Solène Ducretot et Alice Jehan, co-fondatrices du collectif Les Engraineuses, sont également autrices de Après la pluie – Horizons écoféministes. Un ouvrage co-écrit par plus d’une soixantaine d’intervenant.e.s. Tout.e.s y témoignent de la diversité des pratiques écoféministes qui sont autant de moyens d’action, élaborés à partir des réflexions, des grilles d’analyse et des expériences de vie, pour agir ensemble et changer notre rapport au monde. C’est à l’occasion de la sortie de leur ouvrage que Mr Mondialisation a souhaité échanger avec ces deux autrices engagées, et notamment Solène. Interview.

M. : Vous êtes à l’origine du collectif Les Engraineuses. Pouvez-vous nous en dire plus  ?

S.D. : On a créé ce collectif, il y a deux ans, dans l’objectif de sensibiliser le grand public sur les thématiques liées aux écoféminismes via l’art et la culture. Et notamment par l’organisation du festival « Après la pluie », qui fût le premier festival écoféministe de France. Le reste de l’année, on organise des conférences et des productions médias c’est-à-dire de la publication de contenus liés à l’écoféminisme (articles presse, relais, vidéos).

M. : Comment est venue l’idée d’écrire ce livre ?

S.D. : Multiplier les supports de communication, ça rentre dans notre ADN à nous, chez Les Engraineuses. On souhaite atteindre des publics divers et sortir de l’entre-soi de la sphère écoféministe parisienne, que l’on avait lors du festival par exemple. Le livre est un très bon moyen d’y arriver. Surtout, on avait envie de montrer la pluralité des pratiques écoféministes, en donnant la parole à différents profils. L’objectif était de co-construire quelque chose en France, dans l’horizontalité. C’est pour cela qu’on a aussi choisi de mettre en valeur différents types de textes (poèmes, articles, oeuvres artistiques, tutoriels, etc) pour permettre à chacun.e d’intégrer les messages de la manière qui lui convient le mieux. Il y a autant des contenus de réflexion, d’actions que d’inspirations artistiques. Parmi ces 60 intervenant.e.s, il y a des femmes et des hommes, des universitaires, des entrepreneuses, des personnes issues de la société civile, des ONGs, des thérapeutes … bref, des gens qui ont fait des études, d’autres qui n’en ont pas fait. Notre volonté, c’était de se démarquer des ouvrages qui existaient déjà sur la thématique écoféministe. Ils ne sont pas forcément très abordables quand on commence à peine à s’y intéresser.

Au début de votre livre, vous revenez sur le fait que l’écoféminisme a longtemps été méconnu en France. Comment vous, vous l’avez connu ?

En dix ans de  travail dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, on s’est toutes les deux rendues compte avec Alice qu’aucun des projets ne combinait les luttes d’ordre social, notamment féministes, et environnemental. Découvrir l’écoféminisme, ça nous a permis de soulager notre écoanxiété car on a compris que le problème n’était peut-être pas pris sous le bon angle. C’est selon nous à condition de combiner les luttes et, plus largement, en revoyant la société à travers le prisme de l’écoféminisme que l’on peut mettre en place des solutions d’impact très efficaces et rapidement.

M. : Vous le dites bien, il existe une grande diversité de pratiques écoféministes. Quelle est votre définition de l’écoféminisme ? 

S.D. : La définition conceptuelle vise à  déconstruire tous les schémas d’oppressions patriarcales qu’on observe dans notre société, que ce soit sur les femmes ou sur la planète. Et cela va encore plus loin : ça concerne aussi le racisme, la lutte des classes, les droits des animaux, les droits de la nature, etc. On se rend compte que ce sont les mêmes schémas d’oppression qui se reproduisent sur tous ces noeuds de la société.  En déliant ces noeuds, on peut résoudre beaucoup de choses sur le long terme, d’une façon beaucoup plus profonde qu’une solution d’urgence. En revanche, ce n’est surtout pas de l’essentialisme, dont le féminisme cherche précisément à sortir.

