Nous sommes à Fujino, ville japonaise dans la préfecture de Kanagawa. Située à une heure et demie de la frénésie de Tokyo, cette petite région nichée au creux des montagnes est la première au Japon à avoir entamé une transition écologique collective assez radicale. Au pays du soleil levant, c’est la plus avancée dans ce processus aujourd’hui. La photographe Doriane Letexier a choisi d’y passer une quinzaine de jours. Elle nous décrit le modèle de transition écologique que cette ville pionnière en son pays incarne désormais. Reportage.
Historiquement, la ville de Fujino s’est développée en devenant à la fin des années 1980 une « ville d’Art » dans laquelle les nouveaux arrivants créaient et développaient des événements artistiques dans la région. Avec comme résultat la création d’une atmosphère unique et paisible d’autant plus que la position de la ville, située dans une vallée entourée de forêts et de lacs, lui donne un cadre enchanteur qui fait rêver. L’arrivée en 2008 de Hide-san (Hidetake Enomoto) est à l’origine du mouvement de « ville en transition » au Japon. Il entraîne la ville de Fujino et certains habitants à développer des activités de transition écologique. Un projet qui lui a été inspiré en 2008 alors que Hide-san se trouvait en Écosse, dans l’éco-village de Findhorn à la recherche de pratiques durables et respectueuses de l’environnement. Le caractère déjà « alternatif » des habitants va propulser cette ambition.
Une communauté est née
Certes, le développement de Fujino se fit petit à petit, et se perpétue aujourd’hui même. Des marchés bio et locaux fleurissent en 2015 et permettent aux jeunes producteurs de mettre en place des liens directs avec les consommateurs, donc de devenir économiquement rentables face aux industriels du secteur. La volonté de vivre en utilisant uniquement les ressources locales est forcément privilégiée à Fujino. Que ce soit pour produire de la nourriture avec des méthodes de permaculture (le Centre de Permaculture japonais se trouve d’ailleurs à Fujino) ou de l’électricité un maximum avec les énergies renouvelables. Pour Hide Enomoto, il s’agit simplement « de nous réapproprier notre autonomie face à un système dont nous sommes devenus trop dépendants. » Une référence directe à la catastrophe de Fukushima en vue de ne pas reproduire les erreurs du passé dans un pays à la terre instable. Fujino recherche donc son autonomie en passant par une production locale pour s’émanciper du monopole détenu par des entreprises comme Tepco.
De manière volontaire, des rassemblements, des festivals, des travaux d’entretien environnementaux ou bien encore des récoltes collaboratives se multiplient dans la région. « Le point fort de Fujino, ce sont les liens solides entre les membres de la communauté, le besoin de se voir, d’évoluer ensemble », remarque Doriane. Il n’est pas rare de les voir se rassembler dans une ancienne école et partager l’espace d’une soirée des moments de convivialité loin de tout superflu auquel notre société de (sur)consommation occidentale et consumériste nous a habitué.
Pour perpétrer cette volonté de développement local, une monnaie nommée le « Yorozu-ya » est créée fin 2019 et les premières pièces apparaissent, favorisant les actions et les échanges locaux. Fujino se donne ainsi les moyens de gérer sa propre économie locale en toute indépendance du circuit national. Elle possède également sa propre structure démocratique pour les décisions importantes qui concernent la localité. Naturellement, le yen japonais reste utilisable dans la région, mais de nombreux commerces jouent le jeu d’accepter cette monnaie alternative.
Petite ombre au tableau, certains enfants de Fujino fréquentent une école « Steiner ». Un modèle d’éducation fondé en 2005 par le personnage du même nom. Elle propose une pédagogie et une éducation alternative, voulue plus proche de la nature, plus libre… Selon ce qui est déclaré, les enfants s’y épanouissent mieux et sont moins soumis à l’importante pression existante dans les grandes villes japonaises. Toutefois, les écoles Steiner sont officiellement suspectées d’être le relai d’un courant ésotérique à dérive sectaire, l’anthroposophie. Cependant, ce mode d’éducation n’est pas central dans la démarche de transition à Fujino.
À Fujino, on trouve notamment un magasin connu de tous qui reflète le caractère communautaire de la région : le Portrade. Fondé par deux amis et résidents Rie et Takuto, ils ont transformé un local abandonné en un lieu de retrouvailles et une boutique vendant uniquement des produits biologiques issus du commerce équitable et autres objets faits main. Nous pouvons par exemple y trouver des articles provenant de la région de Fukushima, touchée par l’explosion de la centrale nucléaire en 2011. Une partie des bénéfices des ventes est reversée à des associations de la région pour aider à son renouveau. Le rapport aux objets est nécessairement différent. Si la qualité et la simplicité sont mises en avant, il faut concevoir qu’un objet non-industriel, donc plus lent à concevoir, soit également plus coûteux à la conception. La durabilité et le respect des producteurs se reflètent mathématiquement dans les prix.
Dans le creux des vallées, des champs biologiques sont plantés et cultivés entre les habitations avec une attention toute particulière des habitants pour permettre de s’alimenter en fruits et légumes locaux. Il est tôt lorsque je rencontre Yui, un jeune fermier, qui n’utilise aucun pesticide ni produits chimiques dans ses champs. Il répand un mélange de calcaire sur la terre pour la nourrir et le travail se fait manuellement, sans engins agricoles. Son but est de proposer des légumes frais, sains, uniques et cultivés avec soin. Il est aussi l’un des premiers à envelopper ses récoltes dans des emballages écologiques pour s’opposer à l’usage bien trop répandu des emballages plastiques, sur-employés à tous les niveaux dans le commerce japonais et véritable fléau dans le pays (voir entre autres cet article de nos confrères au Japon).
La ville singulière de Fujino s’articule aujourd’hui autour d’une communauté ouverte, profondément pacifiste et étendue sur toute la région. Accueillante et volontaire, elle gagne peu à peu en autonomie et participe à son échelle à un retour à l’essentiel, une sérénité et une force commune y règnent véritablement. Hide Enomoto, insiste sur le fait que tout le monde peut imiter ce modèle pour lutter contre la crise écologique à son niveau. Et la réalité ne lui donne pas tort : depuis la transition de Fujino en 2009, plus de quarante mouvements de transition écologique ont vu le jour au Japon.
Mais les enjeux restent importants. Si Fujino démontre qu’un terreau de transition peut émerger à l’échelle locale et collective – ce qui est vital pour absorber les chocs énergétiques à venir – le pays dans son ensemble ne prend pas la même direction… Sans grand changement de cap politique et structurel à l’échelle nationale, le Japon ne risque pas de ressembler un jour de près ou de loin à un pays en transition. Au contraire, le « business as usual » domine les rapports marchands et la perspective de changement climatique reste vague et abstraite pour la plupart des japonais. Et cette réalité s’observe tristement dans la plupart des pays du monde où, en dépit de la bonne volonté de communautés et individus engagés, les gouvernements continuent de faire la sourde oreille, prenant de haut ces alternatives sans doute trop concrètes pour être considérées à leur juste manière.
Pour les curieux, il est possible de se rendre à Fujino pour découvrir à tout instant ce mode de vie alternatif, s’y sensibiliser et, pourquoi pas, se lancer à son tour dans une expérience similaire.
Doriane Letexier
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