Depuis les attentats du 13 Novembre et la déclaration puis la prolongation de l’état d’urgence, le gouvernement français s’enfonce jour après jour dans une escalade sécuritaire qui n’a plus aucun lien avec la lutte contre le terrorisme. Journalistes, paysans, écologistes, zadistes, militants associatifs et opposants de gauche sont visés par la répression policière ou extra-judiciaire de ces dernières semaines. Retour sur ces dérapages.
Place de la République : répression aveugle et désinformation médiatique
Commençons, évidemment, par la répression géante qu’ont subit les manifestants écologistes le 29 Novembre 2015, Place de la République à Paris. 4500 personnes s’étaient réunis pour manifester dans le calme et la bonne humeur. Une poignées de « cagoulés » (Black blocs ? Policiers en civil ? ils n’ont pas été identifiés ni arrêtés…) lancent alors des chaussures et des bouteilles sur les forces de l’ordre. Une répression aveugle à coups de matraques, de coups de pieds et de lacrymogènes s’abattra en réaction sur les militants pacifistes, sans distinction d’âge ni de sexe.
Bilan : 316 manifestants en garde à vue, plusieurs blessés légers chez les manifestants (aucun chez les CRS), et un mémorial piétiné par les CRS comme en témoignent les nombreuses images. On ne compta aucun commerce saccagé. « Parmi les gardés à vue, il y a des quidams de province et des Parisiens, de 25 à 65 ans. Des salariés, des étudiants, des designers, un clown. Ils ont des profils très disparates mais pas du tout de casseurs. Les enquêteurs que j’ai croisés reconnaissaient d’ailleurs qu’ils n’en ont pas interpellés. », expliquait à Reporterre Alice Becker, avocate parisienne. « Être privé de liberté pendant 24 heures, parqués dans des bus sans pouvoir voir de médecin ni d’avocat quand on en a besoin, tout ça alors qu’on est non-violent, ce n’était pas nécessaire. », estimait Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris.
Place de la République, dimanche 29 Novembre 2015. © Barnabé Binctin/Reporterre
De cette journée noire, la presse « mainstream » et la télé retiendront seulement les jets de bougies de quelques militants (soit moins d’1% selon les chiffres officiels), se calquant sans recul sur la version de la préfecture en présentant un lien – pourtant inexistant – entre les violences et les arrestations hasardeuses. Pour plus de précisions, retrouvez nos deux articles : un témoignage d’une personne présente place de la République ainsi qu’une vidéo compilant plusieurs extraits filmés ce jour. Retrouvez également le récit d’une étudiante placée en garde à vue le 29 Décembre : Humiliations, blagues machistes : une étudiante raconte sa garde à vue durant l’état d’urgence.
« Solutions 21 » : salon du greenwashing et violation de la liberté de la presse
Le 04 Décembre 2015, les multinationales s’étaient données rendez-vous au Grand Palais, à Paris, pour étaler leurs solutions greenwashing à qui souhaite encore y croire. Parmi elles : Engie (ex-GDZ Suez) qui possède une trentaine de centrales à charbon, Avril-Sofiprotéol, empire de l’agroindustrie et de l’agroalimentaire dirigé par le président de la FNSEA Xavier Beulin (anti-écolos maladif, il les traite de « djihadistes verts »), Veolia qui privatise l’eau dans le monde entier ou encore Vinci et Bouygues, empires du bétonnage et des grands projets inutiles qu’on ne présente plus. Bref, des sociétés championnes de la pollution et du réchauffement climatique.
Dès l’ouverture, le ton est donné : « À l’entrée ils font une sélection selon l’apparence, et ils écartent certaines personnes sans explications. Des dreadlocks ou un bonnet coloré ça ne passe pas ! », affirme un témoin sur place. Au cas où de terribles ultra-gauchistes cacheraient une bombe dans leurs locks ? Profitant que ce salon soit gratuit et ouvert à tous, des ONG (Attac, Amis de la terre, Peuples Solidaires…), des militants écologistes, des représentants indigènes et des paysans organisèrent des rassemblements calmes et pacifistes à l’intérieur du salon, sous forme de visites filmées des stands et de prises de paroles, afin de dénoncer le greenwashing et la destruction de l’environnement et des habitats opérés par les entreprises présentes (à 250 000 euros le stand, aucune association ni petite entreprise n’avait son propre stand).
