Face aux discours écologiques parfois dramatiques qui insistent sur l’urgence de la situation, Patrick Scheyder plaide pour une écologie bienveillante et ancrée dans son histoire. Dans « Pour une pensée écologique positive », il s’appuie sur une analyse historique des rapports entre l’humain et la nature et sur des entretiens avec des personnalités pour s’interroger sur la notion d’urgence de la situation actuelle. D’après l’auteur, il est capital de construire, par l’innovation et par l’histoire, une culture écologique évolutive qui s’inscrit dans le passé, le présent et l’avenir. Pour lui, seule une pensée constructive pourra s’opposer à la culture néo-libérale dominante.
Pianiste et concepteur de spectacles sur le thème de la biodiversité, Patrick Scheyder est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les relations entre l’Homme, la nature et l’art. Son dernier en date, « Pour une pensée écologique positive », débute par un constat simple : l’absence du passé dans le discours écologiste dominant. La vision historique se limite en effet à une analyse critique et économique des cent ou deux cents dernières années, tout au plus. Or nos conceptions de la nature et leur impact sur l’environnement ont fortement évolué au cours des siècles. Comme il l’indique dans le livre, « l’explication de la lutte intestine entre l’homme et sa terre remonte souvent chez les historiens à une faute primitive : le néolibéralisme. Or, sans en atténuer la réalité, il est essentiel de remonter bien en amont »
L’Homme étranger à la nature
L’ouvrage entame ainsi une histoire de l’écologie dès l’apparition des premiers chasseurs-cueilleurs. Pour appréhender le développement des civilisations humaines, il s’appuie également sur l’évolution de leur pensée et de leur rapport avec la nature. L’auteur analyse par exemple le récit chrétien de l’exclusion d’Adam et Eve du jardin d’Eden comme une rupture qui va induire dans les esprits un positionnement étranger de l’humain par rapport à sa propre terre. Ce rapport extérieur au monde s’est construit d’après l’auteur « pour renforcer notre existence, pour remporter la manche face aux autres espèces » du moins en occident. L’un des moyens pour consolider le pouvoir de l’Homme est en effet de lui créer des ennemis ou des êtres qu’il jugera inférieurs : arbres, bêtes sauvages, mais aussi peuplades différentes, qu’il lui faudra dominer.
L’auteur parcourt ainsi l’Antiquité et le Moyen Age, au cours duquel il souligne la transformation du rapport à la terre liée au christianisme. Autrefois habitée par dieux et esprits, elle sera graduellement soumise à la volonté de Dieu – qui place l’Humain au dessus du reste – et perdra sa parole propre. En outre, comme l’indique Patrick Scheyder : « au fur et à mesure qu’avancent les défrichements, la forêt devient un thème angoissant. (…) Tout ce qui n’est pas sous la maîtrise de l’homme devient suspect ». La deuxième partie du Moyen Age est ainsi caractérisée par une déforestation grandissante. « Nos ancêtres auraient bien pu nous précéder dans l’éradication d’écosystèmes précieux », résume l’auteur.
La surexploitation de la nature déjà dénoncée
Avec la Renaissance, des bouleversements majeurs interviennent et de nouveaux modes de pensée, détaillés dans l’ouvrage, se développent. Le philosophe Michel de Montaigne plaide par exemple pour un certain respect envers les autres êtres vivants, arbres et plantes. Au contraire, Descartes, en choisissant de se concentrer sur l’âme humaine, ignore des pans entiers du vivant en refusant de leur reconnaître une existence sensible. Des réponses apparaissent pourtant à la surexploitation de la nature. Au XVIIIe siècle, si les dégradations de l’environnement sont d’une autre ampleur qu’aujourd’hui, le constat et le malaise perçus actuellement sont ainsi déjà présents chez certains auteurs.
Après la révolution, Patrick Scheyder constate donc qu’une sorte d’écologie primitive était en passe de naître, mais l’a priori de la supériorité humaine empêche d’approfondir une vision éclairée de la nature. Un malaise également perçu quelques décennies plus tard de l’autre côté de l’Atlantique, où Henry David Thoreau prépare une révolution des consciences en développant le concept de vie frugale et heureuse, par opposition aux excès du mode de vie américain dont les valeurs suprêmes sont le travail, le profit et la consommation. C’est dans son sillage que seront créés les premiers parcs nationaux aux États-Unis.
