Et si nous déportions notre regard vers un pays non-occidental dont on parle peu et qui est pourtant en passe de devenir le pays le plus peuplé du monde avec ses 1,38 milliard d’habitant·es ? En Inde, le nationalisme porté par Narendra Modi a de quoi inquiéter. Ses penchants autoritaires se font ressentir de manière de plus en plus décomplexée. Selon le dernier recensement, l’Inde compte plus de 200 millions de personnes musulmanes, soit près de trois fois la population totale en France. Autant de personnes stigmatisées pour leur religion par un pouvoir autoritaire et son projet d’ethnicisation et d’hégémonie du nationalisme hindou. Les travaux de la politiste Charlotte Thomas nous éclairent sur la réalité des violences subies par les musulman·es dans la région du Gujarat.

La docteure en science politique Charlotte Thomas s’est intéressée aux conséquences socio-spatiales des pogroms de 2002 dans l’État du Gujarat, à l’encontre de la minorité musulmane, dans une publication pour la revue de géographie politique L’Espace Politique.

Violences anti-musulman·es dans le Gujarat

Le pogrom désigne selon l’Encyclopedia Britannica Online « une attaque de la foule, approuvée ou tolérée par les autorités, contre les membres et les biens d’une minorité religieuse, raciale ou nationale ». L’objectif étant aussi de faire croire que cette violence est légitime. L’État y joue donc un rôle important en ciblant une minorité bien définie.

Dans le cas des pogroms du Gujarat, État du nord-ouest du pays, 2 000 musulman·es ont été tué·es et 150 000 autres ont fui les attaques et leur habitation, selon l’ONG Human Rights Watch. Ces attaques sont d’autant plus traumatisantes que le pays n’avait pas connu de telles violences depuis plus d’un demi-siècle (A. Engineer, 2003).

Narendra Modi, l’actuel premier ministre indien depuis 2014« est considéré comme l’instigateur [des pogroms anti-musulman·es], quoiqu’il ait toujours été innocenté par la justice » (C. Thomas, 2015). Il était en effet ministre en chef du Gujarat (nommé l’année précédent les pogroms), au sein du BJP (Parti du peuple indien), « formation politique nationaliste hindoue dont l’idéologie repose sur l’hindutva, soit l’“hindouité” supposée de l’Inde, aux dépens des autres minorités ethniques composant le pays » (C. Thomas, 2015).

La responsabilité et la participation de l’État dans les violences

Charlotte Thomas identifie même plusieurs caractéristiques du massacre dans l’objectif de « détruire pour soumettre » (Sémelin, 2002, p. 488) les musulman·es d’Ahmedabad – principale ville du Gujarat ayant subi à elle seule un millier de mort·es lors des pogroms – et « d’engendrer la peur chez l’ensemble de la minorité » (C. Thomas, 2020). Pourtant cette ville faisait preuve historiquement d’homogénéité ethnique et religieuse, avec de bonnes relations sociales et économiques entre hindou·es et musulman·es.

Mamata Banerjee, Naveen Patnaik et Amit Shah (politiques alignés sur le courant le plus dur du nationalisme hindou) au 24e réunion du Conseil de la zone de l’Est. Source : https://commons.wikimedia.org/

L’élément déclencheur du pogrom fut l’instrumentalisation de la mort de 58 hindouistes le 27 février 2002, dont la responsabilité est rejetée sur les musulman·es par plusieurs ministres, engendrant le même jour le début des attaques contre la minorité musulmane. Ceux-ci ont encouragé les appels à la grève des organisations hindouistes, ont encouragé la violence par l’exposition des corps meurtris et des déclarations médiatiques. De plus, l’État est resté passif face aux attaques, en ne faisant appel à l’armée qu’après l’occurrence des violences les plus importantes (Varadarajan, 2002).

Selon Varadarajan, les rapports d’ONGs montrent l’implication de l’État derrière les organisations hindouistes, en incriminant les musulman·es, en incitant à la violence puis en soutenant les attaques ; mais aussi en livrant vraisemblablement des armes et en planifiant et ciblant les attaques. Aucun secours n’est apporté aux victimes, ni par l’État ni par les forces de l’ordre. La police participe même aux violences du côté des attaquant·es (HRW, 2002). Une ministre fédérée fut condamnée en 2012 pour avoir contribué à la mort de 97 musulman·es : elle aurait conduit un groupe d’attaquant·es vers un micro-quartier musulman (Thomas, 2020).

Objectif ciblé de « nettoyage ethnique »

Ce que s’est attelée à analyser Charlotte Thomas, ce sont les conséquences, ou plutôt la continuité de la stigmatisation des musulman·es d’Ahmedabad après les pogroms, dont la finalité était la ségrégation.

En effet, en s’attaquant aux micro-quartiers, la mixité est rejetée et les musulman·es sont contraints de se déplacer dans le ghetto de Juhapura. En s’attaquant aussi aux musulman·es des castes supérieurs, les organisations hindouistes ciblent spécifiquement une minorité, sans distinction économique. La politiste cite S. Rosière et sa notion de « nettoyage ethnique », qui a le mérite de mettre en avant le ciblage d’une minorité dans une logique de réorganisation spatiale : l’objectif étant le rejet de la population musulmane dans un espace restreint (le ghetto), leur désafiliation et leur abandon par l’État (principalement en termes de services publics, si ce n’est dans des logiques de surveillance).