https://www.facebook.com/video.php?v=10153264895188461
Salon Solutions21 à Paris le 04/12/15 : journalistes et militants évacués de force – Auteur : New Internationalist Magazine
La répression fut brutale et inattendue : un par un, les paysans, militants et présidents d’ONG furent escortés de force à l’extérieur du salon par des policiers en civil, sous les yeux des caméras et des journalistes étrangers ébahis. Puis les journalistes et photographes eux-mêmes, y compris ceux accrédités par l’ONU, furent dégagés manu-militari, donnant des scènes surréalistes telles que ce journaliste étranger demandant aux policiers : « Are you joking ? » (C’est une blague ?). Outre les journalistes étrangers qui eurent le malheur de filmer les contestataires, les journalistes des médias indépendants français (dont ceux de Reporterre) furent aussi expulsés sans explication. BFM, qui resta prêt des stands, n’eut pas cet honneur. La fracture entre médias mainstream et alternatifs prenait physiquement forme. À l’extérieur les gendarmes prirent le relais, forcèrent les manifestants à se disperser à coups de pied (dixit la journaliste américaine Desiree Kane, évacuée de force et en état de choc, qui déclarera : « Pourquoi est-ce qu’on gaze des médias, des manifestants pacifiques ? Je ne comprends pas… ») et/ou relevèrent les identités, dont celles des journalistes.
« Je suis venu à 10 h pour visiter le lieu. Nous avons un stand, en tant que collectivité territoriale au sein de Solutions 21. Vers midi, des gens passent en manifestant. Donc, curieux, je vais les voir pour discuter. Mais vite, je me rends compte qu’on est encerclés par des policiers, et que c’est pour nous pousser vers la sortie. Franchement, c’est imbécile et scandaleux, il ne faut pas empêcher le débat. Il n’y a eu aucune violence de la part des manifestants. Dans le Grand Palais, ce sont les policiers qui ont créé le désordre. Après, un gus sort une banderole, dix policiers lui tombent dessus pour le mettre dehors. Moi, j’ai sorti un mouchoir pour voir si ça faisait le même effet… et ça a fait le même effet ! Deux types m’ont pris par les bras, et je me suis retrouvé mis dehors. », témoigna Gilles Geguet, vice-président EELV de la région Centre. Il ne fait nul doute que le 04 Décembre 2015 restera une journée noire pour le climat, la liberté de la presse et la Démocratie. À lire également : le reportage de Reporterre.
Manifestation devant le Grand Palais à Paris le 04/12/15 – Auteur : Geoffrey Couanon
Interdit de rire !
Moins spectaculaire mais assez dérangeant, une scène étonnante s’est déroulée à Paris (et visiblement dans d’autres villes) le 10 Décembre 2015. Une opération de « thérapie par le rire » se tenait dans la rue, animée par des clowns et des comédiens. Le but : tourner en dérision le discours mensonger des multinationales, se moquer gentiment du greenwashing grâce au théâtre de rue en cette fin de COP21. Tout au plus, une vingtaine de comédiens et de clowns et quelques dizaines de passants invités à « rire » des discours des bénévoles, simulant des interviews des PDG de Monsanto, Carrefour ou Vinci. Un spectacle de rue positif et bon enfant sur fond de critique constructive. Mais c’était de trop. Une quarantaine de policiers intervinrent, stoppèrent le rassemblement et procédèrent à des contrôles d’identité et arrestations.
Intervention devant le magasin Carrefour ©Lorène Lavocat/Reporterre
« Autant de policiers pour si peu de contestataires, des joyeux drilles en plus, c’est un peu disproportionné, non ? », estime une passante. D’après les témoignages, l’intervention policière s’est passée dans le calme et les clowns-comédiens ont pu discuter avec les CRS. Eux-mêmes visiblement gênés par leur propre intervention, rappelant que certains policiers sont parfois tiraillés entre des ordres « stupides » et leur conscience. « Je leur ai parlé de Monsanto, ça s’est plutôt bien passé, je pense qu’eux-mêmes ne comprenaient pas bien pourquoi ils étaient là. », explique Lisie. Si l’intervention policière s’est « bien déroulée », une question demeure : Pourquoi réprimer un petit rassemblement de théâtre de rue, ne représentant pas le moindre danger et ne dérogeant à aucune loi ? La sécurité ne peut évidemment pas être postulée : au même moment, les boutiques et grands magasins étaient pleins à craquer de gens faisant leurs emplettes, par milliers ou dizaines de milliers. Ne reste qu’une hypothèse : la répression politique au service d’intérêts privés prétextant de l’état d’urgence pour mieux faire passer la pilule dans l’opinion. Une opinion de moins en moins dupe.
