En annonçant le Green Deal, la Commission entendait faire de l’Union Européenne (UE) un acteur pionnier de la transition écologique. Une transition qui devrait commencer par l’agriculture, un secteur-clé sur lequel les institutions européennes peuvent agir dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC), la politique la plus intégrée de l’UE. Pourtant, l’actuelle réforme telle qu’elle est négociée est loin d’être compatible avec les ambitions du Green Deal. Alors que les discussions se poursuivent, scientifiques et associations s’inquiètent de l’incapacité de cette politique à relever les nombreux défis de la décennie à venir, dans un contexte de crises qui s’accélèrent et s’additionnent.

A l’origine, en 1962, la Politique Agricole Commune (PAC) visait à développer et moderniser la production agricole dans les Etats-Membres de ce qui deviendra l’Union européenne, pour nourrir les Européens au sortir de la guerre. En garantissant des prix aux agriculteurs et limitant les importations, cette politique d’une ampleur sans précédent a rapidement atteint son objectif, puis l’a même dépassé avec un effet pervers symptomatique de notre modèle économique global : une surproduction généralisée.

Depuis, la PAC a connu de nombreuses évolutions, dédiées pour la plupart à la conformer aux règles de l’Organisation mondiale du commerce et d’une économie toujours plus mondialisée. Les trois dernières décennies, marquées par un contexte de libéralisation extrême des marchés, ont donc modifié en profondeur les logiques d’intervention de la PAC. Au lieu de la politique des prix garantis, des subventions sont désormais accordées en fonction de la surface agricole dont disposent les agriculteurs. Par ailleurs, la préférence communautaire qui visait à limiter les importations a fait la place à l’ouverture des marchés mondiaux.

Une PAC qui encourage l’industrialisation

Aujourd’hui, la multiplication des accords de libre-échange a engendré un nivellement par le bas, en mettant en compétition des agriculteurs du monde entier, pourtant confrontés à des contextes très différents. « L’agriculture européenne n’est globalement pas compétitive par rapport aux mastodontes de l’agroalimentaire internationaux. Ceci est dû aux règles sociales, environnementales et fiscales d’un niveau plus élevé dans l’UE, au contexte pédo-climatique qui ne permet pas un rendement comparable à celui d’autres pays et au caractère familial de nombreuses exploitations européennes. » explique Mathieu Courgeau, président de l’association Pour une autre PAC, dont l’interview complète est à retrouver dans le podcast Les champs des Possibles.

En octroyant des subsides par hectare, la PAC encourage l’agrandissement et l’industrialisation de l’agriculture. – Photo : Pixabay

Les subventions octroyées aux producteurs existent aujourd’hui pour compenser ce manque de compétitivité. Les agriculteurs ont donc intérêt à capter le plus d’aides possibles, ce qui encourage l’agrandissement, la spécialisation et donc l’industrialisation de l’agriculture, avec des conséquences négatives pour l’emploi dans les campagnes, pour la qualité de l’alimentation et surtout pour l’environnement. Ce système qui peut sembler absurde est le fruit d’une longue évolution vers la libéralisation des marchés, encouragée par un lobbying intense des nombreuses entreprises qui y voient un potentiel de profit inépuisable (multinationales de l’agroalimentaire, des semences, des pesticides, du matériel agricole, etc.).

Une majorité du budget consacrée à l’agriculture intensive

Aujourd’hui, le revenu d’une grande partie des agriculteurs européens provient à 100% des subventions, et la PAC représente environ 40% du budget européen. Un chiffre impressionnant, qu’il convient de mettre en perspective, sachant que c’est l’une des seules politiques qui soit essentiellement menée sur le plan européen. Sur un budget annuel de plus de 50 milliards d’euros, une grande majorité est consacrée à l’agriculture intensive et à des pratiques qui nuisent à la santé et à l’environnement. Si elle les prive d’une utilisation judicieuse de l’argent public, la PAC peine également à nourrir les citoyens européens, de plus en plus d’entre eux faisant appel à l’aide alimentaire, particulièrement en cette période de pandémie. Tel le cordonnier mal chaussé, ceux qui nous nourrissent ont le plus de difficulté à se nourrir.

