation : Comment un ingénieur en agronomie devient-il « collapsologue » – expert en effondrement ?
Pablo Servigne : Cela s’est fait progressivement. Après mes études d’agro, j’ai fait de la recherche en comportement animal (éthologie) pendant quelques années, mais même si le métier était passionnant, je n’y trouvais pas assez de sens et d’engagement vu l’état du monde. Je me tenais au courant des dernières publications scientifiques, en Anglais et avec accès payant, dans les domaines de la biodiversité, du climat, de l’énergie, etc. Puis j’ai quitté le monde académique pour faire de l’animation en éducation populaire pendant quatre ans à l’association Barricade, à Liège. J’ai donc continué à faire ce qu’un chercheur sait faire (lire des publications scientifiques, analyser, synthétiser, faire des hypothèses et des déductions, etc.), à la différence que je m’adressais au grand public, en Français ! En 2010, nous avons participé à l’émergence du mouvement de la transition en Belgique, et j’ai remarqué que personne n’était au courant des grandes catastrophes et surtout d’un effondrement possible de notre société, ni même d’un risque d’extinction de notre espèce… Il me fallait absolument en parler.
Mr M : Concrètement, l’effondrement demain, qu’est ce que cela signifie ?
P. S. : Demain matin ! Selon l’expression d’Yves Cochet dans une vidéo NEXT. Et bien cela signifie que notre société pourrait subir des chocs, des ruptures, des catastrophes qui s’enchaineront de manière systémique et qui créeront des situations où l’ensemble des populations des pays industrialisés (le cœur de la civilisation industrielle) ne sera plus fournie en biens et en services de base par des services encadrés par la loi. Les causes premières peuvent être très diverses (climat, énergie, accidents industriels, guerre, choc boursier, etc.) et déclenchent des processus très variés suivant les régions, mais avec l’arrivée d’un choc global qui ne permet pas de revenir à un état de normalité. Le processus d’effondrement durera possiblement des années, voire des décennies, et mènera à un tout autre mode de vie pour tout le monde, même les riches.
Mr M : Vous montrez que ce ne sont pas seulement les risques environnementaux qui menacent le fonctionnement de notre civilisation, mais aussi la finance et la dépendance au pétrole. Dans ces trois domaines, nous sommes « face au mur » selon vous ?
P. S : Oui. Si nous prenons la métaphore de la voiture, qui représente notre civilisation industrielle, et bien elle roule très vite, elle accélère même, mais elle ne se trouve pas face à un mur, comme on le croit souvent. Raphaël Stevens et moi pensons que le premier problème de la voiture est que son réservoir est presque vide, non pas parce qu’il n’y a pas assez d’énergies fossiles à disposition (il y en a encore beaucoup), mais parce que nous ne pourrons pas les extraire des sous-sols. C’est une question thermodynamique, nous n’avons pas assez d’énergie pour le faire. Et c’est aussi une question financière, notre économie globalisée est trop fragile pour arriver à développer cette puissance pendant encore longtemps.
Et d’un autre côté, ce qui menace la voiture, c’est que nous sommes sortis de la route ! Nous avons franchi des « frontières », des seuils d’irréversibilité qui font que les systèmes complexes sur lesquels reposent notre civilisation sont entrés dans des zones d’instabilités dangereuses et inconnues. Ainsi, nous avons irrémédiablement déréglé le climat, certains écosystèmes ainsi que les grands cycles biogéochimiques du phosphore et de l’azote. Sans compter les pollutions rémanentes, le manque d’eau, l’acidification des océans, la perte des terres arables, etc. Le côté systémique de l’affaire est que ces dernières menaces fragilisent notre économie et notre capacité à extraire de l’énergie et des matériaux… Résultat ? Nous dévalons une pente truffée d’obstacles sur le bas côté de la route, dans le brouillard, le pied sur l’accélérateur, en hurlant : « Il faut accélérer !! ». L’être humain est vraiment étonnant…
Mr M : Il ne serait donc plus possible d’éviter une crise d’ampleur ?
