Régulièrement consommés depuis toujours dans certains pays africains et asiatiques, les insectes sont une source importante de nutriments et notamment de protéines. Face aux dérives de l’élevage industriel, ils apparaissent comme une solution durable pour relever les défis environnementaux. Si le doute persistait quant aux risques sanitaires de la consommation d’insectes, il vient d’être totalement levé par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA). Cette source de protéines, en partie destinées à l’alimentation animale, pourrait toutefois demeurer plus exigeante en ressources que les protéines végétales, et il convient de rester vigilant quant à la direction que prendra cette nouvelle filière d’élevage. Le point.
Dans un contexte d’augmentation constante de la population mondiale, il apparaît clairement que la consommation de viande à son niveau actuel n’est pas viable sur le long terme. Plus de 70% des surfaces agricoles sont aujourd’hui directement ou indirectement dédiées à l’élevage, sans parler de ses effets délétères sur l’environnement désormais largement documentés et reconnus. Cette problématique est si importante qu’une étude récente a démontré qu’un seul jour sans viande par semaine a plus d’effets que de manger 100% local ! D’autres pistes sont donc à envisager d’urgence pour assurer l’apport en protéines dans l’alimentation humaine. Les insectes pourraient constituer une alternative solide, grâce à leur capacité à convertir la matière végétale en protéines animales de manière plus efficace que la plupart des animaux qui terminent dans nos assiettes. Mais ceci soulève de nouvelles questions éthiques et écologiques.
Source de fibres, vitamines et protéines
C’est le pari qu’ont fait diverses entreprises françaises actives dans l’élevage d’insectes, comme InnovaFeed, Ÿnsect ou encore Agronutris. Grillés, séchés, fumés ou sous forme de farine, ces invertébrés seraient une source importante de fibres, de vitamines mais surtout de protéines. Mais dès l’année 2018, la réglementation européenne Novel Food a mis un frein à la commercialisation d’aliments à base d’insectes pour des raisons sanitaires, et les firmes en question se sont tournées vers le marché de l’alimentation animale. Dans les domaines de l’aviculture, de l’aquaculture et de la nourriture pour animaux domestiques, les insectes constituent en effet également une source appréciable de protéines.
Entre-temps, l’entreprise Agronutris, qui s’appelait alors Micronutris, a déposé un dossier auprès de l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) pour demander l’autorisation de commercialiser ses produits pour l’alimentation humaine. L’organisme vient de rendre son avis en ce début d’année, estimant que la larve du ténébrion meunier (ou tenebrio molitor) peut être consommée sans danger, soit entier et séché, soit sous forme de poudre. Aussi appelé ver de farine en raison de son abondance dans les moulins où ils se nourrissaient de farine, cet insecte a fait l’objet de nombreuses recherches visant à déterminer sa composition nutritionnelle.
La première évaluation d’un produit dérivé d’insectes
Dernière étape réglementaire avant l’autorisation par la Commission qui devrait intervenir au cours des prochains mois, cet avis favorable de l’EFSA était fortement attendu par la filière. L’organisme européen traite un nombre croissant de demandes, mais cet avis constitue la première évaluation d’un produit alimentaire dérivé d’insectes. Les scientifiques recommandent toutefois que des recherches complémentaires soient menées, notamment sur les éventuelles réactions allergiques provoquées par la consommation de ces invertébrés.
Du côté des producteurs, on se réjouit. « Cet avis favorable est une satisfaction. C’est la reconnaissance par la plus haute autorité de sécurité alimentaire de 10 ans de recherche et d’innovation, se félicite Cédric Auriol, cofondateur d’Agronutris. Cela va permettre aux insectes de prendre pleinement leur part dans le système alimentaire européen. » Outre le ver de farine, l’entreprise élève également la mouche soldat noire, destinée à l’alimentation animale. S’étant vue accordée une aide de 8.3 millions d’euros obtenue dans le cadre du Plan de Relance, la firme compte prochainement installer une usine de production de protéine d’insectes pour l’alimentation animale dans les Ardennes. D’autres producteurs ont d’ores et déjà soumis des dossiers à l’EFSA pour le grillon et la sauterelle, et les investisseurs se bousculent.
Des usines à insectes
Si les risques sanitaires sont donc limités, l’implantation d’usine à insectes peut toutefois poser question à l’heure où les dérives de l’élevage industriel sont de plus en plus dénoncées. Si les insectes ont traditionnellement été exclus des lois sur la cruauté envers les animaux, les scientifiques sont partagés sur la question de leur capacité à ressentir la douleur. Sur le plan neurobiologique, leur système nerveux est en effet très différent de celui des mammifères, ce qui permet par exemple à certains individus blessés de poursuivre une activité normalement. Mais l’absence de preuves de supports biologiques de la douleur tels que nous les connaissons ne suffit pas à écarter l’hypothèse d’une potentielle souffrance des insectes.
Un autre frein à la consommation d’insectes est la répugnance qu’elle peut inspirer à nombre d’entre nous. Une habitude qui pourrait toutefois évoluer, vu les nombreuses façons de consommer ces invertébrés, comme la poudre d’insecte, et leur potentielle intégration à des recettes variées. Un changement qui pourrait également être motivé par le bilan écologique intéressant de la production d’insectes. Comme l’explique le professeur et économiste Mario Mazzocchi dans un communiqué de l’EFSA : « il existe des avantages environnementaux et économiques évidents si vous remplacez les sources traditionnelles de protéines animales par celles qui nécessitent moins d’aliments pour animaux, produisent moins de déchets et entraînent une diminution des émissions de gaz à effet de serre. La baisse des coûts et des prix pourrait renforcer la sécurité alimentaire. »
Les insectes constituent donc une piste à explorer pour produire des protéines localement et à moindre émissions et ainsi faire face aux défis environnementaux d’aujourd’hui et de demain, à l’heure où la population mondiale approche les 8 milliards. Mais tout ceci ne tient qu’à la condition de ne pas considérer les insectes comme des animaux comme les autres… Il est clair que, sur le plan strictement mathématique, l’élevage d’insectes présente de nombreux avantages écologiques par rapport à l’élevage industriel tel que nous le connaissons. La consommation de protéines végétales locales demeurerait pourtant la plus écologique, d’autant plus que les futures usines à insectes risquent finalement d’alimenter principalement les animaux d’élevages, donc de préserver l’élevage industriel de viande classique. Alors qu’une nouvelle filière agro-alimentaire est en passe de voir le jour sous nos yeux, il convient donc de rester particulièrement vigilant pour s’assurer de ne pas reproduire les dérives des élevages industriels déjà existants.
Raphaël D.