C’est une question essentielle dans les mouvements sociaux. Les luttes doivent-elles s’allier pour combattre ensemble un système commun à l’origine des dominations subies ? Doivent-elles, à l’inverse, s’isoler dans leur propre champ d’action pour mieux faire valoir leurs intérêts propres ? Ce questionnement émerge de la diversité de luttes sociales de notre époque contemporaine qui est sans commune mesure avec la lutte ouvrière traditionnelle, basée sur une opposition nette entre la classe bourgeoise patronale et celle des travailleur·euses. Aujourd’hui, une pluralité de revendications résonne – et c’est une bonne nouvelle – engendrant un paysage des mouvements sociaux inédit.

Féministes, écologistes, travailleur·euses en grève, gilets jaunes, antiracistes, etc. Quelle frange non-bourgeoise de la population ne s’est pas mobilisée face au macronisme ? Pourtant, ni par la rue, ni par les urnes, cette opposition n’a pu renverser la politique néo-libérale incarnée par le dénommé Jupiter. Est-ce que cet échec aurait pu être évité par des alliances solides sur un même front ? Car malgré les spécificités de chaque combat – leurs champs d’action, leur sociologie, leur éthos – l’intersectionnalité existe. L’addition solidaire stratégique, à ne pas confondre avec une fusion totale des identités, est réaliste. La base du consensus est clairement identifiable : un système de domination bourgeois qui a pris le contrôle des instances de pouvoirs politique et économique, mais aussi de la sphère publique (médias de masse et injonctions de comportements de consommation et de compétition).

Tant d’énergie militante a été décuplée, tant de mobilisations spontanées et organisées ont eu lieu, pourtant, rien ne semble changer. Les victoires sont rares ou ne bouleversent pas le système, le libéralisme économique accentue même sa domination. Ce constat peut mener à l’épuisement et le découragement. Les opposant·es à ce système bourgeois pourraient s’avouer vaincu·es en se disant que la machine est trop puissante, que malgré le contexte d’urgence sociale et écologiste, la population ne prend pas ses responsabilités dans les urnes ou dans la rue.

Arrêtons-nous et regardons-nous un moment : La montée de l’autoritarisme est aussi inquiétante que révélatrice d’une bourgeoisie peu sereine, pour qui l’usage de la force est le dernier rempart pour se maintenir en place. L’autoritarisme est certes efficace pour rabrouer les foules, mais il est aussi le signe d’une force militante qui dérange. Face à cela, le consensus des luttes pourrait donner la force du nombre et des idées face à la violence des dominant·es.

https://www.youtube.com/watch?v=xfLCUxiuoV0

Une « plaidoirie » pour la convergence des luttes

Christian Nadeau, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, plaide pour une interdépendance des droits et des luttes dans un article pour le média indépendant À Babord ! Selon lui, militant·es et forces politiques de gauche admettent de plus en plus la nécessaire interdépendance des revendications (justice sociale, droits et libertés pour tous·tes).

Pour autant, sur le terrain, la convergence des luttes est loin d’être effective : « les trajectoires des militances se croisent rarement et, trop souvent encore, s’ignorent. »

Le professeur québécois poursuit en imaginant une autre manière de lutter : « pour promouvoir et garantir l’interdépendance des droits, il faudrait désenclaver les luttes, construire des passages et des souterrains, abolir les frontières artificielles et œuvrer à une conscience collective. » Surtout, cet objectif n’a rien de miraculeux pour C. Nadeau, qui ne juge pas nécessaire d’étudier en profondeur l’histoire et l’idéologie de chacune des luttes, mais de les écouter, leur faire confiance et éveiller notre curiosité en somme.

Il défend avant tout une attitude constante d’écoute, de partage et de sensibilité, plutôt que des alliances ponctuelles et symboliques, nécessaires mais insuffisantes. Adopter cette attitude ne rendrait que plus naturelle notre capacité à comprendre les autres minorités, à agir collectivement, en n’isolant personne et en ciblant les causes communes des oppressions vécues. Ainsi conclut-il son article :

« Il est possible de parler une même langue sans perdre le lexique propre à chacun de nos combats. Nul relativisme ici, nul abandon de la pensée. Au contraire, le pluralisme inhérent à l’interdépendance des luttes peut se comprendre dès lors qu’une personne ou un groupe a la capacité de traduire son existence à une autre. Ce que je souhaite est que nous rédigions ensemble ce grand récit dans l’égale conscience de nos résistances communes, à la manière d’une expérience morale que nous pourrions nous approprier dans la longue durée de nos émancipations. »

L’exemple de l’isolement des populations autochtones canadiennes

Christian Nadeau est également intervenu dans une émission débat de Radio-CRE, une radio-web du Centre de Recherche en éthique de l’Université de Montréal (CRÉUM). L’émission s’intéresse au cas des populations autochtones du Canada. Celles-ci, déjà en situation de vulnérabilité et de pauvreté extrême, sont encore plus fragilisées par l’activité économique du pays. Pour Virginie Maris (chargée de recherche au CNRS, interrogée dans la même émission), les coûts environnementaux sont plus importants chez les populations autochtones les plus vulnérables pour plusieurs raisons : elles ont des valeurs culturelles en rapport avec la nature plus complexes et identitaires, elles continuent de chasser et pêcher pour se nourrir et donc survivre, et surtout des industries polluantes sont situées à proximité de ces populations. Des études ont d’ailleurs montré des taux de cancers et de contamination élevés chez les autochtones du Canada.

