Pendant que la crise sanitaire couvre toutes les unes et occupe toutes les bouches, le concept de vulnérabilité mérite d’être reconstruit. Qui décide de l’identification des groupes vulnérables ? Comment une situation imposée peut-elle nous faire perdre des droits ? Focus sur les conditions dramatiques des demandeurs d’asile en Grèce.  

Europe Admirable d’après guerre s’accordant sur des décrets pour défendre les droits humains. Europe Authentique d’aujourd’hui s’offusquant du ridicule trumpien qui construit des murs anti-migrants. Ou Europe Autoritaire qui installe à ses frontières de larges murs policiers et militaires. Europe Assassine qui joue sournoisement au ping-pong hypocrite et bureaucratique de responsabilités, qui crée des « centres réception » puis ferme les yeux sur leur gestion, inscrivant humains de tous âges dans un enfer dégradant de misère. Une question centrale persiste à chaque demande d’entrée sur notre précieux territoire : es-tu suffisamment vulnérable pour que je puisse t’octroyer le droit de rester sur ce bout de planète ?

La notion de vulnérabilité est devenue un statut déterminant dans les procédures visant à définir les soins et l’attention particulière que nécessitent certains migrants. Priorité dans les structures officielles d’un camp, accompagnement psychologique, accès facilité aux soins de santé, exemption des procédures accélérées aux frontières, accompagnement lors des procédures administratives et comme ultime bénéfice : le droit à l’asile et la permission de résider sur le territoire européen. Dans les camps tout comme au bureau d’asile, la question de la vulnérabilité d’une personne peut faire pencher la balance pour bénéficier d’un accès à un service, pour faire valoir un droit ou non.

En Grèce, l’identification d’un migrant vulnérable pourrait être, en théorie, assez rapide car évidente : un mineur non-accompagné (ou accompagné par une famille élargie), une personne âgée, une femme enceinte ou ayant donné naissance récemment ou un parent seul avec ses enfants, une personne souffrant d’une maladie incurable ou d’un handicap physique ou mental, une personne victime de torture ou de viol, de trafic humain ou d‘autres sérieuses formes de violences. En enquêtant un peu plus, on pourrait identifier une personne comme vulnérable car atteinte de PTSD (post-traumatic stress disorder, ou trouble de stress post-traumatique) et qui donc nécessiterait aussi des soins spécifiques.

Concrètement, un premier rendez-vous médical sera dans certains cas suffisant pour identifier la vulnérabilité d’une personne. Ils classeront alors la personne malade comme ayant une vulnérabilité haute. Ainsi ceux dont la détermination du statut nécessite plus d’enquête (Es-tu vraiment mineur ? Es-tu vraiment seul ? Est-ce que cette maladie est réellement incurable ? Cet handicap t’handicape-t-il quotidiennement ? Comment peux-tu prouver que tu as été violé.e ou violenté.e ? Ce trauma te cause-t-il vraiment du stress ?), seront alors classés comme ayant une vulnérabilité moyenne. Les autres, enfin, comme non-vulnérables.

La vulnérabilité « haute » ou « moyenne » n’indique donc en aucun cas son importance mais la rapidité de son identification. Les moyens attendront encore quelques mois ou années avant de pouvoir tenter de faire valoir leurs droits ou de bénéficier de soins appropriés. Un rendez-vous pour un entretien personnel avec le bureau d’asile peut être fixé plus de deux ans après sa demande.

“Le temps nécessaire pour évaluer si une personne est ou n’est pas vulnérable en vertu de la loi grecque varie considérablement en fonction du nombre de nouveaux arrivants, mais également de la disponibilité de professionnels et d’interprètes. Le nombre insuffisant de médecins et de psychologues (mais aussi le manque d’espace pour les entretiens et les examens confidentiels) ainsi que les retards importants dans le recrutement des interprètes limitent l’impact de ces mesures, entraînant des mois de retard dans certains hotspots.” FRA, 2016 (1)

Moria Refugee Camp in Lesvos, mars 2020 © Jose Márner

Les procédures administratives pour pouvoir être identifié.e vulnérable passent par un jeu de certifications et d’attestations : prouver sa vulnérabilité à l’aide de rapports médicaux, de rendus de psychologues, de rapports écrits par tel.le ou tel.le conseiller.ère d’association ou d’organisation (Greek Council for Refugees (2), KEELPNO (3), Prometheus project – Rehabilitation Unit for Victims of Torture (4), METAdrasi (5)).

