Joel Gunter, reporter à la BBC qui a notamment mené des enquêtes sur la torture et les viols des Ouïghours dans les camps d’internement en Chine, la traite des enfants au Kenya et la guerre au Yémen, a rencontré Nikita Horban, un père de famille ukrainien capturé par les Russes qui lui ont fait subir de nombreux actes de torture, résultant notamment en une amputation, pendant plusieurs semaines avant de le relâcher dans le cadre d’un échange de prisonniers. Son récit fait froid dans le dos. Nous l’avons traduit pour vous depuis l’article de Joel Gunter :

« Nikita Horban était assis en tailleur sur un lit d’hôpital métallique à l’ancienne, faisant courir ses doigts sur la partie plate de son bandage où se trouvaient auparavant ses orteils.

Il portait encore les vêtements dans lesquels les Russes l’avaient renvoyé chez lui – un t-shirt militaire vert et un pantalon de survêtement. Il avait l’air pâle et décharné et semblait âgé de plus de 31 ans.

« J’ai perdu beaucoup de poids » a-t-il dit en baissant les yeux… « Je n’ai pas l’air bien »

Il changea de position sur le lit. Cela faisait environ deux semaines qu’il ne pouvait plus se tenir debout et il se devait de bouger ses jambes régulièrement pour ne pas avoir mal. C’était une journée de printemps ensoleillée à Zaporijjia, dans le sud de l’Ukraine, mais les Russes menaient des bombardements dans la région et les fenêtres de l’hôpital étaient obstruées. L’air de la chambre était chaud et vicié.

Nikita avait été rapatrié en Ukraine à peine trois jours plus tôt, dans le cadre d’un échange de prisonniers, et amené dans cet hôpital en même temps qu’un autre homme. Ils avaient passé trois semaines macabres dans une prison en Russie.

L’autre homme, Serhiy Vasylyha, âgé de 28 ans, est revenu avec les deux pieds amputés. « Il n’a pas eu autant de chance que moi », a dit Nikita.

Les échanges de prisonniers sont en cours de négociation par la vice-Première ministre, Iryna Verechtchouk, qui a confirmé le rapatriement de Nikita de Russie. « Il y avait des personnes sévèrement blessées dans cet échange – membres amputés, septicémies, et d’autres blessures graves », m’a dit Iryna Verechtchouk.

« Il y avait des signes évidents de torture » a-t-elle dit.

« Les histoires qu’ils nous ont racontées sont horrifiantes. »

Photographie de Nikita Horban sur son lit d’hôpital, par @JoelGhunter/Just Click’s With A Camera /Flickr

« Nous sommes restés allongés ainsi longtemps sur le sol, disant adieu à nos vies, encore et encore »

Le supplice de Nikita a commencé au début du mois de mars, lorsque l’armée russe est arrivée à Andriivka, un petit village à l’ouest de Kiev. Nikita, un assistant de laboratoire dans un hôpital de Kiev, se cachait dans une cave froide et humide sous le jardin, avec son père Sasha, leurs femmes respectives, et le fils de 5 ans de Nikita. Sasha était le beau-père de Nikita, mais ils se considéraient comme père et fils depuis déjà bien longtemps.

Les Russes allaient de maison en maison, ils ont sorti les deux hommes du sous-sol et les ont battus, a dit Nikita. « Il y avait des tirs, des habitants du village se faisaient tuer, c’était terrifiant. »

Les yeux bandés et sous la menace d’une arme, ils ont été emmenés dans ce qui semblait être un champ, où ils ont été torturés. Nikita a aujourd’hui une cicatrice sur la jointure de son doigt qui, selon lui, a été causée par les Russes qui ont serré une clé autour jusqu’à ce que la peau ne se déchire. Il parvenait à entendre d’autres individus autour de lui mais ne savait pas combien ni qui ils étaient.

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« Tout ce dont je me souviens c’est que je voulais savoir où était mon père. Et s’il n’était plus avec moi ? »

Les Russes ont enlevé leurs bottes, les ont remplies avec de l’eau et les leur ont remises. Ensuite, les prisonniers ont été forcés à rester allongés face contre terre dans le champ, dans un froid glacial. « Nous sommes restés allongés ainsi durant trois ou quatre nuits, sous la pluie. Nous avions de plus en plus froid. » a dit Nikita.

Lorsqu’il a eu l’impression que les Russes n’étaient plus à proximité, Nikita a dit discrètement : « Papa, es-tu là ? » Et la voix de Sacha est doucement parvenue à lui. Ils étaient ensemble. A partir de ce moment là, ils ont continué à se parler à chaque fois que cela semblait sans risque, se rassurant mutuellement de leur proximité. Alors qu’ils étaient allongés dans le champ, les pieds de Nikita ont été envahis d’un froid profond. Peu de temps après, il ne pouvait plus les sentir du tout. Puis, des obus ont commencé à tomber près d’eux, s’annonçant par des explosions à faire trembler la terre. « Nous sommes restés allongés ainsi longtemps sur le sol, disant adieu à nos vies, encore et encore » a dit Nikita.

