Selon Gianni Vattimo, la postmodernité intègre la société de la communication généralisée, principalement par le biais des médias de masse. Cela signifie que l’époque de la modernité est finie, que nous sommes entrés dans une nouvelle ère qu’il convient de différencier de la précédente par ses aspects éminemment contemporains. Le philosophe G. Vattimo dans son livre La società trasparente – La société transparente –, paru en 1989, tente d’éclaircir le passage à la postmodernité ou la société de masse. Sans prétention à l’érudition de tous les concepts philosophiques présentés par l’auteur, nous allons tenter d’en extirper ce qui nous paraît essentiel dans le développement de ce qu’est la postmodernité et de l’idéal qu’on est en droit de penser et d’exprimer concrètement.

Le mythe d’une réalité unique de l’histoire

À l’appui des travaux de Walter Benjamin, G. Vattimo nous révèle que l’histoire comme cours unitaire est une représentation idéologique du passé construite par des groupes et des classes dominantes, alors que les pauvres – la population du « bas » – ne « font pas l’histoire ». La réalité de leur vécu est alors niée, l’histoire n’avait qu’un sens unique : celui que proposait la classe dominante. Pourtant, il n’y a pas d’histoire unique, seulement des images du passé proposées par des points de vue différents. Y compris dans ce que nous avons de plus frais en termes d’histoire. Si nous demandons à un Gilet jaune puis à un macroniste de nous décrire la réalité du monde d’aujourd’hui, nous n’aurons pas la même histoire. L’idée d’un cours unitaire de l’histoire est aussi partie prenante de l’idéologie marxiste et sa recherche de « telos » : l’idée selon laquelle l’histoire a une fin, que la société humaine est destinée à un accomplissement final.

Selon G. Vattimo, la réalisation de la société postmoderne a pour effet de rompre avec la modernité et plusieurs de ses caractéristiques. Elle signifie la fin de la croyance d’un cours unitaire de l’histoire mais aussi d’une réalité unique, une réalité relevant du dogme et du mythe. Le philosophe T. Adorno percevait l’usage de la radio comme outil favorisant la formation de dictatures et de gouvernements totalitaires, à travers la distribution de slogans, propagandes et visions du monde stéréotypées.

Une station radio dans un zeppelin. Source : picryl.com

F. Nietzsche disait : « Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. […] Le vrai monde a fini par devenir fable ».

Pour le philosophe allemand, expliciter le caractère pluriel des « récits » agit comme libération de la rigidité des monologues et des systèmes dogmatiques du mythe, puisqu’on ne peut pas illustrer les mensonges par un fondement unique et stable.

La pensée scientifique en opposition au mythe

Le monde des médias et des sciences humaines mettent ainsi en lumière la pluralité des récits vécus : un monde moins unitaire, moins certain mais aussi moins rassurant que celui du mythe (Vattimo, 1989). Pour G. Sorel, la présence du mythe est cependant nécessaire pour faire bouger les masses, alors que pour C. Levi-Strauss, l’idéologie politique incarne même la pensée mythique. Il présente par ailleurs la notion du mythe en opposition à la pensée scientifique : le mythe n’est pas analytique ni démonstratif mais narratif, fantastique, mobilise les émotions et n’a pas prétention à l’objectivité. Il s’exprime dans l’art et la religion, les rites et la magie, alors que la science serait en opposition à cela, en tant que démythification, de « désenchantement du monde ». Pour E. Cassirer (1923), le savoir scientifique apparaît comme plus mature et remplace le mythique dans la compréhension du monde.

Une redéfinition du mythe

Vattimo affirme malgré tout qu’il existe une confusion théorique autour du mythe, considéré comme une forme de savoir antique voire primitive (en tout cas moins objective par rapport au savoir scientifique), mais ce concept apparaît erroné pour la philosophie et l’histoire politique. Le philosophe piémontais propose alors trois conceptions différentes du mythe :

> L’archaïsme : le mythe ne serait pas qu’une phase primitive, mais avant tout une forme de savoir plus authentique voire écologique. Dans cette conception, le mythe ne serait pas dévasté par le fanatisme quantitatif et la mentalité objectivante de la science moderne, de la technologie et du capitalisme. Le mythe est alors une possible voie de sortie des déformations et des contradictions de l’actuel civilité scientifico-technologique : point de référence pour refuser la modernité et ses erreurs et pure critique du capitalisme ; si toutefois elle ne cherche pas la restauration de la culture « traditionnelle » qui s’apparente au conservatisme de droite.

