Dans la famille Fake Or Not – collection de livres illustrés d’utilité publique que l’on vous présentait à sa sortie – viennent d’être publiés deux nouveaux tomes : Fashion, de Catherine Dauriac et Énergies, de Maxence Cordiez. Fidèles à la rigueur et à la richesse remarquables des deux premiers écrits baptisés Décroissance et Manger demain, ces nouvelles sorties déploient pareillement un concentré de connaissances, d’études et de sources sur des enjeux sociétaux décisifs. Alors que l’internet représente parfois un entremêlement déroutant de savoirs indigestes et de fausses informations, le travail de synthèse extrêmement méthodique de cette série littéraire constitue un phare dans la nuit de l’ignorance. Démonstration d’un nivellement par le haut réussi. 

Pour lutter contre les pandémies d’ultracrépidarianisme et d’ipsédixitisme propres à notre ère post-vérité, nous n’échapperons pas à un brin de patience et une forte dose de fondamentaux. Une tâche à laquelle la collection Fake or Not s’attelle volontiers, en mâchant un travail de fond que nous sommes de moins en moins nombreux·ses à avoir le courage ou le temps d’affronter.

Notre siècle se passe en effet trop souvent de ce temps fastidieux de lecture, d’ingestion et de recherches avancées pourtant essentiel ; succombant plutôt à un consumérisme addictif de savoirs partiels, de polémiques stériles ou de préjugés binaires. Pourtant, remplacer les observations exigeantes de la recherche par des opinions bricolées à la hâte ne rendra pas notre réalité plus abordable : elle ne nous échappera que davantage à mesure que nous nous agiterons dans notre désir d’exhaustivité. Si cultiver son esprit critique est louable, même face à la science, encore faut-il maîtriser ce que l’on s’engage à corriger.

Dans Fashion, Catherine Dauriac – en collaboration avec Isabelle Brokman – expose ainsi les nombreux faits et chiffres vérifiés qui jonchent de honte le secteur de la mode dans le plus grand des silences. Car pendant que nous faisons la sourde oreille, que le sujet nous paraît trop anxiogène, et qu’acheter avec insouciance nous semble plus confortable, l’industrie qui fabrique nos vêtements jetables continue de semer l’horreur, en maltraitant notamment des vies humaines et non-humaines, des étendues de terre, des cours d’eau, l’air, la biodiversité,… 

De la fabrication de ses matières premières à leur transformation en montagnes de déchets, en passant par leur marchandisation, Catherine Dauriac offre un panorama d’un secteur monstrueusement polluant, au nom de notre apparence. 

La mode, cette drogue dure glamourisée 

Le constat de Catherine Dauriac, activiste pour le climat, journaliste chez Hummade et présidente de l’ONG Fashion Revolution est implacable :

« notre civilisation est addict à la mode, encore plus qu’au sucre ».

Catherine Dauriac @TanaEditions

Dans Fashion, elle explique : « Nous achetons de plus en plus de vêtements. Nos armoires débordent, alors que nous ne portons qu’un tiers de notre vestiaire. Nous sommes affamé·es de nouveauté, de style, de fringues. Sur l’internet, nous n’avons jamais autant commandé ». En témoigne le succès des sites de mode jetable qu’incarnent Shein, Aliexpress, Asos et consorts

Bien sûr, nous portons des vêtements depuis des millénaires, mais notre folie consumériste ne s’est cependant manifestée qu’il y a une trentaine d’années. À tel point que la mode est devenue une des industries les plus puissantes au monde : sur le plan financier, mais également en termes d’influence culturelle, grâce à des investissements massifs dans un marketing agressif et permanent.

Fake or Not recense ainsi une myriade de données frappantes qui jurent avec le vernis volontairement accrocheur dont se pare le milieu :

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« Chaque jour, 410 millions de vêtements sont produits ».

En 2020, nous avions même atteint le chiffre de 150 milliards de vêtements produits dans le monde, plongeant nos modes de vie plus profond encore dans une forme de boulimie intenable. Une « fièvre acheteuse » quasi-maladive dont se gave par milliards le juteux marché de la mode.

