La mangrove, forêt entre terre et mer bordant les littoraux tropicaux, abrite une biodiversité précieuse et unique. Grignotée par la crevetticulture, les coupes de bois, la pollution et le dérèglement climatique, elle est désormais en danger. François Fromard, chercheur au Laboratoire Écologie fonctionnelle et environnement (ECOLAB), contribue à mettre en lumière ce maillon de l’équilibre planétaire.
Une mangrove est une forêt composée d’espèces ligneuses : les palétuviers, capables de prospérer les pieds dans l’eau salée. Elle se développe le long des littoraux de régions tropicales et intertropicales, globalement entre les latitudes + 30 et – 30, et se forme au niveau de l’estran, la partie du littoral située entre les limites des plus hautes et des plus basses marées.
« Il existe tout un tas d’autres conditions environnementales qui expliquent sa formation, mais ce sont les modalités générales nécessaires à son développement », explique François Fromard, l’un des 43 chercheurs et spécialistes mobilisés pour la réalisation du livre Mangrove, une forêt dans la mer.
Une biodiversité singulière
La mangrove est l’un des 14 grands biomes terrestres définis par WWF. « Quand on observe les littoraux tropicaux et intertropicaux, indique François Fromard, on se rend compte que 75 % sont couverts de mangroves. Elles constituent une zone d’interface entre les milieux maritimes et terrestres. » La mangrove est au carrefour d’échanges divers, d’énergie, de nutriments, et le berceau d’une biodiversité bien particulière : des poissons « gros yeux » pouvant respirer hors de l’eau, des crabes ingénieurs et une multitude de bactéries indispensables au recyclage de la matière organique.
« Peu d’espèces, au fil de l’évolution, se sont adaptées aux contraintes fortes propres aux mangroves, notamment aux grandes variations de salinité, poursuit le chercheur. Ce qui les caractérise, c’est donc à la fois une faible biodiversité végétale mais, en même temps, une capacité d’adaptation extrême de ces espèces. »
Les mangroves jouent aussi un grand rôle nourricier et représentent des sources de revenus essentielles pour un certain nombre de populations humaines, dépendante notamment de sa richesse en poissons, en crabes, en crevettes. Les êtres humains font aussi feu de son bois, en use pour bâtir ses habitations ou ses embarcations.
Un rempart face aux aléas climatiques
Confrontées aux vents et aux vagues, les mangroves remplissent à merveille leur rôle de rempart côtier. « Lorsqu’elles sont intactes, c’est-à-dire pas détériorées par des coupes de bois ou des constructions humaines, elles sont comme des écrans qui permettent de casser l’énergie des vents, des vagues et protègent en partie les habitations qui se trouvent derrière », remarque le scientifique. Une mangrove adulte, en bon état, atténue de près de 20 % l’énergie des vagues et des vents.
« Dans certaines régions d’Indonésie, affectées par de puissants cyclones dans les années 90, des chercheurs ont observé que les zones où les dégâts étaient les moins importants correspondaient à celles où les mangroves étaient restées intactes », illustre François Fromard. Une mangrove ne protège pas intégralement des évènements extrêmes, mais elle offre donc une certaine résistance face à leurs ravages potentiels.
La mangrove constitue également un moyen efficace d’atténuer la présence de carbone dans l’atmosphère. Elle a la capacité d’absorber et de stocker une quantité importante de CO2 et contribue ainsi à la lutte contre le changement climatique. Elle permet aussi, par ailleurs, de filtrer et retenir un certain nombre de polluants organiques, azotés, phosphorés…
« Dans une certaine mesure, elle fonctionne un peu comme une éponge et contribue à dépolluer les eaux qu’elle borde »
Un imaginaire puissant
Les sociétés humaines éprouvent à la fois un attrait et une répulsion pour les mangroves. « L’aspect même de la mangrove est un peu mystérieux. Elle n’est pas forcément facile d’accès, son eau est turbide, vaseuse, boueuse, les moustiques sont légion. Dans certaines régions, elles inquiètent, représentent un lieu hostile, à éviter. Dans d’autres, elles sont considérées comme un lieu de culte, un endroit protecteur, un écosystème qui offre d’importantes ressources. »
À Mayotte, une légende raconte même que les Moina Issa, des esprits à l’apparence de petites femmes, vivent dans les mangroves et les protègent. Elles ont une main plus petite que l’autre, se déplacent en bondissant et peuvent exaucer les vœux de quiconque leur apporte des offrandes. A contrario, elles peuvent abattre le malheur sur tout individu irrespectueux envers la mangrove.
Trésor en péril
Cet écosystème, source d’inspiration et riche en services rendus, semble pourtant moins étudié et exposé à la lumière médiatique que le récif corallien. « La mangrove fait moins parler d’elle, c’est vrai, reconnaît François Fromard. D’un point de vue scientifique, les recherches sur les récifs coralliens sont beaucoup plus anciennes et avancées. Pourtant, quand on s’intéresse à la répartition mondiale des coraux et à celle des mangroves, elles se superposent presque parfaitement, de façon assez étonnante. Elles ont, dans les grandes lignes, les mêmes exigences climatiques : elles demandent des régions chaudes, des eaux plutôt calmes. »
Surtout, comme les coraux, elles sont en péril. Chaque année, près d’1 % de la surface mondiale occupée par la mangrove disparaît. La principale raison de ce recul des mangroves est le développement tentaculaire de la crevetticulture, surtout en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Sud. Des mangroves y sont défrichées et troquées contre des bassins où sont élevées des crevettes.
« L’élevage fonctionne pendant trois, quatre ou cinq ans, puis les rendements baissent, explique François Fromard. Le bassin est alors abandonné et un autre est créé à côté. Ainsi de suite. Peu à peu, la mangrove perd du terrain. » Au niveau du Delta du Mékong, au sud du Vietnam, elles ont quasiment intégralement disparu sous l’effet du développement de la crevetticulture.
« L’urbanisation et les coupes de bois ont aussi un effet désastreux pour les mangroves. À Madagascar, où l’essentiel des forêts primaires a été détruit, c’est désormais la mangrove qui est utilisée pour produire du charbon de bois. »
Les pertes sont considérables, notamment en matière de biodiversité, d’équilibre des littoraux côtiers, de stockage de carbone. Les services écosystémiques rendus par la mangrove disparaissent avec elle, et les côtes qui en sont dépourvues se retrouvent à la merci de l’érosion.
Préserver les mangroves, maillon de l’équilibre planétaire, apparaît alors comme un enjeu de gouvernance essentiel. « Il arrive que des pays décrètent qu’une mangrove est protégée, observe François Fromard. Parfois, cela fonctionne, mais dans certains États, les protections sont très théoriques et ne fonctionnent pas. Bien souvent, aussi, le statut des mangroves n’est pas très clair : relèvent-elles du domaine publique ? Du domaine privé ? Doivent-elles être gérées par des forestiers ? » Ce flou juridique et administratif les rendent vulnérables, car plus difficiles à protéger ou restaurer.
« L’information, l’éducation et la compréhension du fonctionnement et du rôle des mangroves pourraient également contribuer à leur sauvegarde, tout comme le développement de structures, de mesures de gestion, de protection des mangroves existantes et le reboisement, la replantation de mangroves détruites », souffle François Fromard.
Trésor des littoraux, la mangrove doit garder les pieds dans l’eau.
– Alexandre-Reza Kokabi
Photo de couverture de Aristedes Carrera sur Unsplash