Un enfant Atikamekw et un adulte en costume de danse au pow-wow de Manawan, Québec, Canada. Autrice : Thérèse Ottawa. Source : commons.wikimedia.org

Selon C. Nadeau, les droits fondamentaux des populations autochtones ne sont pas reconnus et sont même niés, au profit de droits considérés comme nécessaires (industriels et matériels). Cette négation des droits fondamentaux des autochtones, mais aussi la distance culturelle entre populations autochtones et les militant·es écologistes qui peuvent être urbain·es et de milieux aisés, s’ajoutent à l’isolement des luttes qui profitent aux tenancier·es d’un système bourgeois : ces dernier·es ont intérêt à disperser les revendications sociales et écologistes chacune dans son propre champ d’action, mais également à promouvoir des avancés écologiques sans considérer les préoccupations sociales.

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De même, en France, l’augmentation de la taxe sur le carburant en fin d’année 2018 à l’origine du mouvement des gilets jaunes, était annoncée comme mesure écologique. La volonté de cette justification était certainement de dissocier les causes sociales et écologiques. C. Nadeau propose donc de considérer les droits sociaux fondamentaux et écologiques comme interdépendants.

Les populations autochtones ne présentent pas du tout le même profil que les classes populaires françaises, mais nous pouvons en faire un parallèle, en constatant la tendance des sociétés modernes à dissocier les vulnérabilités sociales des vulnérabilités écologiques, alors qu’elles sont intimement liées et que les dégradations écologiques impactent d’abord les plus pauvres. Les luttes sociales et écologistes ont tout intérêt à converger.

Regagner l’espace public

La sociologie de l’espace public, grâce notamment aux travaux de Jürgen Habermas, permet de mettre la lumière sur la crise démocratique que nous traversons. En effet, au-delà de la représentativité défaillante de nos gouvernant·es, le contrôle de l’espace public reste l’outil le plus efficace pour pérenniser la domination bourgeoise. Les résultats électoraux ne sont alors que les conséquences de ce processus.

Lorsque le peuple reprend le contrôle de l’espace public, comme ce fut le cas dernièrement au Chili et en Colombie, les soulèvements permettent de repolitiser les citoyen·es et de faire gagner les idées d’une gauche écologiste. En France, un tel effet n’a pas eu lieu, mais on peut légitimement penser que la réappropriation de l’espace public sur les rond-points par les Gilets Jaunes et l’occupation de lieux stratégiques des écologistes par la désobéissance civile, ont donné du poids aux valeurs de la justice sociale et écologique dans l’opinion publique.

Francia Marquez, au centre, première vice-présidente afro-descendante en Colombie. Gustavo Petro, tout juste élu, est le premier président de gauche du pays. Source : commons.wikimedia.org

Pour le moment, il ne fait aucun doute que la bourgeoisie garde le contrôle de sa population grâce notamment à l’influence des médias de masse, tous possédés par des milliardaires. La manipulation permise par cet empire médiatique n’est pas une fatalité, la crise démocratique que nous vivons, incarnée par des records d’abstention électorale, est un message politique.

Si J. Habermas reconnaît que le pouvoir politique est détenu par une classe bourgeoise qui s’auto-légitime de choisir ce qui est mieux pour son peuple, il a aussi, selon A. Neumann, tendance s’aveugler dans ce modèle en ne proposant pas d’alternatives. D’autres sociologues tels que Negt et Kluge ou Nancy Fraser proposent de donner de la valeur au vécu de la classe prolétaire et des contre-publics (à savoir les minorités exclues du pouvoir). C’est alors que l’interdépendance des luttes prend sens.

selon NANCY Fraser, les revendications d’un contre-public isolé des autres minorités pourraient être récupérées par la classe dominante tout en accentuant sa domination sur le prolétariat.

À l’inverse, un contre-pouvoir bâti sur la solidarité des luttes permettrait aux classes populaires, féministes, écologistes, antiracistes, etc. de maintenir une opposition ferme face à la classe bourgeoise. Ces luttes pourraient propager leurs valeurs dans l’espace public par le lien social et en reprenant le contrôle de la rue.

Pour conclure, si vous êtes horifié·es par la dérive de plus en plus autoritaire de la démocratie française, c’est dans l’espace public, et avec un souci de solidarité avec les luttes qui ne sont pas les vôtres, que vous aurez l’opportunité de faire fructifier la montée en puissance des luttes sociales, au sein desquelles les militant·es ont cravaché ces dernières années. Des efforts qui ne sont pas vains et qui ne demandent qu’à se fédérer autour d’une union des luttes.

Benjamin Remtoula

Photo de couverture © Basile Mesré-Barjon

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