En novembre 2021, le Musée des Beaux-Arts de Caen exposait : Villes ardentes – art, travail, révolte 1870-1914. Un événement qui abordait le labeur sans détours. Que dire de la beauté saisissante des peintures quand elle côtoie les gestes douloureux des ouvriers, ainsi que la transformation du paysage naturel en un monceau de colonnes fumeuses et lugubres ? Comment dépasser le charme de ces œuvres pour saisir l’ampleur du préjudice réel qu’elles dépeignent ? Peut-être la chronologie « art, travail, [puis] révolte nous convie-t-elle, déjà, à une lecture réconciliant harmonie picturale et conscience sociale… Immersion, en images, dans l’héritage d’une mutation décisive.

A partir de la « Révolution industrielle » de 1870, depuis le jaillissement d’usines, jusqu’aux luttes ouvrières, en passant par l’évolution des droits des femmes et des enfants, la collection des Beaux-Arts de Caen nous offre cette année un récit poignant, intime et précieux du travail post-industrialisation.

Pleinement insérées dans le processus historique de cette période, toiles, affiches syndicales, esquisses et sculptures témoignent de la courbure des corps, de la fatigue des visages, de la métamorphose des horizons, comme des nouveaux flux humains générés par ces mutations. Les images défilent et de nombreuses questions surviennent : Quel genre de société avons-nous donc créé ? Que cherchaient les regards créatifs en sondant ces générations d’ouvriers, ces groupes de femmes tisserandes ou ces jeunes brumes toxiques ? Que voyaient-ils déjà en eux qu’ils ont décidé d’immortaliser ?

De toute évidence, la catharsis artistique permet de sentir l’ampleur de la domination industrielle sur les classes les plus précaires. Mais elle nous noie aussi, parfois, dans une satisfaction esthétique qui, au lieu d’éveiller à la dimension politique, rassasie et allège. Paradoxe. Une telle exposition vaut de surpasser le fantasme : petit retour illustré sur les quotidiens prolétaires du siècle dernier, comme autant d’accès à la naissance de notre propre époque.

Usines, échafaudages et pollutions : paysages mutants, premier indice de l’injustice

Pierre Combet- Descombes, Les Hauts fourneaux de Chasse sur Rhône (pièce du milieu du triptyque, 1911, huile sur toile) @Francis Cubilot

Le quotidien du travailleur ne se résume pas seulement aux tâches qu’il effectue, mais se comprend aussi à travers les lieux occupés, traversés ou investis. La résonance entre le paysage et notre intériorité est indéniable, autant que ses séquelles.

Fin du XIXème siècle. L’horizon des campagnes se redessine soudainement. Des usines aux architectures écrasantes poussent un peu partout. Leurs longues cheminées percent le ciel et crachent des nuages gris qui étouffent la lumière sur plusieurs kilomètres. Les lignes ferroviaires tracent de plus en plus de sillages au milieu des prairies. Les aciéries, docks bétonnés, manufactures, entrepôts, se multiplient et deviennent le décor naturel de l’ouvrier qui habite aux alentours et n’y échappe donc jamais. Cadre professionnel et privé sont ainsi conjointement transfigurés par l’apparition de ces machineries centralisant les (sur)productions et remplaçant l’artisanat. Les employés se mêlent alors à ces espaces de l’intérieur comme de l’extérieur. Ils en sont imprégnés depuis leurs vêtements, jusque dans leur imaginaire.

Une des œuvres de l’exposition qui traduit cette profonde et totale altération est  « Les Usines » de Jean Émile Laboureur (voir en-tête). En pause ou sur le retour du bâtiment, l’ouvrier ne peut échapper à la présence de cette montagne vrombissante. Elle est sans cesse dans son champ de vision, aspirant le temps, l’espace et le repos du corvéable. Elle l’est aussi dans celui de Combet-Descombes lorsqu’il peint son triptyque des « Hauts fourneaux de Chasse sur Rhône » en 1911, comme on peignait les reliefs bucoliques. La texture a changé, mais les ombres passent sur ces collines de métal comme elles glissaient sur les terres à présent enfouies. Les perspectives naturelles, grossièrement redessinées par les constructions gargantuesques et les faubourgs industriels, sont présentées comme à la fois méconnaissables et omniprésentes à la conscience : « Dans ces visions extrêmes, l’usine efface toute trace humaine, s’imposant à la manière d’un phénomène autonome pour se substituer à toute autre possibilité de paysage, à moins qu’elle ne constitue à elle seule le tout de cet autre paysage vibratoire, marqué par une forme de puissance proliférante et dévorante » (Emmanuelle Delapierre, p.73).