P. S. : Non. Elle a même déjà commencé à certains endroits du monde. Il y a beaucoup de personnes qui sont déjà en train de vivre des effondrements ! Dans les pays riches, c’est aussi le cas pour les classes sociales les plus précaires, mais la majorité des gens sont encore bien protégés par un vernis technologique très vulnérable qui dépend des énergies fossiles et des terres rares. Mais cela ne va pas durer.
Mr M : Il peut sembler complexe d’articuler ces différents aspects. Ce que vous montrez dans l’ouvrage que vous avez réalisé avec Raphaël Stevens, c’est qu’il importe peu de savoir par quoi exactement commencera le déclin, mais de comprendre que dans un monde aussi interconnecté, complexe et dépendant que le nôtre, même une crise mineure pourrait entraîner un blocage de l’économie à grande échelle et un déclin irréversible, relativement rapide !
P. S. : Exactement. Grâce aux énergies fossiles, nous avons choisi au fil du 20e siècle d’interconnecter et d’homogénéiser toute l’économie mondiale (ce qu’on a appelé la mondialisation). Grande erreur ! Les physiciens se rendent compte que les systèmes et les réseaux homogènes et hautement interconnectés semblent résilients aux chocs dans un premier temps (ils ne montrent pas de signe de faiblesse), mais sont en réalité très vulnérables aux chocs systémiques. Autrement dit, ils tiennent plus longtemps qu’on ne le croit et s’effondrent bien plus brutalement qu’on ne l’imagine.
Mr M : en quoi une société dans laquelle les inégalités sont importantes rend la situation encore plus « inextricable » ?
P. S. : Tout le monde sait désormais que les inégalités économiques et sociales sont toxiques pour une société. De nombreux travaux d’économistes l’ont montré, mais aussi des études d’épidémiologistes. Une société inégalitaire est plus violente, remplit ses prisons, détruit ses écoles, plombe son système démocratique, rend ses habitants plus stressés, malades, obèses, etc. C’est curieux, les riches n’ont pas compris qu’il faisait meilleur vivre dans une société plus égalitaire, comme c’est le cas dans les pays du Nord de l’Europe par exemple.
Ce qui est intéressant, c’est que lorsque nous écrivions le livre en 2014, est paru un article scientifique (basé sur un modèle mathématique) qui concluait que les civilisations les plus inégalitaires non seulement s’effondraient plus rapidement, mais aussi plus sûrement. Cela reste un modèle mathématique, certes, mais cela confirme l’idée que si nous voulons vivre longtemps sur cette terre, il faut simplement arriver à bien s’entendre.
Mr M : Vous insistez souvent sur le fait que vous n’êtes « ni pessimiste ni optimiste » et préférez faire référence à la lucidité. Dans le même temps vous ne fermez pas la porte de sortie. Selon vous, en situation de crise, les solidarités et l’entraide se développent…
P. S. : Oui, lorsqu’on me demande si je suis pessimiste ou optimiste, je réponds que cela dépend de mon état de fatigue [rires]. Effectivement, rien n’est écrit. Et c’est précisément cette incertitude qui est la clé. Imaginez que nous soyons sûr qu’il n’y ait jamais d’effondrement. Que ferions-nous ? Rien. Imaginez que nous soyons sûrs que l’humanité disparaitra définitivement en 2050. Que ferions-nous ? Rien. Nous irions au bistrot boire un dernier verre. Entre les deux, il y a l’incertitude. Et nous allons faire jaillir une pulsion de vie (et de mort), nous allons donner le meilleur de nous-mêmes (et le pire), justement parce que nous ne sommes sûrs de rien.
