Hausse de la délinquance, explosion des budgets publics, inefficacité : les préjugés avancés dans le débat public contre la gratuité sont nombreux. Sont-ils justifiés pour autant ? Suite à la mise en place de la gratuité du bus tous les week-ends au sein de l’agglomération de Dunkerque, les craintes exprimées n’ont pas été vérifiées. Au contraire : l’étude menée sur trois ans par Henri Briche*, doctorant en science politique à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne et membre de l’association de chercheurs VIGS**, met en lumière les effets positifs de la gratuité des transports en commun sur ce territoire, d’un point de vu social et urbain. De quoi encourager d’autres municipalités à suivre l’exemple ?

Les résultats de l’étude menée par Henri Briche à propos de la gratuité des bus les deux jours du week-end à Dunkerque livrent leur lot d’informations pour le moins surprenantes. Ce projet, décidé en septembre 2015 par la nouvelle équipe municipale et le maire Patrice Vergriete (sans étiquette), était ambitieux : pour la première fois, une grande agglomération française (200 000 habitants) expérimentait la gratuité des transports en commun, bien que cette gratuité restait limitée à deux jours par semaine.

Avec une hausse de la fréquentation de 5000 voyageurs les jours de gratuité et une forte baisse des incivilités sur le réseau (-59% depuis 2015), les conséquences de la gratuité sont remarquables. Si les habitants en profitent, certains défis restent à relever pour s’adapter à cette nouvelle situation, notamment pour éviter les bus surchargés le week-end. La gratuité est parfois victime de son propre succès ! Suite aux résultats positifs, la gratuité sera généralisée à tous les jours de la semaine à partir de 2018.

Henri Briche, qui a bien voulu répondre à nos questions, analyse avec nuance ces résultats : facteur de liberté pour les habitants, la gratuité demande une grande transparence budgétaire de la part des collectivités et une évolution des pratiques chez les entreprises de transport.

Mr Mondialisation : Bonjour Henri Briche. Quelles sont les principales leçons que vous tirez dans votre étude ?

Henri Briche : La principale leçon à tirer de cette étude est que la gratuité des transports en commun résulte avant tout d’un choix politique et que celle-ci n’a entrainé de menace ni sur les comptes budgétaires de la ville ni sur la qualité du service public proposé. On pourrait sans doute généraliser ce résultat à la grande majorité des villes françaises qui désireraient passer à la gratuité, mais cela demanderait toutefois une analyse plus approfondie des contextes locaux. La plupart des arguments avancés par les détracteurs de cette mesure reposent sur des postures idéologiques telle que celle du « tout ce qui est gratuit n’a pas de valeur » ou « la gratuité entraîne une dégradation du service » sans pour autant apporter ne serait-ce que quelques éléments empiriques qui pourraient vérifier ces affirmations. À Dunkerque, la gratuité a ainsi permis de booster la fréquentation (+ 5000 voyageurs/jour de gratuité) et de réduire fortement les incivilités (-59% depuis 2015).

« Le gratuit n’existe pas, il y a toujours quelqu’un qui paye » est également une rengaine que l’on entend très souvent. Et c’est ici que le choix politique devient déterminant. La gratuité a évidemment un coût, celui de la perte sèche des recettes de la billettique. À Dunkerque, celles-ci représentaient seulement 9 % du budget transport ! Le reste du financement étant assuré par des subventions publiques. La nouvelle équipe municipale élue en 2014 a pris la décision de mettre l’accent sur les transports en commun en y allouant une part plus importante du budget. La gratuité des transports en commun est alors à mettre en lien avec la transparence des comptes publics et les choix politiques en matière budgétaire.

Crédit photo : Mr Mondialisation

Mr M. : …ces résultats sont d’autant plus encourageants que la voiture est centrale pour le déplacement des Dunkerquois et que ce type de mobilité a longtemps été encouragé par les politiques…

H. B. : En effet, Dunkerque, détruite à 80% lors de la seconde guerre mondiale et reconstruite dans l’urgence au cours des années 1950, présente un plan d’urbanisme faisant la part belle à l’automobile, alors signe de modernisme et de progrès. Les grandes avenues qui traversent le centre-ville et les récentes années de décroissance démographique ont fait de Dunkerque l’une des rares villes françaises sans bouchons ! Près de la moitié des dunkerquois déclarant ne pas utiliser le bus évoquent la facilité d’usage de la voiture et celle de trouver une place de stationnement dans le centre-ville. La voiture représente ainsi 67% des déplacements journaliers à Dunkerque, l’un des taux les plus élevés de France. Si les premiers résultats de la gratuité montrent que beaucoup de nouveaux utilisateurs ont délaissé leur voiture pour prendre le bus le weekend, il faudra bien plus que cette mesure pour freiner la place de l’automobile à Dunkerque. Le maire actuel voit d’ailleurs dans la gratuité une incitation envers les ménages à ne pas se doter d’une seconde ou d’une troisième voiture. Il sera nécessaire d’articuler dans les prochaines années la gratuité avec une politique de stationnement plus contraignante et une piétonnisation du centre-ville plus ambitieuse afin de pouvoir observer de réels effets sur le report modal.

Mr M : Vous insistez dans votre étude sur les effets sociaux de la gratuité. De quel ordre sont-ils ? 

