Face au recul dramatique de la vie sauvage partout dans le monde, les États peinent à mettre en place des politiques efficaces pour limiter la surexploitation et la destruction des habitats naturels. En France, moins d’1% du territoire national bénéficie d’une protection, qui se révèle de toute façon insuffisante puisque la chasse et l’exploitation forestière y sont le plus souvent autorisées. Pour pallier les manquements de l’Etat, l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) a décidé d’agir en créant des Réserves de Vie Sauvage : des territoires naturels laissés en libre évolution afin de préserver la vie sauvage dans la durée. Nous sommes partis à la découverte de son dernier projet en date.
Au cœur du massif du Vercors, la dernière réserve fondée par l’ASPAS est encore fermée au grand public, pour la moitié du site. C’est en croisant les premiers cervidés, quelques minutes après notre arrivée, que nous réalisons la chance que nous avons de pénétrer dans la réserve, un ancien domaine de chasse désormais préservé. Dans cet espace où la nature peut s’exprimer pleinement et librement, et où la chasse est donc désormais interdite, les animaux ont déjà désappris la peur des humains. En l’espace de deux ans, leur distance de fuite s’est largement réduite, et les cerfs que nous rencontrons, dont les brames résonnent à nos oreilles, se tiennent à une dizaine de mètres de nous, distance qu’ils jugent suffisante et qui nous permet de les contempler.
Agir concrètement face à l’effondrement de la biodiversité
Si la création de ces espaces préservés pour la vie sauvage est une chance unique pour les randonneurs de venir admirer les animaux dans leur habitat naturel, l’objectif de ces réserves est avant tout de préserver ces écosystèmes et d’offrir à la vie sauvage des zones libres d’évoluer librement, sans pression de l’Homme. Les activités humaines sont en effet aujourd’hui à l’origine d’un effondrement sans précédent de la biodiversité, qui amène les scientifiques à parler de la sixième extinction de masse. D’après le WWF, les populations d’animaux vertébrés ont chuté de 60 % en moins de 50 ans, et la première cause de cette hécatombe est la destruction des habitats naturels de la vie sauvage, liée à l’exploitation forestière et minière, l’urbanisation croissante et l’agriculture intensive.
Mais la multiplication de ces menaces ne semble pas faire réagir les autorités. En France, les rares espaces protégés ne le sont que partiellement, et outre la destruction des habitats, les prélèvements inconsidérés dus à l’omniprésence de chasseurs, le dérèglement climatique et l’absence de grands prédateurs continuent d’appauvrir la biodiversité. Depuis 1980, l’ASPAS agit donc à son échelle pour défendre la faune sauvage. Son action de sensibilisation et d’interpellation des élus s’accompagne de nombreuses actions juridiques. Depuis sa création, l’association a ainsi engagé plus de 3 500 procédures devant les tribunaux pour faire respecter et évoluer positivement le droit de l’environnement, y compris contre les pouvoirs publics lorsque ceux-ci ne respectent pas la législation en vigueur.
La propriété privée pour protéger la vie sauvage
Dès les débuts de l’association, ses fondateurs réalisent que l’une des meilleures options pour préserver les milieux naturels dans la durée demeure la propriété privée dans un cadre non-commercial, par une association qui acte cette mission dans ses statuts. Il faudra néanmoins attendre l’année 2012 et la première acquisition pour que cette idée se concrétise. Elle se joint au concept de libre évolution lorsque l’ASPAS devient propriétaire d’un terrain de 105 hectares dans la Drôme. Alors qu’elle mène chaque année des combats pour protéger des espèces jugées nuisibles comme les renards, l’acquisition d’un territoire lui permet de protéger définitivement tous les animaux qui y vivent.
« La création de réserves de vie sauvage, c’est une façon de répondre à tous les combats de l’ASPAS » résume Madline Rubin, qui dirige l’association depuis plus de 15 ans. Dans ces espaces, la chasse, la pêche et l’exploitation de la nature sous toutes ses formes sont bannies. L’association propose également aux particuliers qui souhaitent acheter des territoires de labelliser leur terrain en « havre de vie sauvage », dont ils demeurent propriétaires. « Les réserves répondent à une demande de société, qui se sent démunie par rapport à la situation. Elle permet aux citoyens concernés d’activer un levier concret pour protéger un milieu naturel », poursuit Madline Rubin.
Un refus du dualisme entre l’Homme et la nature
Une charte pour les Réserves de Vie Sauvage établie par l’ASPAS fixe les critères de ce label, qui correspond au niveau 1b de l’Union Internationale de la Conservation de la Nature (UICN), soit le plus haut niveau de protection de la nature en France. Il s’agit aussi du plus exigeant après le niveau 1a, qui sanctuarise la nature et en interdit l’accès aux humains. L’ASPAS n’a pas souhaité adopter ces critères, qui reviendraient à mettre la nature sous cloche. « Dès le début, on a voulu que les réserves puissent être visitées pour que les gens puissent contempler la vie sauvage. On ne veut pas entrer dans ce dualisme entre l’Homme et la nature », indique Madline Rubin.
