Le 30 avril 2022, des ingénieur·es diplômé·es d’AgroParisTech appelaient à bifurquer en quittant des jobs qui participent « aux ravages sociaux et écologiques en cours ». L’emballement médiatique qui s’en est suivi a mis en lumière un phénomène qui restait jusqu’alors méconnu : la désertion de l’ingénierie. Mais parce que démissionner ne suffit pas, le collectif des Désert’heureuses se mobilise aujourd’hui pour organiser l’après. Reportage.

Cette année a vu défiler de nombreux discours d’appel à la bifurcation dont celui d’AgroParisTech, mais également de l’ESSEC, une grande école de commerce :

S’inscrivant dans ce refus de faire partie d’une « élite technocratique concentrant pouvoir et richesses » et responsable de la « destruction du vivant et des structures sociales », le collectif des Désert’heureuses invite dans un manifeste sans équivoque à se mettre au service des luttes écologistes et anticapitalistes en démantelant les industries destructrices.

Au début de l’automne, le collectif organisait des rencontres autour de la désertion avec cette intention que les trajectoires individuelles se rassemblent pour former une démarche collective et politique.

Après la désertion, la riposte

C’est au tiers-lieu paysan de La Martinière, dans la plaine roannaise, au nord du département de la Loire que près de 80 personnes se sont retrouvées du 23 au 25 septembre le temps d’un week-end.

Le tiers-lieu paysan de La Martinière à Ambierle dans la Loire. Source : Page Facebook

Iels étaient philosophes, architectes, urbanistes, infirmières, polytechnicien·nes, ingénieur·es dans le secteur environnemental, du nucléaire et des énergies dites renouvelables, et iels ont déserté. Comme M.S, dont nous avions recueilli le témoignage poignant. D’autres sont encore en formation ou en poste, se questionnent, doutent et aimeraient faire un pas de côté. Avec ce foisonnement de déserteur·euses en herbe et accompli·es, une odeur de subversion flotte assurément dans l’air de la ferme.

Remettre en question la posture de l’ingénieur·e

Si la désertion est le renoncement à la carrière, au rayonnement social et économique, à un confort individuel et capitaliste, c’est aussi refuser de vivre en écrasant les autres.

C’est en ce sens que le collectif des Désert’heureuses annonce la couleur dès le lancement du weekend : « Dans une société occidentale où l’individualisme et l’indifférence sont des valeurs dominantes, il est révolutionnaire de placer le soin au centre. Sa mise en pratique dans nos collectifs relève de notre responsabilité et elle nous permet d’expérimenter une société où nous voudrions vivre : une société sans rapports de domination ».

C’est ainsi que les participant·es sont familiarisé·es avec l’auto-gestion, le soin collectif et la lutte contre les oppressions systémiques à partir de pratiques découvertes par les Désert’heureuses dans divers milieux militants, anarchistes, féministes et écologistes.

C’est avec l’immersion dans un lieu alternatif que les Désert’heureuses ont voulu incarner ce week-end sur la désertion © Victoria Berni

Parmi les membres du collectif, Lilou* dénonce « l’essentialisation des ingénieur·es » : « Il y a l’idée reçue qu’iels auraient une mission presque divine et des compétences innées à exploiter même au-delà de la désertion ».

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Là encore, les Désert’heureuses rappelle que « les ingénieur·es n’ont pas l’apanage du savoir ». Iels invitent plutôt à « adopter une certaine d’humilité, à s’écarter d’une posture sachante et omnisciente, de la pseudo-supériorité de la pensée scientifique qui dépasserait l’aspect sensible d’autres formes d’intelligences ». Une attention est alors demandée quant à l’équilibre des prises de paroles et de veiller à ne pas monopoliser les discussions par des sujets techniques et philosophiques hors sol.

Le programme des festivités pour le week-end sur la désertion de l’ingénierie © Victoria Berni

Tout au long du week-end, des ateliers sont proposés pour questionner la position de l’ingénieur·e, conscientiser les dommages qu’iel occasionne sur les biens communs, décortiquer les privilèges qui règnent dans ce milieu et sa désertion, accompagner les trajectoires vers des chemins de lutte pour une écologie radicale.

