Jamais trop tôt. Voilà le nom de la collection dédiée aux jeunes publics chez l’éditeur La Ville Brûle. Parce qu’il n’est jamais trop tôt pour lutter contre les stéréotypes et qu’il n’est jamais trop tôt pour avoir envie de changer le monde, cette maison d’édition a eu la bonne idée de créer une collection pour sensibiliser au plus tôt et déconstruire les idées reçues de notre société dans l’imaginaire des plus jeunes. Dans cette collection, un « premier manuel de pensée critique » a vu le jour : Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? Un livre capital créé à huit mains, l’éditrice Marianne Zuzula, l’illustrateur Etienne Lécroart, et les deux sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Nous sommes allé à la rencontre de ces derniers, afin d’en s’avoir un peu plus sur leur ouvrage et sur la raison d’être de ce livre.
Un message urgent
Pas moins de vingt chapitres pour aborder des questions précises telles que « Qu’est-ce qu’une classe sociale ? », « Est-ce qu’il suffit d’avoir beaucoup d’argent pour faire partie de la classe dominante ? » ou encore « Quelles sont les armes des riches ? ». Vingt chapitres pour relever le défi d’expliquer aux enfants et adolescents ce qui se cache derrière les rapports entre les riches et les pauvres et pour offrir de véritables « lunettes » pour voir le monde tel qu’il est vraiment. Quel est le message que les auteurs ont voulu passer à travers ce livre ? C’est la première question que nous leur avons posé. Et voici leur réponse :
« Le message essentiel c’est que les enfants qui sont encore « frais », qui ne sont pas encore pollués par la langue venimeuse de l’expertise néolibérale, comprennent bien que le système capitaliste, le néolibéralisme qui est la phase (nous l’espérons) ultime de ce système destructeur pour l’humanité, est une construction sociale. Que ce sont des êtres humains faits de chaire et de sang qui organisent un système de prédation, de vol du travail des ouvriers, des employés, des intellectuels, des salariés en général, pour ne pas les payer à leur juste valeur parce que ce sont eux, les riches, les oligarques, les gens des beaux quartiers, qui possèdent tous les titres de propriété. C’est vraiment une construction sociale réalisée par des hommes et des femmes, et du coup d’autres hommes et d’autres femmes peuvent détruire ce qu’ils ont construit. Le message c’est qu’il faut vraiment être dans la réflexion pour ne pas prendre pour naturelle la société dans laquelle ces enfants sont nés et vont grandir. »
Déconstruire l’imaginaire pour démonter la pensée dominante
La métaphore du pélican de Jonathan est la métaphore parfaite pour parler de l’intention de Monique Pinçon-Charlot et de Michel Pinçon : une volonté de déconstruire l’imaginaire commun (des jeunes publics, mais pas que!) afin d’éviter que la pensée dominante ne se perpétue. Et ils se sont bien vite rendu compte que s’ils avaient ciblé un public de 8-12 ans au départ, ce livre a également du succès auprès des adultes tant il expose une réalité de façon percutante. « Parce qu’à force de subir la publicité, d’être lobotomisés par les informations qui n’ont ni queue ni tête et qui n’expliquent rien – qui sont organisées pour que la pensée critique et la réflexion ne puissent pas être attisées-, et bien ce livre, c’est autant des adultes qui l’achètent, et viennent se le faire dédicacer. C’est vous dire que le processus de déconstruction et de reconstruction de tout ce qui nous est présenté comme naturel est intériorisé. »
Un petit livre pour couper court au pragmatisme et au fatalisme qui voudraient que « c’est comme ça », « on ne peut pas lutter » ou encore « c’est normal qu’il y ait des inégalités, il y en a toujours eu ». Et bien, non, ce n’est pas normal, et c’est d’ailleurs ce qu’expliquent les deux sociologues dans leur tout premier chapitre qui expose de façon très claire que la pauvreté et la richesse sont deux notions construites, qui n’ont rien de naturel !
Voilà une façon de parler au jeune public qui change, et ce n’est apparemment pas pour leur déplaire. De par leurs nombreuses interventions dans les établissements scolaires, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont pu voir directement comment les jeunes réagissaient à la lecture de ce livre. Des retours « excellents », selon eux, tant les enfants semblaient heureux de pouvoir enfin comprendre le monde dans lequel ils vivent. Des enfants apparemment heureux de recevoir des lunettes qui permettent de voir le monde correctement. Défi relevé pour les auteurs, donc, qui n’étaient pas là « pour enseigner une leçon, mais pour enseigner une manière de penser, une manière de voir. »
Et maintenant ?
« Que peut-on faire pour que ça change ? », voilà le titre du dernier chapitre. Nous avons demandé aux deux auteurs comment, selon eux, les jeunes pouvaient arriver à se battre contre quelque chose qui non seulement n’est pas visible, mais qui en plus est intériorisé dans l’esprit de tous.
« À ces jeunes, ce qu’on leur dit c’est de ne jamais oublier, d’être toujours vigilants. Aux adultes on parle de vigilance oligarchique. Chacun, à votre manière, vous êtes capables de vous tenir au courant. Pour les jeunes enfants c’est pas tout à fait adapté, on leur donne pas d’exemple concrets mais on les invite à être critique. Ce qui marche bien c’est l’histoire de la philosophie du Non de Gaston Bachelard. Tout de suite, quand on vous dit quelque chose, même si c’est quelqu’un que vous aimez, tout de suite dans votre tête il faut qu’il y ait un Non qui s’affiche. Et puis après vous réfléchissez, vous vous posez et vous comprenez que le monde n’est pas binaire entre le oui et le non. Mais le fait d’avoir la posture d’emblée critique est quelque chose d’extraordinairement productif. Et plus tard quand ils sont adolescents on les invite à faire ce travail de veille oligarchique. Lever la tête vers les dominants, avoir ce réflexe pour être toujours dans cette analyse du pouvoir, de la domination pour ne pas se soumettre. Éviter d’être embarqués dans ce processus de domination.«
On remercie les auteurs pour ce petit livre éclairant qui tente d’offrir des clés de compréhension à ceux qui seront en charge du monde de demain. Des notions essentielles pour comprendre que rien n’est gravé dans le marbre et qu’il appartient à chacun d’entre nous de lutter contre les injustices de notre monde, en commençant par se libérer soi-même des croyances dont nous avons hérité et qui nous asservissent sans même le savoir. En ces temps troublés, il est assez difficile de ne pas tomber dans le découragement et de lutter contre la croyance selon laquelle quoique l’on essaye de faire, cela ne changera rien. Comme nous le rappellent les deux sociologues « Partout en France [et dans le monde], il y a énormément d’initiatives, de gens qui luttent à travers des associations, des mouvements et qui ne demandent qu’à être un jour fédérés par une dynamique. Il ne faut jamais oublier que les dominants sont très unis, très solidaires. Nous qui voulons changer le monde, on se divise, c’est ce qu’on appelle la guerre des petits chefs. C’est contre ça qu’il faut lutter. Car cette division c’est elle qui est la vraie raison aujourd’hui, du fait que nous nous retrouvons dans la situation dans laquelle nous sommes. »
À bon entendeur !
Propos recueillis par l’équipe de Mr Mondialisation / Vous aimez ce que vous lisez ? Offrez-nous le café !