H. B. : La gratuité est un formidable vecteur de mobilité, principalement pour deux catégories de la population dunkerquoise : les jeunes adultes et les personnes âgées. Ces deux groupes sociaux partagent la même dépendance au transport en commun du fait de leur mobilité contrainte. Pour les personnes âgées, la conduite automobile devient de plus en plus difficile avec les années et représente un obstacle grandissant à leur mobilité, sans compter que nombre d’entre eux souffrent d’un pouvoir d’achat limité qui renforce le poids du budget déplacements dans leurs finances personnelles. Chez les jeunes générations, l’accès même à l’automobile est problématique en raison de son coût élevé et de l’absence de possession du permis de conduire. Ces deux fractions de la population n’utilisent que très peu la voiture pour se déplacer, si ce n’est lorsqu’elles se reposent sur un membre de leur famille ou de leur réseau social pour se faire transporter à un endroit. Dès lors, la gratuité des transports le weekend leur permet de se libérer en n’étant plus contraint de faire appel à un tiers pour se déplacer. De manière surprenante, le bus devient un facteur de liberté et renverse l’image de l’indépendance que pouvait procurer la voiture. La gratuité renforce les liens sociaux en façonnant de nouvelles pratiques de mobilité qui mettent en relation des habitants jusqu’alors peu susceptibles de pouvoir se rencontrer le week-end.

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Crédit photo : Mr Mondialisation

Mr M. : Dans une ville en crise – départ important de la population, chômage, fermeture des magasins dans le centre -, la gratuité peut-elle être source de renouveau économique ?

H. B. : Une fois encore, à l’instar de ce qui a été dit plus haut sur la place de l’automobile, la gratuité n’est pas une mesure miracle et ne peut à elle seule enrayer des années de désindustrialisation. Cependant, elle est un maillon essentiel pour développer la mobilité des ménages les plus précaires en soulageant leur budget transport et pour redynamiser un centre-ville en perte de vitesse. La gratuité du week-end a permis de renforcer la fréquentation des magasins du centre-ville en facilitant la mobilité des dunkerquois mais aussi par l’utilisation plus intense qu’il en est fait. Débarrassés des contraintes horaires qu’impose le stationnement automobile, les usagers du bus gratuit peuvent désormais déambuler dans le centre et profiter de ses aménités, de ses activités et de ses commerces. Les habitants avouent multiplier les courts déplacements et flâner dans un centre-ville jusqu’alors déserté. La revitalisation économique et résidentielle nécessitera bien plus qu’une gratuité des transports en commun mais celle-ci est un premier pas vers une image nouvelle pour une ville régulièrement stigmatisée dans les médias de par son passé industriel. À ce titre, Aubagne reste une référence dans sa politique de communication et d’image basée sur la devise « Liberté, Égalité, Gratuité ».

Mr M : Quels sont les principaux défis pour les collectivités qui mettent en place la gratuité des transports en commun ?

H. B. : A mon sens, il existe deux grands défis dans la mise en œuvre de la gratuité des transports en commun. Le premier relève de son financement. Toutes les villes ne sont pas Dunkerque : en Ile-de-France, les recettes commerciales couvrent quelque 40% du budget transport. La gratuité engendrerait ainsi la redirection d’une part importante du budget de la métropole. Si cela n’est pas inconcevable en soi, elle nécessiterait une forte conviction politique ainsi qu’une publicisation des choix budgétaires effectués par le législateur. Pour autant, la plupart des réseaux de transport de villes françaises ont des recettes commerciales couvrant moins de 20% des dépenses en matière de transport, rendant la gratuité techniquement possible.

Le second défi réside dans l’adaptation nécessaire du délégataire en charge de l’exploitation du réseau de transport. La gratuité bouleverse les modes de pensée et les missions des salariés ainsi que la nature des métiers de l’entreprise. Elle requiert ainsi une grande flexibilité de la part de ces acteurs, ce qui n’est pas toujours la caractéristique première du monde du transport. A Dunkerque, les chauffeurs de bus restent aujourd’hui encore méfiants vis-à-vis de la gratuité : elle transforme entièrement les relations avec les usagers et fait disparaître une relation marchande qui jusque-là structurait l’ensemble des échanges. La gratuité doit intégrer des dispositifs d’accompagnement garantissant une transition en douceur.


Sources : Propos recueillis par l’équipe de Mr Mondialisation / vigs-conseil.com

*Henri BRICHE est doctorant en science politique à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne. Il est actuellement en train de finir une thèse consacrée aux mobilités résidentielles en lien avec les politiques de rénovation urbaine menées dans deux villes anciennement industrielles : Saint-Etienne (France) et Detroit (Etats-Unis). Parallèlement, il a mené une mission d’évaluation et de conseil pour l’agence d’urbanisme et la communauté urbaine de Dunkerque sur la mise en place des transports collectifs gratuits (2015-2018). Il a été chercheur invité à l’Université de Michigan en 2013 au sein du département de sociologie. Il a également été secrétaire de rédaction de la revue électronique Métropoles consacrée aux enjeux urbains français et internationaux contemporains.

**VIGS, association de chercheurs spécialisés dans les thématiques de politique de la ville : transport, aménagement du territoire, énergie…, est un cabinet d’études d’un genre nouveau, qui rassemble des chercheurs multidisciplinaires pour proposer aux décideurs une approche scientifique à la pointe et des méthodologies résolument qualitatives.

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