Le scandale des assignations à résidence
Tout autre sujet, beaucoup plus délicat : les assignations à résidence. L’état d’urgence permet à l’État d’assigner à résidence toute personne sans procédure judiciaire pour une durée indéterminée. 360 personnes en font actuellement les frais. Les personnes concernées sont obligées de pointer quotidiennement au commissariat à 9h, 14h et 19h, ils ne peuvent donc plus étudier, travailler ou se déplacer durant le temps de leur assignation. Un couvre-feu leur est également imposé de 20h à 6h : toute vie sociale ou professionnelle est donc momentanément stoppée. L’objectif initial : prévenir la menace terroriste en surveillant de prêt les suspects. Sauf que… vingt-quatre militants écologistes ou d’extrême-gauche ont été assignés à résidence. Des profils sans aucun rapport de près ou de loin avec le terrorisme islamiste.
Claude Bartolone et Bernard Cazeneuve, respectivement président de l’Assemblée nationale et ministre de l’Intérieur français, se sont justifiés sur ces 24 assignations douteuses en évoquant le risque de manifestation violente lors de la COP21. Ces militants écologistes ou des mouvements sociaux furent donc jugés coupables pour d’hypothétiques violences qu’ils n’ont pas encore commises sur base de leurs idées politiques… La COP21 terminée, les 24 militants sont toujours assignés. L’affaire a été portée devant le Conseil constitutionnel (plus haute juridiction française) par leurs avocats le jeudi 17 Décembre. Les arguments ne manquent pas : inconstitutionnalité de la procédure, manque de preuves, soupçons de répression politique… le délibéré est attendu pour le mardi 22 décembre.
Des soutiens des militants écologistes assignés à résidence, devant le Conseil d’Etat, le 11 décembre 2015 / ALAIN JOCARD / AFP / rfi.fr
À ces assignés à résidence, il faut ajouter ceux qui ont l’interdiction d’entrer en Île-de-France (région parisienne), en particulier les opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, particulièrement visés par ces mesures d’exception. Ainsi, fin Novembre, la préfecture d’Eure et Loire interdisait aux militants de « Cap sur la Cop » de traverser le département. Ce convoi rassemblait 200 opposants à l’aéroport de Notre Dame des Landes qui devaient se rendre en vélos et tracteurs à Paris. L’arrêté préfectoral qualifiait ces militants de « groupes et groupuscules appartenant à la mouvance contestataire radicale et violente » (sic). Leur point commun à tous : ils n’ont jamais été condamnés ni interpellés pour leurs engagements. Et encore moins suspectés de prêt ou de loin d’être proches de la mouvance djihadiste, s’il fallait le préciser.
« J’ai été assigné à résidence sur la base de mon profil militant et de mon intention supposée d’aller à Paris. Mais les arrêtés d’assignation mentionnent des faits imaginaires. Certains se sont vus reprocher d’avoir participé à une manifestation à Pont-de-buis dans le Finistère alors qu’ils n’y étaient même pas », explique Camille. Parmi les assignés figure Joël Domenjoud, membre du conseil juridique de la Coalition Climat 21, à qui le ministère reproche de faire « partie de l’ultra-gauche parisienne qui veut remettre en cause la tenue de la COP« . Cette mouvance fantaisiste inventée par le gouvernement Sarkozy (2007-2012) dans le but de faire peur aux masses, sans le moindre début de preuve ni acte de violence (voir le fiasco de l’affaire de Tarnac). « Je subis une sanction extra-judiciaire, j’ai été condamné sans possibilité ni lieu pour m’en défendre. Je subis une peine sur des suppositions d’appartenance à une mouvance dont on craindrait les actions « violentes », un pur produit de l’esprit, une catégorie créée par le renseignement et qui enferme un certain nombre d’individus dans un acharnement sécuritaire. », témoigne Joël Domenjoud.