Je trouve aussi intéressante la posture du « catastrophisme éclairé » du philosophe Jean-Pierre Dupuy, qui est de considérer le pire comme certain (et non pas possible) car c’est seulement les yeux rivés sur lui que nous aurons une chance de l’éviter. C’est une ruse philosophique qui permet de penser les catastrophes en même temps que l’espoir. Quant à l’entraide, puisque vous y faites référence, c’est un sujet qui me tient à cœur, puisque nous montrons dans un livre co-écrit avec Gauthier Chapelle (L’entraide, l’autre loi de la jungle), et à la suite des travaux de Jacques Lecomte et de Matthieu Ricard, que l’être humain est en réalité très solidaire et altruiste, surtout en temps de catastrophes. C’est une découverte passionnante car elle montre la puissance de l’imaginaire. Le fait de croire que « l’homme est un loup pour l’homme » (expression du philosophe Hobbes, ndlr) provoque une peur des catastrophes… avant même qu’elles n’aient lieu ! Et lorsque les catastrophes arrivent, cette mythologie fait émerger des comportements toxiques et antisociaux. En fait, les histoires que l’on se raconte depuis tout petit colorent notre monde et nos actions. Il faut absolument arriver dès maintenant à se raconter d’autres histoires, apprendre à naviguer sur d’autres mythologies. Mais c’est une des choses les plus dures à faire…
Mr M : Les initiatives en transition montrent-elles la voie d’un développement local capable de faire face aux chocs en temps de crise ?
P. S : Oui, mais ce n’est pas suffisant. Elles cultivent la résilience locale, elle réapprennent le sens du politique, le sens de l’entraide, etc. Mais elle ne sont pas une panacée. Il faut en même temps arriver à développer des actions politiques à plus grande échelle, et en même temps prendre un chemin de transition intérieure. C’est-à-dire changer notre représentation du monde, notre rapport au monde, au sacré, aux émotions, etc. C’est un long chemin, et nous sommes très mal outillés !
Mr M : Vos travaux se distinguent en ce que vous faîtes appel à l’intuition d’une part et aux émotions d’autres part. Pour quelles raisons vous semblait-il nécessaire d’articuler ces notions avec les résultats scientifiques sur lesquels reposent vos études et les conclusions que vous en tirez ?
P. S. : Parce que personne n’en parle ! Surtout dans les milieux scientifiques et politiques. Et cela nous parait indispensable pour aborder les tempêtes à venir. Écrire un essai « intello » et scientifique sur l’effondrement, c’est bien, mais comme nous disons dans le livre, cela ne correspond qu’à 10 % du chemin. Non seulement cela ne touche finalement pas grand monde (il faut d’autres moyens d’expression), mais cela laisse les lecteurs devant un abime de perplexité et d’émotions. La prochaine étape, selon nous, est justement d’éclaircir cela, avant d’aller proposer des pistes d’action. C’est tout l’objet de nos recherches actuelles.
Mr M : Pourquoi est-il désormais essentiel de se projeter dans l’effondrement à venir, de l’imaginer collectivement et d’en parler ?
P. S. : Je crois que si vous, cher lecteur, avez eu le courage de lire cette interview jusqu’ici, c’est que vous êtes au fond ouvert à cette possibilité d’un effondrement. Vous êtes curieux, et probablement vous ne craignez pas d’aborder la question de la mort et de la finitude. Vous avez aussi sûrement très envie d’en parler autour de vous. Vous n’êtes pas seul(e) ! Parler de ce qu’on ressent, de ce qu’on croit, du futur, du passé, de notre vie présente, du sens qu’elle a par rapport à tout ce merdier, de ce qui est finalement essentiel, etc. Beaucoup de gens n’attendent que ça.
Mais parler implique de savoir écouter, ce qui est loin d’être facile parce qu’il y a des gens qu’on ne veut pas écouter, avec qui on n’est pas d’accord, etc. C’est tout un apprentissage ! Cela oblige à mettre notre égo au deuxième plan, et on connaît tous quelqu’un qui n’aime pas ça [rires]. Mais si vous commencez à le faire, vous verrez, vous ne serez plus seuls. Il faut se rassembler, oui, mais ne pas foncer tête baissée vers l’action. Je pense qu’il faut passer du temps à partager, se connaître, douter, écouter, pleurer, célébrer, imaginer, etc. Il me semble que l’action vient ensuite assez spontanément, et elle sera probablement plus puissante.
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Pour aller plus loin : Servigne, Pablo et Raphaël, Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Editions du Seuil, 2015.