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Plus exactement, on a deux branches principales dans l’éco-féminisme. La première, matérialiste, traite des problématiques  de terrain : c’est la question des droits des femmes face au changement climatique par exemple. Il est prouvé que les femmes sont les premières victimes de toutes les crises qui peuvent exister, qu’elles soient environnementales, sociales ou économiques. Ce sont les plus vulnérables. Par exemple, en Afrique subsaharienne, à cause du réchauffement climatique, les femmes doivent marcher de plus en plus loin et longtemps pour chercher l’eau et le bois de chauffe. La seconde branche est dite spirituelle. Elle traite de la reconnexion du corps, du coeur et de l’esprit pour remettre de la spiritualité dans nos vies. Afin de se soigner soi-même, mais aussi les autres et la planète. C’est dans cette branche que se créent beaucoup de cercles de femmes, afin de se reconnecter avec le vivant en général. Et notamment à travers l’héritage culturel des sorcières, qui est largement repris aujourd’hui et remis au goût du jour. On l’aborde dans un chapitre du livre.

Mais finalement, quelque soit la branche, l’écoféminisme se définit surtout par la créativité des modes d’action. L’événement  majeur donnant naissance au courant écoféministe dans les années 1970, aux Etats-Unis, en est une belle illustration : le Women’s Pentagon Action. Des milliers de femmes se sont retrouvées pour militer autour du Pentagone contre le nucléaire, pour la fin de  la guerre au  Vietnam, entre autres, et elles ont barricadé les portes en … tricotant ! La dernière manifestation pour la journée des droits des femmes cette année est aussi un bel exemple : l’ONG Care France a organisé March4women, un cortège marchant avec des seaux d’eau sur plusieurs kilomètres, en solidarité avec les femmes du Sud qui subissent les conséquences du réchauffement climatique. 

M. : Les femmes ont donc un rôle particulier dans la lutte écologiste. Mais est-ce que ce n’est pas finalement leur rajouter une nouvelle « charge mentale », celle de sauver la planète, que de raisonner comme cela ? 

S.D. : Justement, l’objectif de l’écoféminisme est de sortir de ce schéma-là. L’écologie vient rajouter une charge mentale aux femmes, et l’écoféminisme vient y mettre fin. C’est souvent  le zéro déchet qui commence à créer un déclic à propos de la charge mentale, notamment pour celles qui ne se sont jamais vraiment intéressées au féminisme avant. Dans l’écoféminisme, on discute notamment l’impact de la part individuelle afin de faire comprendre aux femmes que, seule, on ne peut pas sauver la planète en plus de tout ce qu’on doit faire … Autrement dit, comprendre que individuellement on ne pourra pas renverser un problème d’envergure systémique, ça permet de réduire l’éco-anxiété de plus en plus présente dans nos sociétés. Il faut mener des actions conjointes avec les politiques et les industriels. Parce-que même si toute la société civile était parfaitement écolo, [nldr, référence au rapport Carbone 4], le monde n’irait pas beaucoup mieux. L’idée c’est de se dire que ce n’est pas qu’à nous les femmes  de sauver la planète, mais qu’il y a des décisions politiques qui peuvent changer la donne. Par exemple, on s’est rendu compte que dans les pays nordiques la charge mentale état mieux répartie, car le congé paternité de longue durée avait été mis en place. Lorsque les hommes passent plus de temps avec les enfants, le déclic lié à la planète et à la charge mentale se fait beaucoup plus rapidement  (quant à l’alimentation, les produits d’hygiène et, plus largement, le futur dans lequel grandira l’enfant). D’une décision politique peut découler des prises de conscience qui impactent efficacement notre quotidien. 

M. : Finalement, « sauver la planète » est une autre forme de care, un terme que vous abordez justement dans l’ouvrage. Pourquoi les femmes sont-elles les premières à prendre soin de leur entourage, qu’il soit humain comme non-humain ?