Est-ce sans retour ? Vincent Verzat rappelle dans cette récente vidéo combien la bétonisation des sols asphyxie une vie difficile à réanimer, y compris la nôtre. À la vue de ces tableaux, on peut croire que quelque chose le laissait présager. Zola lui-même notait la transition : « Nos artistes doivent trouver la poésie des gares comme nos pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves » (« Notes parisiennes. Une exposition. Les peintres impressionnistes », 1877, p.973). Peut-être est-il temps, cependant, de dépasser cette logique pour penser à nouveau les forêts et fleuves empêchés ?

En attendant, l’ère industrielle veut croître, occuper, investir le moindre espace disponible. Les infrastructures doivent être à la hauteur des découvertes techniques, quitte à rendre les silhouettes humaines fragiles, vulnérables : il faut tout montrer de ce dont nous sommes capables. Les charpentiers, ravaleurs, bâtisseurs et couvreurs sont suspendus sur des échafaudages toujours plus hauts d’où ils observent la ville en effervescence : éternels spectateurs de leur propre création. Spectateurs, car c’est la bourgeoisie citadine qui profite avant tout des attractions du « progrès » (voir ci-dessous : « Visite à l’usine après une soirée chez le directeur » d’Ernest-George Bergès, 1901). La classe prolétaire, elle, est retenue dans un espace-temps exigu d’où il est difficile de s’extirper.

« Visite à l’usine après une soirée chez le directeur » d’Ernest-George Bergès, 1901, huile sur toile) @Saint Etienne, musée d’art et d’industrie, photo Bresson

L’espace-temps prolétaire : une spirale infernale

Plusieurs intérieurs accueillent le travail quotidien des corps. Les usines, bien sûr, mais aussi les maisons, pour les tâches effectuées à domicile. Si au sein des complexes industriels, le rythme effréné des productions est imposé par de grands groupes, au creux des ateliers de couture, de tissage ou de repassage, les mains sont épuisées par la cadence des commandes. Mais il n’y a pas le choix, la concurrence déloyale l’exige.

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Aussi la relation corps-machine devient-elle la nouvelle norme et son décorum aspire-t-il les populations dans son antre. De nombreuses toiles sombres voient ainsi le jour, uniquement éclairées par les feux des combustibles, les braises et les rayons noircis du petit matin. Semblables à des représentations de l’enfer, les fournaises industrielles absorbent des générations de familles pauvres : vieillards, hommes, femmes et enfants. Voilà ce que mettent en lumière les séries de représentations d’entrées et sorties d’usine comme le terrifiant défilé de Jules Adler : « Au pays de la mine », (1901) ou encore, dans un mouvement inverse, tout aussi noir : « La rentrée des ouvrières », (1903) de Théophile Alexandre Steinlen.

Jules Adler, Au pays de la mine, 1901, huile sur toile, Dunkerque, @musée des Beaux-Arts
« La rentrée des ouvrières » (1903, huile sur toile) de Théophile Alexandre Steinlen @ Saint- Denis, musée d’art et d’histoire Paul Eluard, photo Andréani

L’espace est donc confiné, irrespirable, métallique : un gouffre. Mais le temps est lui aussi compté, réduit, absorbant. Les mouvements sont répétitifs, identiques, lourds. Comment l’image figée peut-elle rendre compte de cette expérience du temps qui abîme les vies ? L’art a cet avantage de transcender l’imagination à partir de symboles. L’impressionnisme a justement pour idée que, plus que de transmettre la posture, il faut en délivrer le sens en l’interprétant pleinement : les œuvres suspendent ainsi l’intention et l’action, mais on devine par l’agencement du chantier, des matériaux et des outils, combien il reste de travail à fournir et combien de travail a déjà été fourni.

