L’année 2017 aura également été celle du déploiement national d’un programme qui pourrait bien représenter un tournant dans la question du sans-abrisme et marquer le début d’un changement de paradigme quant à la conception de l’accompagnement en France. Ce programme, « Un chez soi d’abord« , s’est inspiré des enseignements du programme américain « Housing First » et a été expérimenté sur le sol français pendant cinq ans. Le 6 avril 2017 s’est officiellement terminée la phase d’expérimentation du programme, soutenue par une délégation interministérielle, la DIHAL, et s’est donc initiée la phase de déploiement national. Afin d’en savoir plus sur cette nouvelle conception du sans-abrisme et des enjeux qu’elle représente, nous nous sommes entretenus avec Fanny Gagnaire, Cheffe de projet Logement d’abord au sein de la Fédération des acteurs de la Solidarité Auvergne Rhône-Alpes. Un véritable espoir pour toute personne soucieuse de faire avancer la question du sans-abrisme et une formidable façon de remettre l’humain au centre de sa vie. Rencontre.
Une nouvelle approche du sans-abrisme
Depuis la médiatisation de la situation des sans-abris, notamment avec l’occupation des Don Quichotte à Paris il y a dix ans, les pouvoirs publics ont été amenés à se positionner un peu plus clairement sur une question qui heurte l’opinion. Une véritable revendication populaire qui avait amené à une refondation de la politique d’hébergement et d’accès au logement. La question du « logement d’abord » s’est peu à peu affirmée, jetant les bases d’une philosophie selon laquelle le logement est la condition préalable et nécessaire à l’insertion et à la stabilité, mais aussi un droit et un prérequis de toute démarche d’accompagnement.
Suivant cette philosophie, l’expérimentation « Un chez soi d’abord » a vu le jour en France, à Marseille, entre autre avec le MARSS et Vincent Girard qui avaient ouvert un squat pour personnes sans-abris souffrant de troubles psychiques. À la suite d’une visite du squat en question, Roselyne Bachelot, alors Ministre de la Santé, avait demandé à Vincent Girard un rapport sur la santé des sans-abris. Suite à cela, le gouvernement avait annoncé le lancement de l’expérimentation « Un chez soi d’abord » en 2011. Plus de 700 personnes ont intégré l’étude dans quatre villes pilotes, Marseille, Lille, Toulouse et Paris. La moitié d’entre elles ont intégré ce que l’on appelle « le groupe témoin », à savoir qu’elles ont été suivies comme d’habitude et suivant les règles de l’aide traditionnelle. Les autres personnes ont intégré le groupe expérimental et ont bénéficié des services habituels mais tout en étant logées et accompagnées d’une équipe pluridisciplinaire. Toutes ces personnes avaient comme caractéristiques d’être réellement à la rue depuis plus de quatre ans et de souffrir de maladies mentales chroniques ou d’addictions.
L’approche du programme expérimental différait donc par deux aspects. D’une part, les personnes recevaient de façon inconditionnelle un logement pérenne, et d’autre part elles se sont vues proposées un accompagnement différent, dans une approche pluridisciplinaire. Fanny Gagnaire nous explique ce qu’est réellement une équipe pluridisciplinaire, et comment elle diffère de la structure accompagnante habituelle :
« L’équipe pluridisciplinaire, ça veut dire que nous avons a à la fois, dans l’équipe et au même niveau d’accompagnement, le psychologue, le médecin, l’infirmier, l’assistant social, l’éducateur, le moniteur éducateur, l’aide psychologique, le coordinateur, le travailleur pair, etc. On est sur un management participatif où tous ont le même niveau d’intervention. Des acteurs qui interviennent toujours en binôme pour pouvoir positionner la personne au centre même de son accompagnement et lui permettre de suivre ses choix et d’accéder à ses désirs. C’est par cette prise de conscience, par la responsabilité qu’on redonne à la personne qu’elle va accéder aux soins, prendre soin d’elle-même. Ça veut dire qu’il n’y a plus de référent, mais des multi-référents. Il n’y a pas besoin de quelqu’un qui va suivre une situation car c’est la personne accompagnée elle-même qui va se charger de son suivi. Après, il y a tous l’accompagnement social et administratif qui demeure, et c’est un accompagnement très fort et très soutenu. Mais ça se passe dans le logement de la personne, et ça, c’est un gros changement culturel. »
Un chez soi d’abord, c’est donc cette volonté très forte de redonner à l’accompagné la vraie maitrise de son évolution et la responsabilité de ses choix. Et les résultats sont là car on observe de très bonnes réussites dans la mise en place de tutelles, de protections financières, de traitements, etc. De manière générale, les enseignements de cette étude scientifique sont clairs : il y a un réel maintien dans le logement qui se vérifie, de l’ordre de 80% des personnes testées. Et le programme montre également son efficacité en termes de coûts, avec un évitement des coûts liés au maintien des personnes dans la rue.