Le jeu en devient malsain. L’idée pour les migrants est d’exploiter les malheurs de leur vie, de tenter de les faire certifier pour pouvoir faire valoir leur liberté de mouvement et leur droit à la protection humanitaire. Cependant, peu importe le nombre et la validité des certificats présentés au bureau d’asile, rien n’est jamais garanti. « Vont-ils me croire lors de l’entretien ? Mon histoire est-elle suffisamment crédible ? »

Monsieur A. A. que j’accompagnais au bureau d’asile de Katehaki, à Athènes, se  trouvait nerveux avant l’entretien. Je le rassurais : nous avons tous les documents nécessaires, un dossier en béton. Je veux dire : comment être plus vulnérable ? Monsieur A. A. a 58 ans, circule en chaise roulante après 2 amputations, est à moitié aveugle, et souffre d’un diabète de type 1 et de l’hépatite B. Durant l’entretien pourtant, les officiers n’ont pas accepté les certificats médicaux. Les 5 pénibles heures d’interrogatoire tournaient autour d’une même question : « Durant votre enfance, pourtant, vous êtes bien passé par le Niger, n’est-ce pas ? Ce pays n’est pas dangereux. Quels seraient vos raisons de ne pas y retourner ? »

Ce cas n’est pas isolé. Selon le Greek Council for Refugees, les processus d’identification dysfonctionnels en 2018 ont entraîné « un échec systématique dans l’identification et la protection des personnes vulnérables, en particulier sur les îles ». Le personnel des offices n’est d’ailleurs que rarement formé à l’accueil de personnes vulnérables. En 2018, à Lesvos, un total de 15 experts d’État étaient disponibles pour juger de la vulnérabilité de dizaines de milliers de cas (6). Comment se pencher sérieusement sur des histoires de vie toutes singulières dans ces conditions ?

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Faire valoir ses droits est aussi un parcours du combattant.

Moria Refugee Camp in Lesvos, mars 2020 © Jose Márner

Sur les îles de l’Est de la mer d’Egée, une mesure exceptionnelle et limitée dans le temps lors de l’accord Ankara-UE du 18 mars 2016 avait été mise au point pour freiner les traversées. Il restait cependant illégal de renvoyer un groupe entier de personnes sans analyse des demandes individuelles. Mais la mesure « fast tracking border » (8) ou procédure accélérée aux frontières permettait de brûler quelques étapes de la procédure régulière dans le cadre de la demande d’asile. Un seul jour seulement sera accordé aux migrants pour consulter un avocat ou un conseiller ainsi que pour récolter la documentation nécessaire pour défendre sa demande face aux interrogatoires qui suivront. La réponse ne peut excéder les 15 jours. Procédure accélérée aux frontières ou autant dire : un ticket last-minute pour la déportation. Car réaliser ces démarches en un seul jour, qui plus est dans des conditions de vie misérables, relève du miracle. Sans surprise, le caractère exceptionnel de la procédure s’est traduit sur le terrain par une application généralisée à tous ceux qui ne sont pas identifiés comme ayant une vulnérabilité « haute ». Sans surprise toujours, le caractère limité dans le temps – supposé pour six mois maximum à partir de juin 2016 – est encore actuel aujourd’hui.

Le simple fait de débarquer sur ces îles en tant que demandeur d’asile pourrait pourtant labéliser n’importe qui de vulnérable tant le parcourt est violent, épuisant et dangereux. Mais ces centres de réception n’en ont que le nom. Récemment cité comme camp de concentration par Jean Ziegler (9), Moria, à Lesbos, ressemble davantage à un mouroir. Et concentrés, ils y sont effectivement. Avec une population de 20.000 personnes sur une espace dédié originellement à 3.000, on se marche vite sur les pieds. Concentrés, débordés. Il faut faire la file pendant des heures pour aller chercher de l’eau (si la canalisation pour l’eau froide fonctionne), pour aller aux toilettes (si elles sont réparées, et espérons en trouver une avec un verrou), ou pour avoir une portion de nourriture (s’il y en assez ce jour là).

Le service d’asile n’a pas les moyens ou l’intention de fournir les informations légales nécessaires ou de traduire les documents que les migrants se voient demander de signer. De retour aux constructions de fortune à base de bâches et de palettes servant de tentes, il s’agit de se protéger du froid et de la pluie et du vent, mais – s’il vous plaît – sans jamais tomber malade car les services médicaux sont réservés aux urgences par manque de personnel. Les moyens sont constamment réduits et la présence de médecins ou d’avocats se fait rare.