@TanaEditions

Mais cette accoutumance n’est pas née de rien : elle a germé au début des années 1920 alors que les États-Unis exportaient leur modèle de consommation de masse à travers le monde.

Le flux tendu du textile a ensuite été entretenu par différents facteurs de nos sociétés : l’avènement de la publicité, voire du neuro-marketing – jouant sur notre désir d’intégration et de valorisation sociale-, l’explosion des réseaux sociaux de type TikTok et Cie dont le modèle repose sur des recettes marchandes camouflées, l’industrialisation des techniques permettant une surproduction débridée et l’obsolescence programmée des collections, ou encore la mondialisation économique ouvrant les vannes du libre marché et de l’exploitation des plus pauvres.

Ces conditions ont notamment été favorables à la baisse toujours plus invraisemblable des prix de la mode, à un niveau d’ultra fast-fashion ouvertement jetable dont c’est le business désormais assumé. Egalement impliqué dans le décollage de la machine ? Le réseau d’injonctions et de diktats sur l’apparence dont notre société est malade, et dont les femmes sont les cibles favorites.

– WallpaperFlare

Dans nos placards occidentaux, les vêtements s’amassent autant que la junk-food dans nos frigos : pour être tout aussi vite oubliés, gaspillés, remplacés, jusqu’à l’overdose.

Pour que nous cédions joyeusement à ces tendances impulsives consciemment générées par notre modèle assoiffé de croissance, des sacrifices impensables sont commis en coulisses. Travail forcé, pollution, gaspillage, maltraitance animale, morts… Quelques bouts de tissus valent-ils vraiment ce spectacle criminel ? Fashion nous expose de front ce que la mode ne laisse pas entrevoir par souci de rentabilité.

La mort au bout du fil

« Dans chaque vêtement produit, il y a du désastre environnemental, sanitaire, humain… or rien ni personne ne devrait souffrir pour la mode ».

Comme le souligne Fashion, il est « très difficile de remonter la chaîne de fabrication d’un produit ». Dans la mode, c’est d’autant plus exact que les lois sont remplies de failles et « d’angles morts », image Catherine Dauriac. Ainsi, même la lecture aiguisée d’une étiquette ne garantit pas d’acheter éthique : le vêtement peut être « Made in France », parce qu’assemblé, voire parfois simplement emballé, dans un entrepôt français. Sa matière première, son tissage, et parfois plus encore, auront toutefois été importés.

C’est un fait, de plus en plus de marques font appel à une terminologie ou à des signaux non-verbaux pour suggérer un engagement écologique ou social pourtant factice. Le greenwashing et autres récupérations en tout genre sèment aujourd’hui le doute dans l’esprit du consommateur, en toute légalité : verdissement du marketing, messages faussement inclusifs, dons risibles à des associations-vitrines, etc. Tous les coups semblent permis.

Ce manque de transparence favorise l’acceptation par le grand public des pires infractions aux droits humains et de la nature. Si le drame du Rana Plaza avait suscité l’émois en 2013 et que l’exploitation des ouïghours par des grands noms de l’industrie textile a brièvement été médiatisée, la majorité des atrocités commises au nom de la mode passent généralement inaperçus.   

Comment l’ignorer ? Cette industrie exploite massivement des femmes et des hommes à travers le monde, pour fabriquer nos vêtements, aussitôt démodés. En outre, « en 2021, et pour la première fois depuis 20 ans, le nombre d’enfants travailleurs est repassé au dessus de la barre des 160 millions ». 

Ces esclaves modernes font chaque jour face à des conditions de travail désastreuses, notamment sur le plan sanitaire : produits chimiques, pollution atmosphérique, horaires insoutenables, exigences physiques inhumaines, droits bafoués, etc. Les dessous de ces frivolités esthétiques révèlent un coût invisible amendé à d’autres vies humaines.