Aux assignations et interdictions de déplacement s’ajoutent enfin les perquisitions administratives. Sur les 2700 perquisitions menées à la date du 15/12, bon nombre d’entre elles sont considérées comme abusives. Ainsi, un couple de maraîchers bio fut perquisitionné le 24 Novembre en Dordogne (Voir la vidéo ci-dessous). Les gendarmes ont évidemment fait chou blanc : ni armes ni explosifs chez ces dangereux cultivateurs. Devant l’insistance des maraichers, ahuris de voir leur maison fouillée sur base d’un papier du préfet mentionnant « personnes, armes ou objets susceptibles d’être liés à des activités à caractère terroriste », les gendarmes leur donnèrent la raison : ils étaient fichés comme opposant à Notre-Dame-des-Landes depuis 3 ans…
https://www.facebook.com/video.php?v=1102609819757275
Extrait de l’émission « Complément d’enquête »
Comme le révèle Mediapart, les 2700 perquisitions n’ont abouti qu’à deux enquêtes préliminaires (sans garde à vue) ouvertes par le pôle antiterroriste du parquet de Paris. Au total 305 personnes ont été interpellées (au 11/12), dont aucune pour cause de terrorisme (trafic d’armes ou de stupéfiants pour la plupart). Un très maigre bilan, tandis que selon Mediapart « les perquisitions continuent à charrier leur lot d’arbitraire et un nombre impressionnant de “dérapages”, de comportements et de propos inadmissibles des forces de l’ordre, documentés par les médias ».
Encore une fois, une question s’impose : pourquoi de tels dénis de Démocratie ? L’hypothèse de la répression purement politique des mouvements sociaux et écologiques, permise par l’état d’urgence sous prétexte d’antiterrorisme, semble là aussi la plus probable – et la plus choquante. Pour plus d’informations (de nombreux autre abus ont été relevés, en particulier touchant les musulmans), vous pouvez consulter la page tenue à jour de La Quadrature du Net : Recensement des joies (ou pas) de l’état d’urgence en France
Blocage du wifi public et de Tor : la surenchère
Quand la surenchère sécuritaire frise le ridicule. Selon une note interne du ministère de l’Intérieur, les forces de police souhaiteraient interdire le Wifi public et le réseau Tor (qui permet la navigation anonyme) pour lutter contre le terrorisme. Dans le monde, seuls l’Iran et la Chine ont pour l’instant interdit Tor. Qui pourrait croire une seule seconde que bloquer le Wifi ou une méthode de navigation anonyme (il en existe plusieurs, notamment les VPN) permettrait d’empêcher les terroristes d’agir ? En revanche, aucune note interne n’évoque la fin des relations militaires avec le Qatar et l’Arabie Saoudite, ni le boycott des banques de Daesh, ni l’arrêt des exportations de son pétrole low-cost ou de ses œuvre d’art vendues au marché noir, comme le préconisent de nombreux spécialistes. L’argent reste pourtant et plus que jamais le nerf de la guerre. Non, la priorité c’est de couper le wifi dans les bibliothèques et les Starbucks…
Placement en rétention des personnes fichées S : la surenchère (bis)
Dernière mesure évoquée par le ministère de l’intérieur, explosive : placer en rétention toute personne fichée S. C’est-à-dire aller plus loin que l’assignation à résidence : l’enfermement pur et simple « à titre préventif », tel que préconisé par certains hurluberlus de droite ou d’extrème-droite – ou tel que le mettent en scène certains films d’anticipation. « Léger » problème : si le but affiché est la lutte contre le terrorisme, cette mesure pourrait en fait toucher bon nombre de personnes : « Les fiches S ne sont pas réservées aux personnes soupçonnés d’entretenir des liens avec des cellules jihadistes. On y trouve aussi des militants altermondialistes, des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes ou des supporters de foot issus des mouvements ultra. Selon Manuel Valls, il y aurait en France près de 20.000 personnes fichées S. », explique le site StreetPress. Rassasiés ?
À n’en pas douter, le but des attaques terroristes de Daesh, dont l’idéologie se situe au stricte opposé de toutes formes de démocratie, était de semer la discorde au cœur de la République et de ses valeurs. La réaction de certains décideurs, surfant sur le choc émotionnel des attaques, aura visiblement été de déstructurer un peu plus le peu de démocratie présente à ce jour dans la société française, défendant corps et âme les intérêts des multinationales, réduisant au silence les voix discordantes. Des voix citoyennes qui, pourtant, seraient les fondatrices d’une Démocratie plus participative qui aimerait tant voir le jour. Mais « les gens n’acceptent pas de se taire » exprime à ce sujet Naomi Klein, pour qui le gouvernement français pratique la « stratégie du choc » – encore une fois démontrée – profitant d’une catastrophe afin de réduire au silence les militants qui exprimeraient un peu trop fort leurs opinions.
Sources : Rue89 / Reporterre (1) / Reporterre (2) / Reporterre (3) / StreetPress / Bastamag (1) / Liberation / Bastamag (2) / Laquadrature.net / Mediapart