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Derrière l’éradication de la musulmanité se trouve l’idéologie hindouiste, la volonté de se réapproprier l’espace à son image et d’asseoir sa domination ethnique par le rejet de la mixité.

Pour Charlotte Thomas, cette idéologie se nourrit d’une certaine « anxiété du “remplacement” », une théorie qui fait son chemin en France, dont la finalité s’est concrétisée en Inde par la dévalorisation, l’invisibilisation, la ségrégation, le rejet et le meurtre de minorités religieuses.

Elle s’est exprimée par la suppression des micro-quartiers (invisibilisation physique), la destruction de lieux religieux, les lourdes pertes économiques des castes supérieurs musulmanes, la dégradation de leur statut social, ou encore par la « terrorisation de l’espace vécu », y compris intime par des violences sexuelles et des ablations physiques lors des pogroms.

Par ce nettoyage ethnique, le nationalisme hindou affirme sa domination et contraint les musulmans à l’entre-soi (physique mais aussi symbolique).

Par crainte d’un « remplacement », les nationalistes se chargent en réalité de remplacer la culture musulmane historiquement implantée en Inde.

Les statues de divinités hindouistes remplacent les bâtiments islamiques détruits (Gregory & Pred, 2007), alors que les processions, les cris de ralliement et les symboles hindouistes (drapeau, couleur safran, etc.) envahissent l’espace, écrasant de fait toute existence de musulmanité. En somme, les hindouistes s’accaparent un espace (cité d’Ahmedabad) historiquement bâti sur le mélange d’influences hindou-musulmane (Nanda, 1991).

Hommes musulmans dans les rues de Lal Darwaja, à Ahmedabad. Source : flickr

Nationalisme et autoritarisme… en France ?

Toute proportion gardée, et bien que chaque pays possède sa propre culture et histoire politique, comparer les dynamiques socio-politiques n’est pas dénué de sens.

Charlotte Thomas a également travaillé sur le cas du Jammu-et-Cachemire, le seul territoire indien à majorité musulmane, et qui disposait jusqu’à récemment d’une autonomie constitutionnelle. En 2019, le gouvernement de Narendra Modi décide de supprimer cette autonomie : « une pratique du pouvoir centralisée et autoritaire » accompagnant l’installation d’une « nouvelle hégémonie politique hindouiste » écrit la politiste.

Surtout, la prise de décision autoritaire et anti-démocratique est inquiétante : le ministre de l’intérieur Amit Shah a profité de la situation exceptionnelle du Jammu-et-Cachemire (Assemblée cachemirie dissoute et passage sous administration directe) pour permettre au président d’abroger l’article 370 assurant jusqu’alors l’autonomie du territoire et donc de contourner la constitution. Pis, l’État du Jammu-et-Cachemire « a été coupé du monde et sa population confinée d’août 2019 à mars 2020 » suite à l’attaque d’un convoi militaire par un Cachemiri indien : fermeture des canaux de communication, répression violente des manifestant·es, violation des droits humains. Tout cela sans provoquer de choc dans l’opposition ou la majeure partie de la population, notamment grâce à une couverture médiatique favorable au Premier ministre étant donné sa proximité avec « les dirigeants des grands groupes industriels propriétaires de ces organes de presse ».

Comme pour le soutien aux pogroms du Gujarat, le pouvoir instrumentalise un événement isolé pour stigmatiser les populations musulmanes et justifier ses prises de décisions autoritaires. L’usage répété de l’argument sécuritaire a pour finalité la stigmatisation et le contrôle d’une population. Dans un contexte totalement différent, le pouvoir français use de pratiques similaires, avec des débats politiques centrés sur l’immigration et la sécurité. Certaines personnalités politiques et médias de masse nourrissent le ciblage de la minorité musulmane et leur stigmatisation, légitimant subséquemment des lois discriminatoires au nom de la « sécurité » et de la « République », telle que la loi contre les séparatismes qui cible la population musulmane.

Pour ce qui est des prises de décisions autoritaires et centralisées, l’usage abusif du 49.3 illustre la tendance du pouvoir français à annihiler le débat démocratique : réforme des retraites, loi Pacte, loi El Khomri sur la réforme du code du travail, etc.

Visite diplomatique en Inde d’Emmanuel Macron qui inaugure avec le Premier ministre Narendra Modi la centrale solaire de 100 MWc à Mirzapur (le 12 mars 2018). Source : flickr

De même, la répression de la présidence Macron n’est plus à prouver. Les pratiques peuvent parfois rappeler les méthodes de pouvoirs autoritaires. D’un autre côté, la détention des grands médias par des milliardaires compromet la liberté de la presse française et accompagne le projet néolibéral de Renaissance, ex La République en Marche. Si la « Macronie » continue de se droitiser, elle pourra compter sur un appui médiatique important. La violence des pogroms est encore sans commune mesure avec ce que vivent les musulman·es de France, mais le nationalisme guette et se frotte les mains de voir son idéologie xénophobe et autoritaire s’intégrer dans le débat public et dans les pratiques du pouvoir.

Nationalisme hindou, nettoyage ethnique, attaques aux allures de massacres, stigmatisation et invisibilisation de la musulmanité à l’extrême, prises de décisions autoritaires et centralisée, l’Inde de Narendra Modi a pris une tournure criminelle gravissime. Les prémices de ces dynamiques et pratiques politiques sont perceptibles en Occident. La stigmatisation jusqu’à l’écrasement de la musulmanité par peur de « remplacement » est un vrai sujet qui ne peut être que combattu avec force.

– Benjamin Remtoula

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