> Le relativisme culturel : concept où les principes, critères de vérité, l’éthique et tout ce qui rend possible l’expérience humaine et sa culture, ne sont pas un objet de savoir rationnel ou de démonstration. La réalité scientifique est elle-même un mythe (celle qui a constitué pendant des siècles une valeur directive pour la culture européenne), puisqu’elle n’est qu’une interprétation du monde comme le rappelait Nietzsche.

> L’irrationalisme tempéré : le mythe en tant que narration se distingue du savoir scientifique, non pas en renversant ses caractéristiques, mais par la structure positive du mythe, à savoir sa structure narrative. Le mythe ne remet pas en cause la validité du savoir scientifique-positif. Il lui serait donc complémentaire, ne rentrerait pas en conflit avec ce dernier. G. Vattimo prend la psychanalyse en exemple, là où la vie intérieure est considérée comme structure de narrations.

Ces conceptions ont l’avantage de s’extraire de toute valeur de jugement du savoir mythique. La démythification est elle-même un mythe : libérer la raison du savoir mythique revient à nier une partie essentielle de l’expérience humaine et à considérer qu’il existe une histoire universelle, c’est-à-dire une histoire unique, ce qui a été réfuté précédemment.

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Friedrich Nietzsche par Gustav Schultze. Source : flickr

Coexistence du mythe et de la science

Vattimo propose donc de démythifier la démythification, à savoir de « réintroduire le savoir mythique ». Réintroduire le mythe permet de refuser ladite supériorité scientifique rigide sur un savoir mythique dit « primitif ». Cela dit, restaurer les droits du mythe ne doit pas empêcher la reconnaissance de la légitimité de la raison et de son progrès selon G. Vattimo, lui qui défend déjà la coexistence du mythe et de la science dans son concept d’« irrationalisme tempéré ».

Le philosophe italien considère que la démythification est l’idée d’une histoire comme processus d’émancipation de la raison. Une fois que nous avons refusé cette idée, notre rapport au mythe n’est plus celui d’une croyance naïve, mais celui de l’acceptation de l’irrationalité du mythe, en tant que destin de notre culture (destin au sens de cheminement et non de fatalité). G. Vattimo paraphrase l’analogie parlante de Nietzsche dans Le gai savoir : celle de savoir que l’on rêve, et continuer tout de même à rêver (qu’il nomme « sécularisation »). Aujourd’hui, nous avons réalisé que le mythe est irrationnel, ce qui ne nous empêche pas de l’entretenir et le revaloriser. La sécularisation s’est exprimée à l’ère moderne par la découverte et la démythification des erreurs de la religion, mais aussi par le maintien sous diverses formes de ces erreurs (Vattimo, 1989).

Le « passage de l’utopie à l’hétérotopie »

L’hétérotopie est un concept théorisé par Michel Foucault et désigne une « localisation physique de l’utopie », « des lieux à l’intérieur d’une société qui obéissent à des règles qui sont autres ». Ceux-ci peuvent être des « espaces concrets qui hébergent l’imaginaire » tels que les théâtres, des lieux de « mise à l’écart » tels que les asiles ou les maisons de retraite, ou encore des « espaces destinés à accueillir un type d’activité précis » tels que les stades de sport ou les lieux de culte. L’utopie, concept plus commun, désigne « un idéal, une vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité ».