Du paysan à l’exploitant
Pendant ce temps, la Révolution industrielle bouleverse une nouvelle fois notre relation avec la terre. L’ouvrage s’intéresse ainsi aux différents courants de pensée, comme le marxisme, et à leur manière parfois ambivalente d’appréhender ces changements. L’agriculture est en première ligne des secteurs en mutation. Avec l’apparition des engrais et pesticides chimiques et la mécanisation des engins agricoles, l’humain s’efface au profit du matériel qui exploite la terre. « Le paysan a muté, d’abord en agriculteur, puis en exploitant », comme cette formule de Patrick Scheyder le résume judicieusement. Ces transformations ont mené aux résultats que nous connaissons : après une période d’abondance alimentaire, une surproduction qui engendre dérèglement climatique, épuisement progressif des sols et des ressources naturelles et pollutions diverses.
C’est dans ce cadre que va se développer l’écologie politique. Dès 1972, le rapport Meadows du Club de Rome, soulignant avec une clairvoyance remarquable les enjeux que nous traversons aujourd’hui, appelle à une croissance zéro. Deux ans plus tard, l’agronome René Dumont se présente à l’élection présidentielle française en prédisant l’effondrement de notre civilisation si le cap est maintenu. Il est toujours bon de rappeler que les problématiques actuelles ont été cernées avec précision bien plus tôt que beaucoup d’entre nous ne le pensent, qu’il soit question des années 1970 ou d’époques bien antérieures. Il s’agit sans doute là l’une des qualités principales de cet ouvrage.
Remettre l’écologie en perspective
Plus récemment, la COP 21 a été qualifiée d’accord historique en ce qu’il marque un engagement de nombreux gouvernements. Les jeunes générations s’impatientent pourtant de ces politiques trop peu ambitieuses et développent des modes de vie alternatifs très concrètement, souvent à la campagne. D’après l’auteur, il y a ainsi aujourd’hui une opposition entre deux courants : les tenants du néo-libéralisme qui voudraient, dans leur obstination mercantile, que tout continue comme avant et ceux – essentiellement conspués – qui contestent les fondements de l’économie capitaliste et plaident pour une alimentation et une vie saines, assurées par une décroissance ou, tout au moins, une croissance très différente.
S’il ne s’agit pas certes d’un ouvrage d’historien qui approfondit les différentes dynamiques à l’œuvre au cours des siècles, l’histoire de l’écologie dressée par Patrick Scheyder permet donc de la remettre en perspective, dans l’évolution, dans les idées et dans le temps. L’auteur appelle à s’interroger sur la notion d’urgence dans la situation actuelle car comme il le déclare très justement : « l’urgence écologique n’est pas automatiquement vertueuse, du simple fait qu’elle soit écologique. » A ceux qui pensent que l’urgence est d’inventer un nouveau récit pour aller vers une autre société, il répond ainsi qu’un récit sans passé lui semble un récit sans avenir. « Comment imaginer le monde d’après, hypnotisés par « l’actualité », et avec une vague connaissance du passé ? » questionne-t-il. Pour repenser l’avenir, il nous faudrait donc déjà comprendre comment nous sommes arrivés jusqu’ici.
Construire une philosophie écologique
L’ouvrage se repose également sur des entretiens avec quatre personnalités, Allain Bougrain Dubourg, Boris Cyrulnik, Francis Hallé et Benjamin Storia, pour explorer les facettes de la pensée écologique. Car comme l’écrit l’auteur, « l’écologie n’a pas de vertu miraculeuse en soi. (…) Pour reformer une société, il faudra répandre une culture, une connaissance, une philosophie de l’écologie – c’est-à-dire du vivant. In fine, pour combattre une culture néo-libérale, il est capital d’édifier – par l’innovation et par l’histoire – une culture opposable. » Patrick Scheyder insiste donc sur la nécessité de prendre du recul pour construire cette pensée bienveillante, mais également sur l’importance de son caractère évolutif et de sa capacité à s’adapter et à se diversifier pour s’installer durablement dans la société. On peut néanmoins regretter qu’il ne précise pas davantage les contours de cette philosophie à construire, ni les pistes concrètes pour la mettre en œuvre.
Il ne s’agit pourtant pas réellement du sujet l’ouvrage, qui s’attache surtout à dresser une remarquable synthèse, historique et philosophique, des rapports de l’Homme avec la nature et met ainsi en évidence l’antériorité souvent perdue de vue de nombreuses problématiques de notre temps. Celles-ci s’accélèrent cependant à l’heure actuelle, dans un contexte de croissance exponentielle de la population et de la production, et on pourrait lui opposer que ces phénomènes inquiétants appellent aujourd’hui des réponses rapides et directes. Cela ne doit toutefois pas nous faire oublier d’ancrer dans l’histoire notre nouveau modèle de société, qui pourrait s’inspirer de l’écologie positive prônée par Patrick Scheyder, « celle d’une compréhension sérieuse des interactions sur terre et entre les humains. »
Raphaël D.