Le présent est vorace, si bien qu’il n’y a plus de place pour la projection, pour un futur. Cet horizon fermé, confisqué, autant spatial que temporel, assigne la classe ouvrière à un rôle unique : celui de servir les rêves des classes dirigeantes. Trop occupé à répondre au jour le jour aux exigences d’une survie dans laquelle le nouveau modèle l’a plongé, le travailleur n’a plus le temps de penser à ses droits, ni à l’injustice avec laquelle il cohabite. Même les rares toiles qui figent le chômage (cf. « Le Chômage » de Louis-Adolphe Tessier, 1886), la pause ou la vie familiale, montrent combien la journée de labeur a volé le présent à ces individus. Dans leurs yeux, la fatigue, hypnotisante, les minutes s’écoulent dans le vide : ils n’ont ni le temps, ni l’énergie.

Les travailleurs épuisés, des héros ou martyrs ? Deux impasses

Les œuvres de la collection reprennent beaucoup des codes de l’art classique qui portraiturait une certaine élite. Ainsi, l’ouvrière, l’ouvrier, occupent ici des compositions valorisantes. Suspendus en hauteur, puissants, parfois dénudés, triomphant sur la matière, à la manière des dieux et déesses, ils sont présentés tantôt comme de vaillants combattants, des troupes, tantôt comme des penseurs méditatifs qui auraient compris quelque chose que le reste du monde n’aurait pas perçu. Mais n’est-ce pas correct, qu’ils sont des héros ?

Cette figure dessert pourtant ces travailleurs. Ce qui semble valeureux n’est en fait que l’unique réponse que les inégalités sociales leur permettent d’investir : s’en sortir. Les protagonistes de ces dessins n’ont pas le choix d’exécuter leur besogne dans ces conditions, puisque c’est le seul dénouement qu’on leur propose, le seul itinéraire viable que le marché de cette société naissante leur offre. Les transformer en héros, c’est déformer ce qui tient de la survie en une situation positive, glorifiante, admissible. Rien n’aurait-il changé depuis ? Cette célébration du surpassement, voilà ce dont a été victime, par exemple, le personnel hospitalier ces derniers mois à travers la communication des puissants. Félicités publiquement pour leur bravoure, les soignants sont présentés comme des sauveurs volontaires en temps de crise que la difficulté du combat a rendu exceptionnels. Ce qui est exceptionnel, c’est qu’on ait pu les obliger à une telle posture, à faire autant avec si peu. Les conditions de travail de tout un chacun ne devraient jamais être telles que les travailleurs soient considérés comme des surhommes. Le travail ne devrait pas être un ennemi à dompter sous les compliments élogieux des passants et gouvernants : il devrait, par les moyens mis en place, au service des vies, permettre de s’accomplir. Mais le labeur porte aussi en lui ce fantasme du front de guerre, du moins lorsqu’il est prolétaire. Ce serait bien arranger l’économie triomphante que de cultiver ce mythe sélectif.

A défaut d’être des héros, les prolétaires sont-ils des martyrs ? Sont-ils des soldats abîmés en route pour les fourneaux, la poussière et des terres grisâtres ? Ils n’ont pourtant jamais décidé de donner leurs vies pour ces usines. Les considérer en sacrifices volontaires du nouveau monde, ce serait les dessaisir de leur dernière liberté : celle de n’avoir pas voulu devenir ces corps, de n’avoir pas voulu ces vies dévouées et d’exiger de n’être la figure de rien, si ce n’est d’une vie décente. « Jusque sous la lumière perçant à travers les nuages épais, les corps courbés des ouvrières et leurs visages grimaçants sont comme modelés par la violence de leur pénible condition, de laquelle nul ne saurait s’extraire » (Bertrand Tillier, p.129). Et pourtant, malgré la fatigue et le manque de tout, malgré l’atmosphère enfermante et le quotidien astreignant, c’est en recouvrant cette liberté de refuser que les luttes éclatent. Les peintres répondront présent à ces rendez-vous révolutionnaires.