En 2014, deux des Réserves de Vie Sauvage de l’ASPAS, celles du Grand Barry et du Trégor, se sont vu accorder une reconnaissance internationale en intégrant le réseau européen Rewilding Europe, qui œuvre pour que l’ensemble du vieux continent soit un espace géographique plus favorable à la vie sauvage. Au-delà de la libre évolution, certaines expériences de rewilding soutenues par le réseau en Europe pratiquent la réintroduction d’espèces. En France, l’ASPAS n’exclut pas ce procédé à l’avenir, constatant qu’il peut parfois manquer certaines espèces d’animaux disparus suite aux pressions humaines pour qu’un milieu naturel soit réellement fonctionnel. Mais rien de tel n’est prévu à l’heure actuelle, et l’association se concentre sur la libre évolution, dont il est déjà difficile de faire accepter l’idée.
Un projet souvent décrié
Si la Réserve Vercors Vie Sauvage, la dernière en date qui est aussi la plus importante, a connu un réel engouement au cours de sa longue campagne de levée de fonds, des oppositions parfois virulentes voient aussi le jour, de la part des chasseurs par exemple, qui se voient interdire l’accès à certains lieux. Certains élus, réagissant à cette pression locale, s’opposent publiquement au projet. Des informations parfois erronées circulent ainsi, notamment dans presse, comme l’explique Madline Rubin qui indique que « l’association se heurte à une résistance par méconnaissance de nos intentions ». L’argument d’opposition principal est en effet celui du refus d’une sanctuarisation de la nature, or il s’agit précisément d’un travers que l’ASPAS souhaite éviter.
Certains agriculteurs voient également d’un mauvais œil les récentes acquisitions de l’association. Cette opposition peut s’expliquer par une différence fondamentale de vision entre des agriculteurs qui sont traditionnellement des gestionnaires de milieux, et une approche qui prône la libre évolution. « On n’est pas contre l’agriculture, on est contre certains modes d’exploitation néfastes pour la biodiversité et les milieux naturels », précise pourtant Madline Rubin, qui indique que l’association tente de trouver une zone d’apaisement entre ces deux visions opposées.
Un site encore clôturé
A l’inverse, d’autres acteurs locaux pourront bientôt se réjouir du développement d’un projet qui promet des retombées bénéfiques pour l’économie locale, en attirant davantage de visiteurs dans la région. Les nombreux adhérents de l’ASPAS n’attendent en effet que l’ouverture du site Vercors Vie Sauvage au public pour pouvoir le visiter. A l’heure actuelle, 250 des 500 hectares du site sont encore clôturés, en raison des activités précédentes du lieu, un ancien domaine de chasse. Les propriétaires précédents ont en effet introduit dans ce vaste enclos, aux côtés des cerfs déjà présents, des espèces de cervidés venus d’Asie pour multiplier les trophées potentiels pour les chasseurs…
La présence de ces espèces non-endémiques interdit aujourd’hui au site de s’ouvrir. L’ASPAS est donc contrainte de lancer une vaste campagne de stérilisation pour que ces animaux qui n’appartiennent pas au milieu naturel disparaissent peu à peu sans devoir les tuer. Une étape transitoire consistera à les concentrer dans un espace plus restreint afin d’éviter l’hybridation avec les autres cerfs de la réserve et de permettre une ouverture de la zone aux interactions avec l’extérieur. Le site pourrait ainsi bientôt accueillir des randonneurs, mais aussi d’autres espèces animales qui ne manqueront pas d’arriver naturellement et qui seront bien entendu les bienvenues dans la réserve.
Des changements plus larges indispensables
Si les Réserves de Vie Sauvage constituent un moyen concret de protéger la biodiversité, elles ne permettent pas à elles seules de résoudre cet enjeu majeur. D’après Madline Rubin, « la France entière ne doit pas être une réserve de vie sauvage. A terme, le but n’est pas non plus de sanctuariser la moitié de la planète, car vu les besoins de l’Homme, l’autre moitié serait surexploitée ». En réalité, les Réserves de Vie sauvage n’ont une efficacité plus large que si elles sont en maillage avec d’autres initiatives respectueuses des milieux naturels. Ces foyers du vivant doivent rayonner sur l’ensemble du territoire, via des pratiques agricoles vertueuses et régénératrices, qui facilitent les interactions entre l’exploitation et la vie sauvage. Ces zones gérées de manière responsable pourraient ainsi constituer des corridors entre les réserves.
Pour concrétiser cette transition, le rôle du politique est central. Comme l’explique Madline Rubin, « l’idéal pour l’avenir serait que l’Etat s’empare de cette mission de protection des milieux, que ce ne soit pas à une association de créer des réserves de vie sauvage mais que l’Etat change ses niveaux de protection de la biodiversité. En réalité, c’est à l’État de faire ce travail, pas à nous ! ». En attendant que l’enjeu crucial de la préservation du vivant soit réellement pris en main par les pouvoirs publics, il est possible de soutenir le projet de l’association, par des dons pour contribuer aux prochaines acquisitions, ou en s’investissant en tant que bénévole, dont l’ASPAS a besoin sur le terrain pour l’entretien des réserves.