S.D. : La thématique du care est très importante dans l’écoféminisme : elle symbolise bien cet enjeu visant à renverser les codes de société. Le care, le fait de prendre soin des gens, sont des métiers principalement occupés par des femmes, donc dévalorisés par la société (emplois précaires, sous payés, à temps partiel). Alors que cette dernière repose sur elles, comme le montre la crise sanitaire actuelle ! Il faut revaloriser ce travail et changer de paradigme. Et cela concerne aussi les éléments non-humains et la Nature en général, comme le montre par exemple les actions de Wild Legal, une association qui milite pour  reconnaître des droits à la nature. Effectivement, nous avons  réussi à donner des droits aux entreprises, des entités  qui n’existent pas matériellement, mais nous n’avons toujours pas accordé de droits à ce qui nous entoure au quotidien, l’environnement même dans lequel nous vivons ! On s’est vraiment déconnecté.e.s du vivant.

M. : Est-il possible d’aboutir à une société respectueuse à la fois des femmes, et de la planète ? Si oui, comment s’y prendre concrètement ? 

S.D. : Oui. Ce qui est intéressant avec l’écoféminisme, c’est que ça va plus loin que de combiner simplement écologie et féminisme. Faire le lien entre l’exploitation des femmes et celle de la planète, c’est une porte d’entrée pour aller ensuite déconstruire tous les autres schémas d’oppression (racisme, lutte des classes, etc). Un des exemples les plus connus est celui de Vandana Shiva, qui a monté un centre en Inde pour aider les petits paysans d’une région à faire face à l’arrivée de Monsanto. Ils avaient dû payer très cher des graines qui ne sont pas resemables d’une année sur l’autre, ce qui les a fait tomber en extrême pauvreté. Vandana a mobilisé les femmes de cette région, leur a appris à cultiver et à garder les semences endémiques pour ensuite les redistribuer aux petits paysans. Résultat ? Cela a redonné une place aux femmes dans la société indienne de cette région, leur a permis d’avoir des revenus supplémentaires pour leurs familles et, d’un point de vue écologique, de contrer Monsanto ! Un autre exemple que j’aime citer est celui de Wangari Maathai, au Kenya. Elle s’est rendue compte que le président de l’époque vendait les forêts de sa région à des industriels qui coupaient tout à blanc. Ce qui entraînait des sécheresses, des glissements de terrain … jusqu’à ce que les champs soient incultivables, les familles dans la misère et que les hommes doivent quitter la campagne pour chercher un travail en ville. Wangari a alors mobilisé les femmes restées seules, en proie aux mercenaires, à s’enchaîner aux arbres pour lutter. Elles ont réussi à se faire entendre des médias et ONGs internationales, et ont alors obtenu des subventions pour lancer une campagne de reforestation dans cette région-là. Les rivières se sont remises à couler naturellement, les champs ont pu être cultivés de nouveau et les hommes ont pu revenir travailler à la campagne.

M. : Que diriez-vous à une personne qui souhaite avoir des pratiques écoféministes, mais ne sait pas par où commencer ? Quels sont les premiers champs d’action ?

S.D. : Concrètement, en France, et plus largement dans les sociétés occidentales, il y a plusieurs champs d’action. D’abord personnel : par exemple, si on le peut, éviter la pilule puisqu’il est prouvé que les hormones dans nos urines  se retrouvent ensuite dans les océans perturbent la biodiversité océanique. Faire le choix de produits écologiques (cups, serviettes et culottes lavables, etc) pour nos menstruations, c’est aussi un acte écoféministe. Ou encore réduire sa consommation de chocolat et café pour acheter des produits de meilleure qualité, autant sur le plan social que environnemental, car équitables. Sur le plan politique, on peut soutenir des femmes engagées pour l’écologie, à toutes les échelles. Au niveau collectif : mobiliser des mères d’un quartier – qui sont encore majoritaires à la sortie des écoles – pour végétaliser des lieux qui sont proches de l’établissement , afin que les sorties d’école soient plus agréables. Fatima Ouassak, avec son association Front de Mères milite par exemple pour que les écoles de son quartier à Bagnolet passent en alimentation durable et avec un régime végétarien. Bien sûr, le rôle des mères est important mais l’idéal serait que les hommes s’intéressent aussi aux questions liées à l’écoféminisme, afin que notre société évolue encore plus vite.  . 

Lutter de manière à la fois individuelle et collective, c’est un moyen de faire face à l’éco-anxiété tout en ayant plus de poids dans nos actions. Il est temps de revoir le système en lui-même dans sa globalité.

– Propos recueillis par Camille Bouko-levy

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