En fin de compte, ils ont été hissés du sol et embarqués dans des camions. Les yeux bandés, Nikita avait perdu la notion du temps. A un moment donné, un autre groupe de prisonniers les a rejoints et ils ont été emmenés dans des hélicoptères. La faim s’installait – ils avaient reçu seulement un bol de porridge, un bout de pain et un biscuit depuis leur enlèvement, a dit Nikita.

Ils ont été transférés des hélicoptères à un avion de transport. Nikita a senti les moteurs monter en régime et l’avion accélérer sur la piste avant de décoller. Il a deviné qu’il était avec environ 10 ou 12 autres prisonniers.

« Est-ce que tu vas bien ? » a-t-il dit à voix haute, surpassant le bruit des moteurs.

« Oui, je vais bien » a répondu Sacha.

« Lorsque les bombardements s’arrêtaient, les soldats russes saccageaient les maisons »

Pendant ce temps-là, au village, les femmes de Nikita et de Sasha, Nadia et Svitlana, ainsi que le fils de Nikita, Artem, avaient quitté la cave pour un abri plus grand sous la maison des voisins. Elles n’avaient aucune idée de l’endroit où se trouvaient leurs maris.

Quelques maisons plus loin, les parents de Sasha, Nadia et Volodymyr, commençaient également à s’inquiéter. Sacha avait cessé de répondre à leurs appels mais il était impossible de s’aventurer en dehors de la maison pour voir s’il était sain et sauf. Les obus continuaient à pleuvoir autour du village et lorsque les bombardements s’arrêtaient, les soldats russes saccageaient les maisons. Pendant plus d’un mois, au cours de l’occupation, aucun groupe familial n’a pu savoir si les autres étaient en vie.

A un moment donné, Nikita et Sacha sont arrivés dans l’espace aérien russe et l’avion de transport a commencé sa descente. Ils ont été emmenés dans un camp de détention où les bandeaux ont finalement été retirés de leurs yeux. Ils se sont vus et se sont embrassés. Les Russes avaient également utilisé la clé sur la jointure du doigt de Sacha selon Nikita, mais sa situation était encore pire car un de ses doigts pendait, attaché à sa main par seulement une petite quantité de tissu et de peau. Il a été emmené dans un hôpital de campagne pour être traité.

Sans le bandeau, Nikita pouvait enfin voir ses pieds. Ses orteils étaient devenus noirs. Il savait qu’il avait des engelures sévères à cause du froid, c’est pourquoi il a demandé des soins médicaux. A l’hôpital de campagne, ils ont séché et bandé ses orteils, rien de plus. Ils lui ont remis ses botes et après cinq jours passés dans le camp, les prisonniers ont été transportés par camion au centre de détention provisoire numéro 1 – une prison de la ville russe de Koursk.

Les nouveaux détenus ont été habillés en uniformes et se sont fait couper les cheveux. On leur a dit qu’ils allaient être « vaccinés », ce qui s’est avéré être un euphémisme pour un passage à tabac, a déclaré Nikita. Alors que lui et Sasha se retrouvaient enfermés dans une cellule avec 10 autres personnes, Nikita commençait à être convaincu qu’il allait perdre ses deux jambes.

« Poutine est un criminel de guerre » : photographie par Ahmed Zalabany (sur Unsplash)

« Durant cette première nuit, j’ai réalisé que je ne pouvais plus du tout sentir ni contrôler mes pieds » s’est-il souvenu. « Et ils commençaient à dégager une odeur nauséabonde. »

Les autres faisaient face à la même situation morbide. Certains perdraient plus tard des membres entiers. Les soins à la prison étaient minimes : une piqûre d’antibiotiques et des changements de bandage une fois tous les trois jours. Selon Nikita, le médecin de la prison lui a dit : « Nous avons de bons médicaments et soins médicaux ici mais ils ne vous sont pas destinés. »

« Interrogés et battus deux ou trois fois par jour »

Les prisonniers se distrayaient les uns les autres dans la cellule en parlant de leurs familles respectives et en racontant des blagues. On les a forcés à apprendre par cœur des chansons patriotiques russes et à les interpréter devant les gardiens, a dit Nikita. « L’hymne de la Russie et une autre chanson écœurante glorifiant Poutine. Ils nous les ont présentées dans la matinée et nous ont dit de les apprendre avant le déjeuner. » a-t-il dit.

Ils ont été interrogés et battus deux ou trois fois par jour, a-t-il dit. Après quoi, ils ont été forcés à signer des documents déclarant qu’ils ont été bien traités, bien nourris, et qu’on ne leur avait pas fait de mal. C’est ainsi qu’ils ont su où ils étaient, car les documents étaient estampillés « Centre de détention provisoire 1 de Koursk ».

Après trois semaines passées en prison, l’état des pieds de Nikita s’était sévèrement aggravé et il a finalement été transféré à l’hôpital avec deux autres personnes. Un chirurgien lui a dit que tous ses orteils allaient être amputés. « Ils étaient en si mauvais état que durant l’examen, un de mes orteils est juste tombé. » a dit Nikita.