Le paysage du camp est fait de montagnes, de rivières et d’arbres. Sans poésie aucune. Les montagnes et les rivières sont d’immondices vu que le ramassage des détritus n’est pas organisé et les arbres sont détruits et brûlés car le champ d’oliviers sur lequel le camp improvisé s’implante est devenu source de bois pour le feu de chauffage. Le mot Enfer prend tout son sens ici.

Moria Refugee Camp in Lesvos, mars 2020 © Jose Márner

En outre, la plupart des ONG et projets volontaires qui animaient et proposaient autrefois divers services visant à relever un peu les conditions de vie dans le camp ont désormais clôturé leurs activités. Dans un premier temps, les organisations ne pouvaient plus garantir la sécurité du personnel et des volontaires face aux attaques répétées de la part des milices fascistes (10) présentes sur l’île et cherchant à limiter toute aide apportée aux migrants. Dans un deuxième temps, les politiques d’isolement imposées dues à l’arrivée du coronavirus en Grèce n’ont permis qu’aux institutions dites nécessaires de rester actives près du camp.

« Restez chez vous et maintenez la distance sociale » ordonnent les autorités en réponse aux appels alarmants d’ONG (Médecins Sans Frontières(11), Caritas (12), Amnesty International (13)) qui demandaient l’évacuation du camp dans le but de prévenir la catastrophe qu’induirait un test positif de Covid-19. Les autorités ont sans doute oublié dans leur « restez » qu’il faut ici sortir constamment pour aller chercher de l’eau, de la nourriture, du bois pour le feu, pour aller aux toilettes ou pour se laver les mains. Sans doute ont-ils aussi oublié dans leur « chez vous » qu’il s’agit de cabanes construites à la main. Probablement oublié aussi dans leur « distance sociale » que le camp est surpeuplé.

Moria Refugee Camp in Lesvos, mars 2020 © Jose Márner

L’Europe a choisi de fermer les yeux sur la gestion chaotique de ces camps et emploie des mesures à la limite de la légalité voire illégales pour limiter le droit de mouvement et de protection humanitaire.

En ce qui concerne le non-respect des procédures régulières, l’Europe est une habituée. Le décret de Dublin sert de prétexte à se renvoyer la balle de la responsabilité d’un demandeur d’asile entre un pays et un autre (14). Des push-back organisés illégalement par les forces de l’ordre sont toujours en cours dans la plupart des pays des Balkans en toute connaissance de cause de la part des gouvernements et sans tentative de stopper ces violences et intimidations qui ont pour but de bloquer l’accès à la protection internationale (15). La fermeture illégale des bureaux d’asile pour stopper toute nouvelle demande d’asile sur le territoire grec lorsque la Turquie a ouvert ses frontières en début d’année était bien soutenue par l’Europe, incitant d’autres pays à faire de même (16).

Europe Austère qui protège mieux ses lignes imaginaires et notre confort mondialisé valant mieux que la vie humaine. Défendre la frontière est devenu un prétexte pour oublier ses fondamentaux et ses législations. Mais bien au delà de la question légale, la question simple du principe de solidarité se pose. Ce sont d’ailleurs souvent des actions citoyennes indépendantes et volontaires qui endossent la responsabilité d’accueil des migrants avant les institutions officielles qui, elles, restent dans une attitude d’attaque et de défense. Grave erreur. Aurait-on omis la résilience indéniable née du parcours miné de ces personnes « vulnérables » ?

Écraser les droits humains, enfreindre la législation, renier les intentions premières des décrets signés, se diviser et se renvoyer les responsabilités d’un État à l’autre sans former d’accord commun et cohérent de répartition équitable. Prétendument accueillante dans l’imaginaire collectif, l’Europe actuelle tient à baser le droit d’entrée sur la vulnérabilité sans identifier les personnes vulnérables comme telles, ceci dans le but de limiter un maximum les entrées. Elle inscrit pourtant l’ensemble des migrants arrivant jusqu’ici dans une situation de vulnérabilité extrême imposée par les conditions de vie dégradantes dans les centres d’accueil, par les procédures administratives vicieuses et par la violence des agents exécuteurs de l’autorité.

Contradiction procédurale : la maltraitance que l’Europe impose aux migrants devient en soi une nouvelle raison de les accueillir. Bien sûr, à tout moment où il y a un manque d’espace ou de moyen, c’est avant tout qu’il y a un manque de volonté. Les conditions de vie déplorables des migrants aux portes de l’Europe sont une intention politique visant à dissuader de faire la traversée. Le message est clair : « Pourquoi voulez-vous fuir la guerre dans votre pays et venir ici ? L’Europe vous fera voir pire. »

Rosemarine Onkelinx

Enseignante en Sciences-Humaines et Français-Langue Étrangère

Volontaire au camp de réfugiés Eleonas à Athènes, Grèce

Notes

(1) FRA, Update of the 2016 FRA Opinion on fundamental rights in the hotspots set up in Greece and Italy, 4 March 2019, 46-47.