L’intimité des trajectoires de désertion

La première journée est dédiée à la rencontre et au partage de l’intime. Des cercles de paroles accueillent les doutes et les difficultés. Pour Lilou, « ces questionnements sont un premier pas essentiel dans la démarche de désertion ». Des mots se posent alors sur les rapports de classe qui traversent les chemins de désertion. Se révèlent les appréhensions légitimes que sous-tend la désertion, et pas spécifiquement celle de l’ingénierie : la perte d’un confort élémentaire, le manque d’argent et d’accès aux soins en cas de pépin, l’isolement, la marginalité, l’irréversibilité. Le besoin de soutien psychologique dans ces choix à contrecourant se fait largement sentir.

Dans l’infokiosque déployé pour l’occasion, une brochure écrite par le bureau de la désertion de l’emploi offre aussi quelques pistes de débrouille pour répondre aux préoccupations administratives et financières © Victoria Berni

Benny, un étudiant venu pour la première fois dans une rencontre auto-gérée, restitue en assemblée les dires de son groupe de parole : « Une réponse à ces craintes peut être la subsistance amenée par la vie collective ? ». Très vite, cette idée est nuancée par d’autres : « Vivre en collectif ne peut être la solution universelle. Certaines dynamiques collectives ne sont pas nécessairement accueillantes pour les enfants, les femmes et les minorités de genre, pour les personnes âgées, neuroatypiques, porteuses de handicap, racisées etc… ». Une personne alerte d’ailleurs : « Que se passe-t-il lorsque la vie collective se passe mal et qu’il y a la nécessité de s’en extirper ? ». De ces premiers échanges, Benny récapitule :

« nous ne devons pas ériger la désertion comme un dogme sans nuance qui deviendrait une fin en soi ».

En effet, si la désertion est un acte politique, elle ne s’adresse alors pas de la même manière à des personnes pour qui l’ingénierie est un moyen d’élever socialement sa famille et qui ont une dette symbolique envers elle. Les témoignages sont explicites : « Lorsqu’on est fils de paysanne ou de prolo, première femme à être diplômée de sa famille, que les parents se sont sacrifié·es pour que l’on puisse étudier, qu’il n’y a pas de maison familiale pouvant accueillir en cas d’accident de la vie, comment peut-on assumer une position qui renvoie à la précarité ? »

Pour certaines personnes concernées par des oppressions systémiques, cela peut être une véritable prise de risque de se mettre en position de vulnérabilité en quittant le monde du travail et de renoncer aux besoins primaires auxquels le travail peut répondre en recevant salaire et statut social. Autant de réflexions qui restent en suspens et qui ne visent pas à remettre nécessairement en question la désertion mais qui obligent à la nuancer et apporter des réponses pratiques de terrain pour permettre à chacune de s’extirper d’un système qui broie les individus.

Les ateliers se succèdent au coeur du tiers-lieu paysan de La Martinière © Victoria Berni

Après ces moments forts en émotions et introspections, il est temps de solliciter des imaginaires positifs. Alors un membre du collectif La Chose, qui lutte contre l’ordre électrique, anime un atelier de « l’antémonde » un jeu de rôles et d’anticipation dans un monde révolutionné. La journée s’achève dans la joie par une chorale improvisée qui entonne des chants de lutte bien connus des milieux militants.

De quoi la transition énergétique est-elle le nom ? 

Le samedi démarre sous un soleil radieux du début d’automne. Rassemblé·es autour d’une grande feuille blanche et armé·es de stylos, les participant·es décortiquent collectivement les rouages de notre système énergétique : « Comment l’énergie est-elle produite et approvisionnée ? Qui la consomme ? Quid des énergies dites renouvelables ? »

Des voix s’élèvent pour dénoncer le recours à l’hydrogène, « produit à partir d’énergie fossile et qui sert à produire des engrais azotés pour l’agriculture industrielle », d’autres contre « la fragilité de l’industrie nucléaire avec sa perte de compétences, son extractivisme d’uranium et son historique colonial ». Alors que le biogaz fait également partie du fer de lance de la transition énergétique promu par l’État français, il est rappelé dans l’assemblée que ces « soit-disant « biogaz » n’ont de bio que le nom puisque la méthanisation à grande échelle aura des conséquences catastrophiques ».

Un atelier décortique « la transition énergétique selon les experts » © Victoria Berni

Une première conclusion de l’atelier fait consensus : « La transition énergétique est une idéologie capitalo-compatible qui peut simplement viser à décarboner le mix énergétique sans réduire notre consommation et donc sans questionner les rapports de classe, de genre, de race que le modèle énergétique et donc de vie occidentale sous-tend ».