Il a passé une semaine à l’hôpital après son opération, avant qu’un responsable ne lui dise que lui et quelques autres hommes grvement blessés allaient être renvoyés à la maison pour que leurs familles s’en occupent à la place.

Iryna Verechtchouk, la vice-Première ministre m’a dit que les Russes avaient essayé d’échanger des otages civils contre des prisonniers militaires russes en Ukraine – une démarche interdite par la Convention de Genève. « C’est pourquoi ils ont capturé tous ces otages – civils, femmes, employés de conseils locaux, afin d’essayer de les utiliser. » a-t-elle déclaré.

« Nous savons qu’il y a plus d’un millier d’otages là-bas, incluant près de 500 femmes. Nous savons qu’ils se trouvent dans des prisons et des centres de détention provisoires à Koursk, à Briansk, à Riazan et à Rostov. »

Nikita n’a jamais été ramené à la prison de Koursk où il avait vu Sasha pour la dernière fois. Sortant de l’hôpital, il a de nouveau été embarqué dans un avion de transport, cette fois à destination de Simferopol, en Crimée. Les autorités russes ont dit à Iryna Verechtchouk qu’elles n’avaient pas d’ambulances en réserve, c’est pourquoi les prisonniers grièvement blessés ont été placés à l’arrière de camions plateaux vides pour un trajet de 5 heures jusqu’à l’endroit de l’échange.

Photographie par Dea Piratedea (sur Unsplash)

« Pendant cinq minutes, nous avons juste pleuré »

Une fois arrivés au point de rencontre, les Russes ont allongé les hommes blessés sur l’autoroute dans leurs civières et se sont éloignés. Les soldats Ukrainiens sont alors venus les chercher. Nikita n’arrivait toujours pas à croire qu’il était en Ukraine, a-t-il dit, jusqu’au moment où l’un des soldats l’a regardé dans les yeux et lui a dit en ukrainien :

« Bon retour mon pote. »

« J’étais brisé. » a-t-il dit. « Je savais que j’étais de retour dans mon pays natal. »

Mais il ne savait pas si sa famille était en vie. Il ne savait rien de ce qui s’était passé en Ukraine durant le dernier mois. Nikita a donné le numéro de sa femme Nadia à un fonctionnaire ukrainien et a attendu, son cœur battant la chamade dans sa poitrine.

« J’attendais de voir si son téléphone allait sonner, pour savoir ne serait-ce que s’il était encore fonctionnel. » a-t-il dit. « Le téléphone a sonné et elle a raccroché, c’est ainsi que j’ai su qu’elle était en vie. »

A la deuxième tentative, Nadia a décroché. Elle lui a dit qu’elle était en Belgique avec Artem et qu’ils étaient en sécurité. « Pendant cinq minutes, nous avons juste pleuré au téléphone. », a dit Nikita. « Nous avons essayé de nous parler mais nous n’y sommes pas arrivés. Des larmes coulaient sur mes joues. Je l’ai juste entendue me dire bonjour et ma respiration s’est bloquée. »

Nadia a appelé le frère de Sasha, Vyacheslav et ses parents Nadia et Volodymyr, pour les mettre au courant de la situation. Toutefois, des informations manquaient. « Nous savons à présent que Sacha était en vie quand Nikita est parti mais c’était il y a deux semaines » a raconté sa mère, Nadia. « Ainsi, nous attendons toujours et nous espérons. Nous ne sommes pas bien. »

Depuis son retour en Ukraine, Nikita avait essayé d’organiser un transfert à partir de Zaporijia jusqu’à l’hôpital de Kiev où il travaillait. La situation semblait être au point mort. Puis soudain, tôt un mardi matin, une infirmière est venue lui annoncer qu’il allait rentrer chez lui.

Après un long voyage en ambulance à travers le pays, Nikita a été accueilli comme un héros par ses collègues de l’hôpital civil n°5 de Kiev. Il a été emmené dans une chambre privée avec une grande fenêtre qui offrait une vue sur les pins. Vers le milieu de la matinée de mercredi, le chef du service de médecine et celui du service de chirurgie sont venus lui rendre visite. Ils avaient été dans l’attente de recevoir des nouvelles de Nikita dont le retour leur a fait monter les larmes aux yeux. Deux de leurs autres collègues, un couple marié, avaient récemment été tués avec leur enfant par un obus russe.

« Son retour signifie tout pour nous » a dit le chirurgien, Yuriy Shylenko. « Il va devoir réapprendre à marcher mais nous allons faire tout notre possible pour l’aider. »

Nikita a enfilé une paire de pantoufles d’hôpital et a montré les progrès qu’il avait fait en restant debout et en faisant quelques pas. Les médecins parlaient de ses plans de rétablissement mais il ne les écoutait pas vraiment. « Je n’ai qu’une chose en tête » dit-il après leur départ. « Retrouver ma femme et mon fils. »

– Traduit par Elena M.

Source : https://www.bbc.com/news/world-europe-61249158

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