Une réforme est donc indispensable, et c’est ce à quoi se sont employées les institutions européennes depuis le 1er juin 2018, date à laquelle la Commission européenne avait émis une proposition législative. Celle-ci a été discutée depuis par le Parlement Européen et par le Conseil des ministres de l’agriculture européens, qui se sont chacun mis d’accord sur une version du texte. C’est désormais en trilogues, c’est-à-dire sous la forme de discussions entre les trois entités concernées, que la réforme est débattue, pour aboutir à l’architecture finale de la PAC au printemps prochain. Dans le même temps, commencent les discussions au niveau de chaque État membre dans le cadre des plans stratégiques nationaux, qui déterminent l’application du texte dans chaque pays. La nouvelle PAC devrait en effet nettement alléger le nombre de règles communes, pour laisser plus de marge de manœuvre aux Etats-Membres.

La réforme est acutellement débattue en trilogues, entre la Commission, le Parlement et le Conseil des ministres. – Photo – Pixabay

Une inflexion substantielle du texte est nécessaire

A ce stade, les grandes lignes de cette nouvelle réforme sont donc tracées, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas l’unanimité. Un rapport d’AgroParisTech avec l’INRAE publié par le Parlement Européen conclut ainsi que « l‘agriculture et les pratiques alimentaires de l’UE ne sont actuellement pas sur la bonne voie pour atteindre les objectifs du Green Deal liés aux problèmes de climat, d’environnement, de nutrition et de santé dans ce secteur. » Les auteurs, qui appellent à une inflexion substantielle du texte concernant notamment le conditionnement des aides, indiquent également qu’il est crucial de « compléter les règlements de la PAC au moyen d’une politique alimentaire globale et cohérente », axée sur des régimes alimentaires plus diversifiés et végétalisés.

Une revendication que rejoint l’association Pour une autre PAC. Elle souhaite en effet que l’alimentation soit au cœur de la prochaine PAC, qui devrait être refondée en « Politique agricole et alimentaire commune ». L’organisation préconise également d’abandonner le système sacralisé d’aide à l’hectare pour subventionner ce qui compte vraiment, à savoir la protection de l’environnement, la transition agroécologique et les dynamiques économiques dans les zones rurales, pour encourager l’emploi et la relocalisation de l’économie. La réforme actuelle propose bien la mise en place d’éco-régimes, qui rémunèrent les pratiques les plus vertueuses en matière d’environnement, mais l’enveloppe budgétaire est très limitée et le contenu demeure flou.

Une réforme finalement décevante

Concrètement, l’association Pour une autre PAC propose que les subventions soient accordées en fonction du nombre de travailleurs par exploitation, ou du type de production, avec plus de soutien aux fruits et légumes par exemple, très peu soutenus par la PAC malgré leurs effet bénéfiques en termes d’emploi, de santé et d’occupation des territoires. Rassemblant 44 associations qui militent pour la transition du modèle agricole, Pour une autre PAC mène un travail de fond pour proposer des pistes concrètes de réforme, expliquées en détail sur cette page de leur site. L’organisation contribue également à sensibiliser l’opinion publique et les décideurs politiques à ces enjeux.

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L’association Pour une autre PAC réunit 44 organisations qui œuvre pour la transition agricole.

Des associations similaires existent dans de nombreux pays européens, et toutes s’inquiètent de la direction que prend la nouvelle réforme. « Notre crainte pour la prochaine PAC, c’est aussi que chaque pays essaie de tirer le plus possible les normes environnementales, sociales et fiscales vers le bas pour être le plus compétitif possible sur les produits de base, ce qui aurait pour effet de niveler toute la PAC vers le bas » déclare Mathieu Courgeau. Les Etats-Membres auront en effet plus de poids dans l’application de ce nouveau texte, mais ceci pourrait également présenter quelques avantages. L’association indique ainsi vouloir faire pression sur le gouvernement français pour que la version nationale de la PAC soit plus adaptée aux enjeux actuels.

La France étant le premier pays agricole européen, une évolution notable de ses positions pourraient contribuer à faire bouger les lignes au niveau européen. Face au manque regrettable d’ambition des institutions européennes, il s’agit du dernier levier disponible pour faire évoluer la PAC vers un texte à la hauteur, qui permette de relever les nombreux défis des décennies à venir.

Raphaël D.

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