Des « espaces concrets qui hébergent l’imaginaire » tels que les théâtres. King’s Theatre, Glasgow. Source : Flickr

Vattimo présente le télos révolutionnaire marxiste comme utopique, cette idée selon laquelle la société est vouée à se réaliser pleinement. Le philosophe italien lie la fin de l’utopie révolutionnaire (et l’impossibilité de considérer l’histoire comme cours unitaire) avec « l’union complexe entre la signification esthétique et la signification existentielle », caractéristique de la postmodernité. En d’autres termes, dans la société contemporaine où l’individu expérimente le « beau » comme partie prenante de la vie quotidienne (et non plus dans un champ séparé tel que l’art), ce n’est plus un monde que nous expérimentons mais une multitude de mondes.

Dilthey considère par ailleurs que le sens profond de l’expérience esthétique est la capacité de vivre, dans une dimension imaginaire, une autre possibilité d’existence, dilatant les limites des possibilités de la réalisation quotidienne. Martin Heidegger va plus loin en considérant que l’expérience esthétique ouvre un ou des mondes, qui ne sont pas juste imaginaires mais constitutifs de l’être même.

Du mythe autoritaire aux mythes émancipateurs.

Récapitulons : nous sommes entrés dans la postmodernité en même temps que nous avons réalisé que l’histoire n’a pas un seul sens ni une seule réalité, mais une multitude de mondes dans une multitude d’espaces accueillant d’autres imaginaires. L’utopie est problématique lorsqu’elle est autoritaire, défend les intérêts de la classe dominante ou bien laisse miroiter des promesses politiques incertaines. Le problème n’est pas l’utopie en soi, mais son exposition comme réalité imposée. Le mythe en tant qu’expérience esthétique a même intérêt à faire partie de la vie quotidienne de l’individu selon le psychologue J. Dewey.

L’utopie capitaliste est d’autant plus problématique qu’elle repose sur divers mythes qui nous guident vers une impasse douloureuse. On parle là du mythe de la croissance infinie, de l’anthropocentrisme ou encore de la théorie du ruissellement. Ces croyances, que nous savons aujourd’hui irrationnelles, nous n’arrivons pas à nous en défaire. Non pas parce que nous y croyons encore, mais parce que le seul système que nous connaissons aujourd’hui est le capitalisme.

Alors pour se défaire des mythes capitalistes, la seule solution est d’inventer de nouveaux mythes capables de faire bouger les masses. Ici, ces mythes sont moins utopiques que narratifs. Nous devons mettre en place de nouveaux récits, donner du sens à la vie des individus, encourager l’hétérotopie en tant que lieux disruptifs de lien social et d’inventivité, comme peuvent le faire les zones à défendre (ZAD), les mouvements sociaux comme Extinction Rébellion, Nuit Debout, les Gilets Jaunes, les jardins solidaires, les épiceries à vracs et plein d’autres lieux associatifs et créatifs.

L’ancienne gare de Luméville-en-Ornois, rachetée par des militant·es antinucléaire, est devenue un lieu d’expérimentation politique © Victoria Berni

Ces espaces sont non seulement issus de l’imagination, d’une réalité esthétique alternative qui favorise le « beau » dans la sobriété et l’authenticité plutôt que dans la consommation et la superficialité, mais aussi des espaces concrets de vie qui offrent d’autres mondes que celui qui nous est imposé.

Benjamin Remtoula

Bibliographie

  • VATTIMO, Gianni. La società trasparente, Garzanti, 1989.
  • Gianni Vattimo citant :
  • BENJAMIN, Walter. Tesi sulla filosofia della storia, 1938.
  • ADORNO, Theodor & HORKHEIMER, Max. Dialettica dell’illuminismo, 1944.
  • ADORNO, Theodor. Minima moralia, 1951.
  • NIETZSCHE, Friedrich. Crépuscule des idoles, 1888.
  • NIETZSCHE, Friedrich. La gaia scienza, 1882.
  • SOREL, Georges. Réflexions sur la violence, 1908.
  • LEVI-STRAUSS, Claude. Anthropologie structurale, 1958.
  • CASSIRER, Ernst. Filosofia delle forme simboliche, 1923.
  • DILTHEY, Wilhelm. Critica della ragione storica, 1954.
  • HEIDEGGER, Martin. L’origine dell’opera d’arte, 1936.
  • DEWEY, John. L’arte come esperienza, 1934.
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