Les origines de cette nouvelle approche
Cette expérimentation française s’est lancée sur le modèle américain « Pathway to Housing« . Fanny G. nous explique que ce modèle a été fondée par Sam Tsemberis qui « dirigeait une équipe de rue, au début des années 90′ et qui a fait le constat dans son approche professionnelle que ce qui manquait aux personnes sans-abris et notamment qui souffraient de troubles psychiques et d’addictions, c’était le logement. Et sans le logement au préalable on ne pouvait pas, finalement, amorcer un travail durable avec l’approche du rétablissement. Donc, il mène ce combat et il propose le modèle Pathway to Housing, qui est aussi le nom de son association, et qui implique de proposer un logement aux personnes sans abris pour proposer un travail médical, pluridisciplinaire, adapté aux besoins de la personne. »
Dès les années 2000, l’État américain s’en saisit durablement et mène sur plusieurs villes américaines des études concernant la rentabilité économique d’un tel modèle. Les chiffres qui en ressortent sont plus qu’encourageants : une baisse de 34% de la fréquentation des urgences pour les sans-abris, une réduction des coûts hospitaliers de plus de 50%, et entre 70% et 90% de maintien dans le logement. Alors que l’aide aux sans-abris offrent des conséquences économiques positives, de plus en plus d’autorités s’y intéressent rapidement. En 2009, le modèle se développe également au Canada, et en Europe, sous l’impulsion de la Commission Européenne, il s’implante progressivement à partir de 2011, notamment à Amsterdam, Budapest, Copenhague, Glasgow et Lisbonne.
Conférence TEDx de Sam Tsemberis
Pas étonnant que cette nouvelle conception de l’accompagnement se soit initiée aux États-Unis, pays dont la culture est très marquée par la notion de « recovery » : le rétablissement. Un rétablissement qui n’a rien à voir avec notre conception française, d’ailleurs, comme nous l’explique Fanny G.: « Quand on parle de rétablissement, on parle pas de notre vision du rétablissement à nous qui consiste à soigner une pathologie avec une approche très médicale, le rétablissement dans ce modèle là c’est plutôt une question globale de l’accès au bien-être. Comment vivre avec sa pathologie sans forcément la combattre, comment vivre mieux, comment atteindre des buts de bien-être dans la vie. L’empowerment, qui est à la base de cette approche, peut correspondre à tout le monde en fait, c’est un modèle qu’on peut adapter dans une approche médicosociale peut-être en dehors de la psychiatrie. »
Cette conception communautaire du rétablissement et très présente aux États-Unis avec une culture de l’auto-support affirmée. En revanche, en France, elle est largement minoritaire, derrière une approche très individuelle du soin et de la prise en charge. C’est notre capacité à agir collectivement et à répondre aux problèmes de société par une réponse communautaire, qui est ainsi questionnée par cette nouvelle approche.
Les débuts d’un changement de paradigme
C’est en fait un véritable changement de paradigme qui est en train de s’opérer chez nous et qui s’explique par le fait que les intervenants passent, avec cette approche, de la conception traditionnelle de l’aide avec une logique de « traitement d’abord », à une nouvelle approche qui prône le « logement d’abord ». Pour Fanny, le bilan de l’étude expérimentale vient complètement renverser la vision de l’approche culturelle de l’accompagnement médico-social en France.
« En premier lieu, c’est parce qu’on renverse l’idée du parcours résidentiel qui est un peu notre fondamental. Le parcours résidentiel c’est le parcours en escaliers, step by step, qui fait partir les personnes de la rue sur les dispositifs d’accueil d’urgence, puis en centre d’hébergement et de réinsertion sociale, jusqu’à la résidence sociale et le logement social. Et puis, surtout, ce que ça déconstruit, c’est que dans ce parcours résidentiel ce sont les équipes de travailleurs sociaux et d’accompagnants qui vont prédire de la capacité à habiter d’une personne ou pas. A travers cette méthode de « Un Chez soi d’abord », le bilan scientifique prouve que personne ne peut prédire la capacité à habiter d’un individu, et qu’avec un accompagnement qui repose sur la pratique du rétablissement on se base sur le choix de la personne et aussi le choix de l’accompagnement qu’il désire. » L’aide doit donc s’adapter aux libres choix de l’individu pour être efficace et non pas s’imposer par expertise d’un observateur tiers.
Et nous en sommes encore tout au début. Le programme « Un chez soi d’abord » est largement soutenu à niveau national et va se déployer dans vingt grandes villes (dont les quatre villes de l’expérimentation) avec un financement pérenne. Pour Fanny G., le modèle va se déployer par étapes. Le programme « Un chez soi d’abord » a permis de créer un véritable outillage pour faire perdurer tous les projets qui vont être initiés lors du déploiement. Mais à côté de ça, elle explique que qu’il pourrait nous amener à voir encore plus loin.
« Si on travaille dans cette vision à long terme pour accompagner toujours mieux et être dans une volonté d’éradication du sans-abrisme, il faut utiliser ces pratiques également pour un public beaucoup plus large, pour tout le monde. Finalement il faut repenser ce qu’est le collectif, les murs, nos foyers, nos sites, et qu’est ce qu’on peut en faire. Comment on peut penser par exemple la prise en charge des nouveaux arrivants, des personnes immigrées, des demandeurs d’asile, des déboutés… de tous ceux qui sont dans la rue. Si on peut prendre en charge à partir du logement tous ceux qui peuvent ouvrir des droits et payer un loyer à partir des minimas sociaux, comment faire pour ceux qui sont dans la rue et qui ne peuvent pas accéder à un logement ? »
C’est d’ailleurs en partie le travail de Fanny G., accompagner les projets qui suivent la philosophie du Logement d’abord, mais qui n’entrent pas dans le cahier des charges du programme national « Un chez soi d’abord », notamment avec la formation des équipes à ces changements. Des projets qui reposent sur les mêmes pratiques pourtant, et qui permettront de les généraliser en milieux ruraux ou dans les zones où le logement est complètement détendu. Une perspective qui semble primordiale pour offrir un accompagnement plus juste, humain et à partir du logement et du choix des personnes.
Propos recueillis par l’équipe de Mr Mondialisation