Alors que Médiapart dévoile les montants des aides publiques et privées astronomiques perçues par les médias dominants français détenus par une poignée de milliardaires, leur dépendance financière fait craindre le pire pour la liberté de la presse. D’autant que, certains journaux comme « Le Monde » ou « Libération », sont désormais tentés par des partenariats avec des multinationales comme Facebook…

Les chiffres ne mentent pas, les grands quotidiens français sont entièrement sous perfusion. Sans les importants financements à la fois publics et privés, ils ne pourraient probablement pas subsister, nous apprend l’enquête du journaliste Laurent Mauduit publiée par Médiapart ce 13 février titrée « Les milliardaires de la presse gavés d’aides publiques et privées ».

La situation à effectivement de quoi inquiéter : d’une part, « ce sont les oligarques les plus riches, ceux qui ont fait main basse sur les plus grands titres de la presse quotidienne nationale, qui se partagent la plus grosse part des aides directes de l’État ». Par ailleurs, ce sont ces mêmes personnes qui « raflent une bonne part des aides privées qu’offrent, pour des raisons loin d’être désintéressées, les grands oligopoles du secteur, comme Google, Facebook ou la fondation du multimilliardaire Bill Gates ». Selon le rapport, la presse française nagerait donc en plein entre-soi malsain dont les aides profitent surtout à une minorité déjà richissime. Comment une information peut-elle être vraiment libre dans ces conditions ?

Photographie : Flickr / Tim Rich and Lesley Katon

Chez Drahi, Niel et Dassault, l’argent coule à flot

Parmi les titres les plus aidés par le biais de financements publics, on trouve notamment « Libération » qui touche quelques 6,3 millions d’euros par an, « Le figaro » avec 5,7 millions d’euros ou encore « Le Monde » et ses 5 millions d’euros d’aides, détenus respectivement, par Patrick Drahi, Serge Dassault et Xavier Niel. La première place du tableau revient quant à elle à « Aujourd’hui en France » (7,9 millions d’euros), possédé par Bernard Arnault.

Il n’est guère difficile de comprendre pourquoi la plupart des grands journaux se sont résolus à vivre en quémandant en permanence des aides à l’État et, maintenant que celui-ci est devenu impécunieux, aux géants américains de l’Internet : ils sont tous plus ou moins près du coma financier. Et les milliardaires qui les ont rachetés veulent s’en servir dans des logiques d’influence, mais n’ont aucune envie de mettre eux-mêmes la main au portefeuille pour les renflouer. D’où ce paradoxe : sans ces aides publiques et privées, tous ces groupes seraient en situation de faillite. Les aides ont pour utilité de les maintenir en survie artificielle et en aucun cas de préparer l’avenir.

Les chiffres sont encore plus stupéfiants lorsque l’on additionne les aides perçues par les groupes de pressedes mêmes personnes pouvant détenir plusieurs journaux à la fois. Les résultats de ce calcul sont sans appel : ce sont les personnes parmi les plus grosses fortunes de France qui bénéficient en premier lieu de l’argent public reversé à la presse. À ce titre, l’empire LVMH de Bernard Arnaud (« Le Parisien », « Les écho ») cumule plus de 12 millions d’euros d’aides publiques. De quoi faire sourciller quelques-uns ? « La première fortune française, qui ne devrait avoir besoin d’aucun subside public, perçoit […] à elle toute seule 15 % des aides publiques directes » commente sans détour Laurent Mauduit. Dans la suite du classement, en troisième position on retrouve Patrick Drahi (« Libération », « L’express », « BFM, « RMC »), à qui revient au total 7 millions d’Euros, suivit de près par Serge Dassault (« Le Figaro », « Le Figaro Magazine ») avec 6,3 millions d’Euros. L’argent public se concentre une nouvelle fois dans les mains des plus riches et des plus influents…

Mais ce n’est pas tout. Certains médias, à l’image du journal « Le Monde » et de « Libération » ont également perçu, ou perçoivent, des « aides » conséquentes d’entreprises privées. De la part de Google d’une part, via le fond « pour l’innovation numérique de la presse » et de la part de Facebook d’autre part, pour leur collaboration dans la chasse au « fake news ». Google leur a respectivement versé 256 408 et 192 900 euros, tandis que les dessous financiers de l’accord qui lie ces titres de presse à Facebook n’ont pas été rendus publics. Enfin « Le Monde » a également perçu de l’argent de la part de Facebook en l’échange de la réalisation de contenus à haute valeur ajoutée (entendez, qui peuvent faire le buzz), mais aussi de la fondation Gates pour le site Le Monde Afrique.