Puis, la sobriété est revendiquée comme une urgence indispensable. Pourtant, là encore, il est dénoncé l’erreur de feuille de route des décisionnaires : « Alors que les consommations énergétiques des industriels pourraient largement être régulées, les solutions proposées par l’État sont individuelles et à faible impact ». Les déserteur·euses voient dans cette stratégie un moyen de ne pas remettre en question un « colonialisme productiviste euro-centré » : « Cette obstination cloisonne les imaginaires alors que nous devrions plutôt nous ouvrir tous azimuts pour penser d’autres modèles de société ».

Le genre dans l’ingénierie et sa désertion

Dans l’après-midi de la deuxième journée de rencontre, les aspérités de l’ingénierie et sa désertion continuent d’être scrutées lors d’un atelier « Genre et désertion ». Pour être à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes, les participant·es – en mixité choisie sans hommes cisgenre – se rassemblent à proximité du jardin-mandala. Pendant plus d’une heure, de précieux témoignages se partagent et se ressemblent.

Le jardin mandala du tiers-lieu paysan de La Martinière © Victoria Berni

Une première attention est portée sur la période étudiante avec l’impunité des agressions sexistes dans les écoles d’ingénieur·es et la fabrique des savoirs par et pour les hommes. Ensuite dans le milieu professionnel, est regretté la prédominance de la culture virile qui se doit d’être intégrée pour exister dans les réseaux professionnels tout en étant considérée comme une proie par certains collègues. Juliette a travaillé plusieurs années dans la robotique et se désole :

« Les référentiels de réussite sont masculins alors que des valeurs dites féminines comme le soin et la sensibilité pourraient être valorisées ».

Pour elle, l’ingénierie peut être vue comme « une revanche et un moyen d’émancipation financière dans une société où le patriarcat fait rage ; il peut alors y avoir une dimension féministe à prendre place dans un espace où l’on n’est pas attendue ».Mais quid de l’émancipation de celles qui continuent de trimer dans des boulots sous-payés ?

Dans les désertions se jouent aussi des dynamiques de genre… parce que les milieux militants peuvent être truffés de sexisme ! Clem’, déserteuse et militante anarchiste, constate « l’insouciance de certains hommes cisgenres à tout lâcher pour partir à l’aventure alors que pour certaines femmes et minorité de genre, le monde peut être trop hostile pour s’y abandonner ». Une stratégie peut être de garder des filets de sécurité pour rester indépendante. Lilou, elle, refuse de rester enfermée dans une posture de vigilance constante :

« Plongeons nous dans l’imaginaire de l’autodéfense et battons-nous pour faire exister des pratiques féministes dans les espaces militants et les mouvements de désertion ».

Pour certaines, il est impensable de lutter et s’organiser dans des espaces où il y a une majorité d’hommes cisgenres. Ce sont les lieux en mixité choisie qui vont être « empouvoirant ».

Avant de se quitter, une question reste en suspens parmi les confidences : Plutôt que d’exiger des femmes de renier leur capacités émotionnelles et relationnelles acquises pour adopter des codes virils afin de s’intégrer dans les espaces dominés par les hommes cisgenres, est-ce que ce ne serait pas à ces derniers d’adopter ces postures de soin et de les valoriser ?

Déserter l’ingénierie, oui mais après ?

La désertion est bien plus une trajectoire qu’une action ponctuelle. Alors comment imaginer l’après ?

Le positionnement des Désert’heureuses n’est pas de tout quitter pour se tourner les pouces – quoi que la remise en question du productivisme fait aussi partie de leurs revendications. L’idée n’est pas non plus de s’extraire de l’ingénierie pour façonner des écolieux qui ne brassent que des personnes privilégiées et qui ressemblent plus à des lieux de développement personnel dépolitisés. Il s’agit de fuir certes, « mais en fuyant de chercher une arme » pour reprendre les mots de Deleuze. C’est à cette quête qu’est dédiée la dernière journée de rencontre : « Sur quels fronts de lutte se positionne-t-on ? ».

Devant la nécessité à défendre et à protéger les territoires des destructions massives de l’industrie, des militant·es de différents horizons sont venu·es parler de leurs engagements : les soulèvements de la terre, la lutte contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, le Syndicat de la Montagne Limousine, la CluZAD, depuis victorieuse, qui se bat contre une retenue collinaire dédiée aux sports d’hiver.

La CluZad, une occupation qui lutte contre un projet de retenue collinaire au bois de la Colombière destinée à l’industrie des sports d’hiver. Source : Page Facebook.

