Dans son dernier ouvrage, Cause(rie)s animales – Petit traité pour les maltraités, Audrey Jougla propose une réflexion globale sur l’exploitation animale à travers des enquêtes qui s’intéressent avant tout aux faits et tentent de dépasser les questions militantes. Entretien.

Après avoir suivi une formation en sciences politiques et exercé le métier de journaliste, Audrey Jougla est retournée à ses premières amours, la philosophie. Des études qui l’ont menée vers le métier d’enseignante mais également vers la discipline peu étudiée de l’éthique animale.

Audrey Jougla se découvre une passion pour les animal studies – les études françaises sur le sujet étant très rares il y a quinze ans de ça – et devient une militante de la cause animale. Particulièrement touchée par le sort des animaux de laboratoire, elle fonde l’association Animal Testing et met en lumière les souffrances qu’ils subissent au nom de la recherche. 

Causeries animales ©Delachaux et Niestlé

Entretien

Mr Mondialisation : Votre dernier livre, Cause(rie)s animales – Petit traité pour les maltraités, est sorti en septembre dernier. Quels retours en avez-vous eu jusqu’à présent, de la part des médias comme du public ?

Audrey Jougla : Les médias se sont intéressés au fait que j’ai essayé de m’éloigner de ce qui était déjà sorti.  Dans ce que je lis – et je lis beaucoup ! – les ouvrages sont soit militants, soit scientifiques. Je ne voulais tomber ni dans le plaidoyer, ni dans l’essai éthologique, mais interroger sur des questions plus larges, que chacun peut se poser. L’urbanisme, la législation, la religion, l’héritage culturel sont autant de thèmes à la fois philosophiques et sociétaux.

Je considère mon livre comme philosophique et offrant des clés de compréhension à ceux qui n’y connaissent rien. J’ai eu de bons retours des lecteurs, qui m’ont dit avoir appris beaucoup de choses, notamment sur la pêche ou le monde du cirque, des dimensions souvent peu connues du grand public.

Les animaux de cirque disparaissent peu à peu du paysage ©Pixabay

Mr Mondialisation :  Justement, comment ne pas prêcher des convaincus et dépasser l’entre-soi lorsque l’on écrit sur la cause animale ?

Audrey Jougla : En effet, j’ai voulu m’attaquer à la difficulté d‘intéresser à la cause animale un public curieux mais pas forcément convaincu, via notamment le lien avec l’animal de compagnie. Je voulais proposer un dialogue, qui est un moyen d’éveiller la curiosité car il offre au lecteur un côté vivant et rassurant. Le livre est parsemé de discussions qui me paraissent essentielles car elles cassent les préjugés, diversifient les points de vue et donnent la parole à des gens qui ne l’ont pas toujours, comme des petits éleveurs de chèvres.

Lors de salons que j’ai pu faire, j’ai réalisé que certains lecteurs étaient interpelés par la couverture : ce n’était pas un public acquis, mais prêt à réfléchir. Aujourd’hui, tout est court, concis, simplifié. Il n’y a plus de place ni de temps pour de réels débats… Je pense que la profondeur de mes propos aide à s’intéresser et ouvre à la nuance.

« Le livre est parsemé de discussions qui me paraissent essentielles car elles cassent les préjugés »

Eléphants et autres animaux sauvages subissent de grandes souffrances afin de divertir le public ©Olivier Duquesne _ Flickr

Mr Mondialisation : Vous dites en préface avoir deux amours, les mots et les animaux. En écrivant, avez-vous le sentiment de leur offrir une voix qu’ils n’ont pas ?

Audrey Jougla : Je suis plus efficace à l’oral qu’à l’écrit, et la force de l’écriture c’est qu’elle permet d’avoir du recul. Il y a quelque chose de particulier dans l’écriture d’un livre, à savoir l’engagement qu’il implique. La pérennité d’un livre est à la fois magnifique et presque paralysante, car son auteur va devoir répondre de ce qu’il a écrit pendant des années. Il ne faut pas se tromper ! Mais l’écriture est aussi incroyablement libératrice car elle offre tout loisir de détailler, sans limite de temps, contrairement à un exposé oral. Cela permet de prendre du recul et de ne pas être dans le coup d’éclat.

Je pense que chaque militant, quel que soit la cause défendue, utilise ce pour quoi il est doué ou passionné pour faire passer ses idées. Dans le cas de la protection animale, j’ai rencontré des militants qui se lançaient dans la fabrication de fromages véganes, la création de refuges, la mode éthique, le numérique… Moi, c’est l’écriture. Chacun fait selon ses compétences. Pour ma part, je veux écrire utile. Je pense au papier, à l’énergie et la logistique déployées pour la sortie d’un livre : je ne veux pas gâcher des arbres pour rien ! Il faut que cette énergie serve à quelque chose, à mon humble échelle. Je souhaite que les gens se posent des questions, essayer d’avoir une portée sur leurs actions quotidiennes.