Grèves, révoltes et peintures : mouvements de libération

Théophile – Alexandre Steinlen, Manifestation populaire, vers 1903, huile sur toile, Tourcoing, Muba Eugène Leroy

En 1906, la catastrophe de la mine à charbon de Courrière, faisant plus de 1000 morts, déclenche une vague de protestations. Comment peindre avec justesse ce jaillissement politique qui survient à l’issue d’une période douloureuse de mutisme et de soumission forcée ? L’art se démultiplie. Les scènes font état de grèves massives, de mouvements de foules solidaires et engagées, drapeaux brandis et bouches ouvertes au milieu des cortèges pour crier des slogans salvateurs. Les femmes, enfants et personnes âgées se joignent à la fronde populaire au sein de fresques vivantes. La force révolutionnaire de l’ouvrier est également retranscrite par le symbolisme. Plusieurs peintres, comme le militant libertaire Maximilien Luce, emploient par exemple « la figure de l’ouvrier pesant sur le levier pour suggérer son pouvoir de renversement de la société bourgeoise » (p.33).

Car les artistes, eux aussi, font partie de la révolte. À leur manière, à coups de pinceaux, ils critiquent les inégalités et lèguent ces représentations à l’ambition politique des manifestants. Mais la prise de pouvoir jusque dans l’Art ne se résume pas aux peintres impressionnistes et post-impressionnistes, elle est aussi incarnée par l’art ouvrier, les brochures syndicalistes, caricatures et affiches. Le travailleur investit ainsi les lieux publics pour lesquels il a transpiré, sort de sa prison et tente le tout pour le tout, à bout de ce système.

Rien n’est facile pour autant. Sur le marché de l’art ? Paradoxalement, l’impressionnisme qui plaisait par son désir d’interprétation subjective du monde est mal vendu sur les sujets du labeur parce que le parti pris parle dès lors peu aux acheteurs. À part la série des Gares de Monet, les œuvres sur le prolétariat n’enthousiasment pas vraiment les portefeuilles.

Et politiquement ? La libération, aussi illustrée et photographiée qu’elle ait pu l’être, ne signifie malheureusement pas la liberté. Chaque grève, en plus d’avoir coûté aux grévistes, accorde des droits qui ne sont jamais vraiment acquis. Après 1906, quelques victoires, bien sûr : le radical socialiste Clemenceau déclare le repos de 24 heures hebdomadaires et les années suivantes, encore influencé par ces mouvements, il annonce la semaine de 48 heures et les journées de 8 heures (loi du 17 avril 1919). Ces réformes commencent timidement à reconnaître la pénibilité du travail fourni par cette main-d’œuvre bradée. Mais peut-on garantir que les paradigmes juridiques et politiques ne rebroussent pas un jour chemin ? N’est-ce pas d’ailleurs déjà le cas ? Rappelons les propos de Macron en 2019 qui contestait le mot « pénibilité » car… « ça donne le sentiment que le travail serait pénible ». Les prolétaires seraient-ils alors voués à un autre éternel labeur : réclamer des conditions de travail dignes à ceux qui ont déjà tout.

Maximilien Luce, Le drapeau rouge, 1911, affiche © collection Dixmier- Tapabor

Aujourd’hui, plus que jamais, le travailleur est assigné à ce second travail politique pour ne pas mourir du premier. Mais en cette période de mépris systémique des mouvements sociaux et d’inégalités toujours plus grandes, comment rendre sa puissance libératrice à la grève et la manifestation ? Comment les rendre efficaces ? L’ont-elles vraiment été un jour ? Suffiront-elles encore demain ? Et qu’est-ce que l’art actuel nous racontera plus tard du labeur d’aujourd’hui… ?

Sharon Houri 

Image d’en-tête : Jean Émile Laboureur, « Les Usines« , peinture médium Préaubert sur carton collé sur Isorel, @Musée d’art de Nantes

Notes 

Découvrez l’exposition « Villes ardentes » au Musée des Beaux-Arts de Caen jusqu’au 22 novembre ou ici en visite virtuelle.

Pour aller plus loin : « Les Chroniques ardentes« , associant des extraits littéraires aux peintures.

Toutes les citations sont issues du Catalogue de l’exposition : Les villes ardentes, art, travail révolte (1870-1914), sous la direction d’Emmanuel Delapierre et Bertrand Tillier, Musée des Beaux Arts de Caen, Snoeck, Normandie 2020.


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