Or, sur le long terme, les dégâts commis par la mode auront également des conséquences directes sur les acheteur·euses puisque la responsabilité du secteur dans la dégradation de notre planète est largement avérée :

« l’industrie textile utilise chaque jour 342 millions de barils de pétrole pour fabriquer des tissus synthétiques »

@TanaEditions

À ces problèmes, on serait tentés de répondre par la seconde-main. Or, cette pratique vit un tel essor qu’il n’a pas non plus fallu longtemps avant qu’elle ne soit instrumentalisée par l’industrie du textile. La ligne devient alors fine entre une démarche vertueuse de sobriété et de circuit-court d’occasion et une illusion déculpabilisante qui continue en réalité d’entretenir notre surconsommation destructrice. Le meilleur déchet étant celui qui n’existe pas : ne vaut-il pas mieux cesser de consommer en amont, en vue de conserver et réparer indéfiniment en aval ? La revente peut alors contribuer à s’habiller sans pour autant faire office d’excuse à notre désir de nouveauté.

D’autant que cette soif a également des conséquences en fin de parcours : « Tout ça pour ça ? » demande Fake or Not. En effet, après avoir coûté la vie d’êtres humain·es, après avoir pollué notre monde et en avoir souillé des ressources précieuses, après avoir fait le tour du monde, et généré des dégâts collatéraux via la publicité massive sur notre temps de cerveau disponible ou par le biais de complexes menant à des troubles du comportement alimentaire chez les plus jeunes, nos chiffons finissent leurs jours dans des décharges, autant d’anciens paysages naturels complètement dénaturés, souvent à l’autre bout du globe. C’est notamment le cas du désert d’Atacama qui accueille chaque année près de 60 000 tonnes de nos indésirables.

Une décharge sauvage de textile dans le désert d’Atacama au Chili, 26 septembre 2021
Martin Bernetti / AFP

Quant au luxe, bien qu’il soit arrangeant de l’associer à l’artisanat, son implication dans les désastres environnementaux et humains sont bien réels, comme tentent de le montrer les activistes d’Extinction Rébellion à chaque Fashion Week. Cette industrie qui entretient un mépris de classe se nourrie de la maltraitance d’animaux élevés pour leur peau ou leur fourrure.

Une seule issue : affronter, déconstruire, repenser

L’ouvrage offre toutefois de nombreux conseils et bonnes adresses afin d’aborder le sujet positivement, dans une démarche de déconstruction et reconstruction accessible. Le shopping, s’il paraît évidemment superficiel et dérisoire, est parfois étrangement ancré dans nos mœurs parce qu’il a été un liant social fort de notre enfance, associé à l’amour ou l’amitié : un prétexte pour partager du temps avec ses ami·es, sa famille, un·e être cher·e. Il est cependant urgent de faire le deuil de ces passe-temps pour en réinventer de plus dignes qui joueront d’autant plus un rôle de sociabilisation authentique qu’ils seront véritablement cohérents avec nos valeurs et notre empathie.

En ce sens, l’autrice ose notamment aborder le malaise de l’appropriation culturelle dans la mode, un problème souvent mal-compris et rejeté par celles et ceux qui en ont profité pendant longtemps sans penser porter préjudice. L’industrie du textile repose pourtant bel et bien sur des privilèges post-coloniaux persistants et problématiques qu’il est impératif de décrypter pour mieux nous en libérer.

Un simple échange culturel ? Une inspiration inoffensive ? Comme le rappelle la présentatrice Anne-Sarah en citant Amandine Gay dans l’émission IziNews : « Si des femmes blanches sur un podium portaient de la fausse wax ou des dreadlocks dans un monde égalitaire, ça ne poserait pas de problèmes. Mais quand, dans le même monde, les mannequins noires n’arrivent pas à trouver de travail, sont sous payées ou encore que le monde de la mode profite de l’exploitation des femmes des pays du sud, ce n’est plus un échange ».

Fashion permet en somme de comprendre en détails les rouages du secteur de la mode qu’on ne lit nulle part ailleurs de manière aussi ouverte et franche. Un tome instructif qui sert non seulement à étayer sa connaissance dans un domaine terriblement méconnu et sous-estimé par rapport à son ampleur, mais également à mettre en place des astuces et changements pratiques utiles pour sa propre intégrité, le respect des autres et la défense des écosystème dont nous faisons partie.

@TanaEditions

Vous pouvez vous procurer Fashion en librairie indépendante pour continuer d’éveiller votre esprit ou celui de votre entourage.  Energies, dirigé par Maxence Cordiez, pour faire le point sur ce vaste domaine, est également disponible ici.

– S.H

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