Trop peu ressemblants, cachés… Les poissons sont les grands oubliés de notre empathie vis-à-vis des animaux ©Pixabay

Mr Mondialisation : Notre rapport à l’animal a beaucoup évolué au cours des siècles, et plus encore ces dernières décennies avec l’essor des mouvements de protection animale. Pourtant, les associations recensent de plus en plus de cas de sévices graves… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Audrey Jougla : Je pense qu’il existe une violence systémique liée à nos systèmes de production : nous ne pouvons pas consommer des nuggets pas chers sans engendrer de souffrance animale. Le système de production de viande à travers le monde, les cadences, la rentabilité entraînent nécessairement des maltraitances. En parallèle, il y a la violence que certains individus contiennent dans la société et qu’ils expulsent sur des animaux, ainsi que sur des enfants… Une violence réelle, à l’intérieur des domiciles, cachée du public. Je pense également à la chasse, qui montre les pires pulsions humaines se déversant sur les animaux sauvages, et ce, en toute légalité !

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Nos sociétés étaient bien plus violentes avant : il y avait des guerres, des exécutions publiques, la maladie et la mort dans la rue… Or, cette violence, nous l’avons expulsée de l’espace public, mais elle existe toujours, à visage couvert. Par ailleurs, sans tomber dans l’essentialisme, les faits et les chiffres révèlent que les hommes sont bien plus souvent à l’origine de violences – sur les animaux, les enfants, les femmes.

La chasse, la corrida ou les combats d’animaux sont des milieux très masculins, et je n’ai pas l’explication réelle de ce constat. Est-ce une question de testostérone, de culture de la virilité ?… Le fait est que, les hommes n’allant plus faire la guerre, ils détournent cette violence ailleurs, dans les foyers. Ceux qui ne peuvent se défendre en pâtissent. Il est dommageable de constater que nos sociétés perçoivent encore souvent la douceur et l’empathie comme des signes de faiblesse ou de manque de virilité…

« Nous avons expulsé la violence de l’espace public, mais elle existe toujours, à visage couvert »

Mr Mondialisation : Selon vous, l’empathie fait-elle partie de l’inné ou de l’acquis ?

Audrey Jougla : Je fais partie des philosophes qui pensent que l’homme est intrinsèquement bon, que les enfants sont gentils, à l’écoute des animaux, et qu’ils entretiennent souvent avec eux un lien très fort. Ce lien se perd à cause de l’acquis, de l’éducation, de la pression du groupe, du jeu d’imitation. Je considère que la violence et la méchanceté arrivent petit à petit, via le contact avec nos congénères.

Il existe aussi des enfants qui blessent les animaux : un penchant « malin » pour l’exploration auquel tous les enfants ne font pas face, mais où l’acquis devient alors fondamental. La force de l’éducation arrive à ce moment-là: nous devons éduquer les enfants à respecter les animaux, tout comme ils doivent respecter les autres.

Les jeunes enfants entretiennent naturellement un lien fort avec les animaux ©Pxhere

Mr Mondialisation : Comment expliquez-vous le fait que la misère humaine se répercute par la violence sur les animaux ?

Audrey Jougla : Beaucoup de cas de maltraitances sont réalisés sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool. L’Aide Sociale à l’Enfance souligne le rôle joué par l’alcool et les stupéfiants lors de violences faites sur mineurs. Il en est de même avec les animaux. La misère sociale, associée à l’emprise de la drogue, crée un cocktail explosif… Nous ne sommes alors pas dans des cas de sadisme ou de méchanceté pure, mais bien dans une forme de détresse. Malheureusement, la haine et la colère s’expulsent sur ceux qui sont sans défense.

Misère humaine et maltraitance animale sont intrinsèquement liées. Kant explique que nous avons le devoir d’être heureux ou du moins d’essayer, car le bonheur rend bon. A l’inverse, si nous sommes frustrés, haineux… cela se répercute sur les autres. Une théorie qui peut paraître simpliste mais qui, dans les faits, se vérifie parfaitement.

« Misère humaine et maltraitance animale sont intrinsèquement liées »

Mr Mondialisation : Vous clôturez le livre sur le cas des animaux de laboratoire, un sujet qui vous touche particulièrement. Avez-vous espoir que, d’ici quelques décennies, les animaux soient proscrits de la recherche ?

Audrey Jougla : Oui, mais pas pour des raisons morales ! Nous ne pouvons pas faire pire quoi qu’il arrive, nous avons atteint des limites. Les expériences jugées comme nécessaires permettent tous les extrêmes. En théorie, la recherche se doit d’appliquer la règle des 3R (Réduire, Remplacer, Raffiner) mais dans les faits, quasiment rien ne bouge car les contrôles sont faussés, et les sanctions dérisoires…

Les singes sont encore victimes de l’expérimentation animale ©Pxhere

Les progrès ne pourront venir que de deux choses : tout d’abord, la pression d’États extérieurs, comme les USA qui ont légiféré sur le fait que la mise sur le marché de médicaments ne nécessite plus d’essais sur les animaux. Même si on essaie de nous faire croire l’inverse, ce n’est pas le cas au sein de l’Union Européenne. En parallèle, les voies techniques et technologiques évoluent et seront tôt ou tard plus fiables que le modèle imparfait qu’est l’animal : l’IA, la simulation, les cellules souches…

Autant de possibilités qui font que la science elle-même viendra au secours de la science contre les animaux. Le financement de ces méthodes alternatives est issu des plus gros laboratoires, et c’est tant mieux, mais ne nous leurrons pas : si les choses bougent, ce sera avant tout pour des raisons financières, et non pour des raisons éthiques !

Propos recueillis par Mélusine L. pour Mr Mondialisation

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