En parallèle, des discussions se livrent sur des pratiques paysannes autogérées et des ouvertures de squats en réponse à l‘urgence sociale. Ces premières pistes d’action font émerger la vigilance à « ne pas essayer de changer le monde entre personnes privilégiées selon un regard situé » mais plutôt le devoir de « se mettre au service des luttes qui sont menées par des personnes qui subissent de plein fouet la violence de la capitalo-industrie ».

Nourrir une culture militante

Swann, militant du Comité Centrales, a fait le déplacement pour proposer des pistes de militance. Il rappelle que : « Les stratégies de lutte sont multiformes et ne résident pas uniquement dans le sabotage, les manifs, les blocages et actions de désobéissance civile ».

De son expérience, le militantisme demande aussi de développer une expertise sur les projets industriels avec « une cartographie du territoire, des ennemi·es et des allié·es de la lutte ». C’est cette démarche d’enquête militante qu’il veut mettre en relief lors de cette deuxième partie de journée dédiée aux luttes. Dans la grange à proximité du poêle à bois, différents témoignages illustrent des façons d’agir concrètement.

Françoise et François, habitant·es du tiers-lieu paysan, racontent, devant la grange, l’histoire de La Martinière.

Avec son association Pamacée, Lola, bifurqueuse d’AgroParis Tech a réalisé une enquête de terrain autour des savoirs sur les plantes médicinales. En bateau-stop, elle a rejoint le Cap Vert pour y interviewer pendant 4 mois des paysannes herboristes et ethnobotanistes. Avec sa web-série, elle souhaite « dénoncer l’interdiction qui règne sur les plantes médicinales, sortir de la vision occidentale de la médecine, permettre la réappropriation de savoirs aujourd’hui tabous et la sortie de la dépendance au système pharmaceutique hégémonique ».

Être infiltré·e dans une structure nuisible peut être une source d’information précieuse. Le collectif Vous N’êtes Pas Seuls l’a bien compris et invite les cadres à des « désertions offensives » en rendant public les pratiques douteuses de leurs entreprises.

Romain, membre de VNPS, explique que cela peut passer par « une démission dénonciatrice et médiatisée » ou bien par « des fuites clandestines de renseignements compromettants obtenus par les salarié·es sur les exactions d’entreprises ».

Laura présente la Revue Z qui a bientôt 15 ans. Chaque année, une thématique sociale est explorée avec une approche intersectionnelle, politique, militante assumée pour « amener de l’enquête, des faits, des chiffres, de la réflexion ». La Revue Z est le fruit d’une enquête collective réalisée pendant 6 mois pour chaque numéro. Lors des enquêtes de terrain, l’équipe va interviewer les personnes concernées par la thématique pour obtenir des éléments de vie au plus près de la réalité quotidienne. Laura conçoit la Revue Z comme « un chantier-école avec un attachement particulier à prendre soin des personnes interviewées ».

Pour clore en beauté le panorama sur les enquêtes militantes et les fronts de lutte, Swann projette en avant-première le documentaire qu’il a co-réalisé en 2021 sur l’histoire des luttes contre les déchets nucléaires en France au cœur des territoires ruraux : Notre Terre Mourra Proprement

Une affaire à suivre

À la fin du week-end, l’enthousiasme est de faire fructifier ces rencontres. Lors d’une assemblée générale tenue sous le soleil à l’entrée de la grange, les perspectives qui pourraient éclore s’imaginent : « Nous pourrions intervenir auprès d’étudiant·es avant qu’iels se fassent happer par le système tout en dénonçant les rouages entre les écoles et les entreprises écocidaires ». Il apparait aussi nécessaire de soutenir les personnes précaires qui sont dans l’obligation de déserter du fait de maltraitance professionnelle ainsi que les travailleur·euses des métiers dits essentiels à obtenir des conditions de travail dignes. D’autres veulent ouvrir des portes de sortie : nourrir des perspectives et des imaginaires d’un monde sans travail et pratiquer une entraide matérielle et sociale avec des réseaux de solidarités.

Les tentes ont abondé à la ferme de La Martinière pendant ces trois jours © Victoria Berni

Avant de replier les tentes, la petite foule se partage un agenda de luttes et de chantiers collectifs. Les prochains rendez-vous ne furent pas des moindres : Un chantier d’autonomie énergétique à la Grange de Montabot, lieu de lutte normand contre une ligne très haute tension, et la manifestation « écoterroriste » contre les méga-bassines de l’agro-industrie à Saint-Soline.

* Les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des personnes interviewées.

– Victoria Berni


Photo de couverture @Des agros qui bifurquent et @VictoriaBerni

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