(2) Greek Concil for Refugees ‘’ From the right to asylum and protection from detention, to demanding decent living conditions for all beneficiaries of international protection, especially vulnerable cases (victims of torture, victims of gender-based violence, minors etc.) and caring for the rights of recognized refugees, GCR’s services are on the front line of human and refugee rights defense, while informing and educating the public.’’ April 2020, https://www.gcr.gr/en/

(3) Hellenic Center for Disease Control & Prevention (KEELPNO), ‘’KEELPNO is a private law entity whose primary concern is the protection of Public Health and specific vulnerable population groups. KEELPNO is committed to social responsibility, with a modern concept of health policy’’ April 2020, ’https://integrateja.eu/content/hellenic-center-disease-control-prevention-keelpno

(4) ‘’The Program for the Rehabilitation of Survivors of Torture “Prometheus”, funded by the Stavros Niarchos Foundation from June 2017 through May 2018, is implemented by the Greek Council for Refugees (GCR) and the Babel Day Centre/Syn-eirmos in co-operation with the Medecins Sans Frontieres (program for the support of immigrants and refugees that have been subjected to torture or ill-treatment).’’ April 2020 https://www.projectprometheus.gr

(5) ‘’METAdrasi was founded in December 2009 with the mission to facilitate the reception and integration of refugees and migrants in Greece.’’ April 2020 https://metadrasi.org/en/metadrasi/

(6) ‘Guarantees for vulnerable groups : Identification’’ Greek Council for Refugees, April 2020 rapporté par le site d’AIDA ‘’The Asylum Information Database (AIDA) is a database managed by the European Council on Refugees and Exiles (ECRE), containing information on asylum procedures, reception conditions, detention and content of international protection across 23 countries.’’ https://www.asylumineurope.org/reports/country/greece/asylum-procedure/guarantees-vulnerable-groups/identification

(7) ‘’Asylum procedures : fast track border procedure eastern Aegean’’ Greek Council for Refugees, April 2020 rapporté par le site d’AIDA https://www.asylumineurope.org/reports/country/greece/asylum-procedure/procedures/fast-track-border-procedure-eastern-aegean

(8) ‘’Lesbos, la honte de l’Europe’’ Jean Ziegler, janvier 2020

(9) ‘’Coronavirus : plus que jamais, l’urgence de l’évacuation des camps grecs‘’ Médecins Sans Frontières, mars 2020 https://www.msf.fr/actualites/coronavirus-plus-que-jamais-l-urgence-de-l-evacuation-des-camps-grecs

(10) ‘’Greece: Far-right activists in violent clashes to ‘defend Europe’ against migrants’’, Infomigrants, mars 2020 https://www.infomigrants.net/en/post/23294/greece-far-right-activists-in-violent-clashes-to-defend-europe-against-migrants

(11) ‘’Appeal to evacuate Greek islands facing COVID-19‘’ Caritas Europa, mars 2020 https://www.caritas.eu/appeal-to-evacuate-greek-islands-facing-covid-19/

(12) ‘’Grèce : Il faut protéger les migrants face au COVID-19‘’ Amnesty International, avril 2020 https://jeunes.amnesty.be/jeunes/engage/agisenligne/article/grece-faut-proteger-migrants-face-covid

(13) ‘’ La Grèce peut-elle suspendre le droit d’asile ?’’ La Libre, mars 2020 https://www.lalibre.be/international/la-grece-peut-elle-suspendre-le-droit-d-asile-5e6a8f4dd8ad582f316da81c

(14) ‘’Le règlement Dublin : une machine à déporter les exilés’’ Médiapart, novembre 2016 https://blogs.mediapart.fr/cofslr/blog/251116/le-reglement-dublin-une-machine-deporter-les-exiles

(15) ‘’The pushback of migrants, including refugees, at Europe’s borders’’ belgrade Centre of Human Rights, Macedonian Young Lawyers Association and Oxfam, avril 2017 https://www-cdn.oxfam.org/s3fs-public/file_attachments/bp-dangerous-game-pushback-migrants-refugees-060417-en_0.pdf

(16) ‘’Greece Suspends Asylum as Turkey Opens Gates for Migrants’’ The New York Time, mars 2020 https://www.nytimes.com/2020/03/01/world/europe/greece-migrants-border-turkey.html


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