Que penser de cette situation ? Nous assistons à une forme de conservatisme institutionnel des grands médias au détriment des autres médias qui perdent en visibilité, notamment sur Facebook. « L »État et quelques grands oligopoles américains se coalisent pour faire barrage aux nouveaux entrants, et dépensent sans compter pour sauver des titres dont la plupart seraient, sans cela, à l’agonie » dénonce Médiapart, qui s’inquiète également des conséquences pour les lignes éditoriales de ces titres de presse qui ne sont manifestement plus indépendants d’un point du vu financier. Et en effet, les risques sont élevés, comme le souligne l’auteur de l’article pour qui « dans le cas du partenariat avec Facebook noué par ces journaux, un [..] danger majeur plane : la transformation de la presse en auxiliaire ou en force supplétive des géants américains de l’Internet ; voire la constitution d’une sorte de police éditoriale, ayant un étrange pouvoir d’agrément ou de disqualification de certaines informations sensibles. »

Des médias à la botte des entreprises et des gouvernements ? 

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En effet, dans ce contexte, il n’est pas anodin que la chasse aux « fausses nouvelles » ait pris une dimension aussi importante, peut-être même politique. Se dessine, une étrange collaboration entre les États d’une part, des entreprises privées d’autre part, et les médias qui dominent l’accès aux cerveaux disponibles. Aujourd’hui acculés par l’émergence des réseaux sociaux, ces médias ont en effet accepté de s’allier à des entreprises privées pour chasser les « fake news » (qui existent également, nous n’en doutons pas). Mais le monde de l’information n’est heureusement pas binaire, et entre les fakes, les communiqués de presse des entreprises et le dogme économique triomphant, il existe une multitude d’avis, de médias (indépendants ou pas), et de réseaux d’informations.

Alors que les entreprises monopolistiques que sont Facebook et Google ont des intérêts financiers majeurs à défendre en contrôlant certaines informations (par exemple à propos de l’évasion fiscale, ou du contrôle des données personnelles), on s’aperçoit également que les États viennent de réaliser qu’ils avaient perdu le monopole de la « vérité » (et donc de l’interprétation des faits sociaux et leur assimilation dans l’imaginaire collectif), ce contre quoi ils veulent désormais lutter avec des outils législatifs (comme en France par exemple). Dans leur nouveau rôle qui leur est dévolu, les médias contrôlant le marché, détenu par des industriels, ne seront-ils pas tentés de défendre les intérêts de ces entités qui les financent contres ceux qui exprimeraient des opinions ou faits discordants ? Ces mêmes médias ne s’enferment-ils pas dans un rouage qui les dépasse entièrement et où la délicate frontière entre fausse information ponctuelle et divergence d’opinion risque d’être allègrement transgressée au profit des principales forces politiques et économiques ? Peut-on encore qualifier la situation de saine et jusqu’où ira la dérive, alors que de nombreux garde-fous ont déjà été transgressés ?

Pour comprendre entièrement l’enjeu de ces évolutions, il faut en distinguer les différentes composantes, et les possibles conséquences à long terme de la non-indépendance économique des principaux médias français. Le prix à payer est celui de la qualité de l’information, car inévitablement, la tentation est grande pour ces journaux, et surtout les éditorialistes et responsables, d’éclipser dans leurs pages des sujets qui pourraient froisser leurs financeurs (et il auront beau affirmer le contraire, cette situation n’est tout simplement pas normale dans un pays qui se dit démocratique !). Malheureusement, ces mécanismes sont le plus souvent imperceptibles pour le lecteur commun. Par ailleurs, il faut admettre qu’au sein même de l’institution, en dépit des influences hiérarchiques, nombre de journalistes bénéficient toujours d’une très grande liberté dans leur rédaction.

Enfin, l’avenir des médias alternatifs et indépendants est en jeu, alors qu’ils essayent, tant bien que mal, de fonder un nouveau modèle économique citoyen, mais souffrent déjà des dégâts collatéraux de la chasse aux « fakes news » dans laquelle les médias traditionnels ont toutes les raisons de s’investir. Ces derniers sont en effet considérés comme fiables par défaut contrairement aux « outsiders » dont la majorité n’ont jamais entendu parler. Dans ce contexte, c’est ni plus ni moins la diversité des opinions et la pluralité du débat public qui risquent de régresser. Nos démocraties déjà lourdement fragilisées par les intérêts privés pourront-elles y survivre ?


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