Bouleversant et instructif, le documentaire Les Sentinelles témoigne du danger dans lequel sont mis des travailleurs du point de vue de leur santé. Le film illustre le difficile combat des femmes et des hommes contre les groupes industriels qui leur ont porté préjudice et se présente sous la forme d’un hommage aux victimes de l’amiante et des pesticides. À l’occasion de la semaine pour les alternatives aux pesticides qui se déroule du 20 au 30 mars 2019, nous vous proposons de redécouvrir notre interview du réalisateur, Pierre Pézerat.  

Mr Mondialisation : Pourquoi avez-vous décidé de faire un film en hommage à ceux qui ont dénoncé les grands scandales sanitaires liés à l’amiante et aux pesticides ? 

Pierre Pézerat : J’ai décidé de leur rendre hommage, parce qu’ils m’ont semblé être des personnages hors normes, portant de façon très digne leur demande de justice et empreints de réflexions très justes sur la marche du monde.

Je les ai rencontrés lors des assemblées générales de l’association créée à la mort de mon père, Henri Pézerat, dans le but de poursuivre son combat. Mon père, chercheur au CNRS et lanceur d’alerte avant l’heure, les avait aidés à se battre contre les industriels de l’amiante, pour Josette Roudaire et Jean-Marie Birbès, ou contre Monsanto pour ce qui concerne Paul François.

Engagé politiquement à gauche, il avait décidé, quand l’amiante lui était tombé dessus à Jussieu dans les années 70, de mettre ses compétences de chercheur au service des ouvriers, en les aidant à faire reconnaître en maladies professionnelles les graves atteintes à la santé qu’ils avaient subies. Et de fil en aiguille, au gré des rencontres, il avait découvert combien ces atteintes étaient multiples et variées, amiante, nucléaire, plomb, produits chimiques et j’en passe, et combien grande était l’immunité de ceux qui en étaient responsables, à savoir les industriels, protégés qu’ils étaient par un laisser-faire systématique de la part de l’État. Et c’est ainsi qu’il est devenu un acteur majeur de l’interdiction de l’amiante et que bien plus tard, il a soufflé à Paul François l’idée d’attaquer Monsanto.

Je me suis limité volontairement à l’amiante et aux pesticides, pour deux raisons. D’abord je ne voulais pas faire un film catalogue, mais un film centré sur l’humain, en laissant donc du temps aux personnages pour raconter le chemin et les rencontres qui les ont menés jusqu’ici. Mais aussi, parce que l’histoire de la catastrophe sanitaire de l’amiante éclaire de plusieurs façons celle des pesticides aujourd’hui. D’abord par le procédé de désinformation quasi identique utilisé par les industriels dans les deux affaires, puis de façon plus positive, parce que l’interdiction de l’amiante est une victoire qui a été obtenue par le combat, et que ce combat peut donc servir de modèle à celui qui est mené aujourd’hui pour l’interdiction des pesticides.

Mr M : Pour les personnes concernées, est-ce que le fait que les dommages aient été subis dans le cadre du travail représente un traumatisme particulier ? 

P. P. : Oui, bien évidemment et sur plusieurs plans. D’abord il faut savoir que les revendications syndicales sont et ont toujours été basées sur la défense des emplois et des salaires. Et pour un syndicaliste, qu’il soit ouvrier ou agriculteur, faire passer le respect des conditions de travail avant l’emploi est très difficile. D’autant que dans ces deux mondes, ouvrier ou paysan, il y a une certaine fierté à être dur au mal, ce qui rend difficilement écoutable ce type de revendications. Ces deux paramètres-là ont été utilisés de façon très maline par les industriels, qui ont toujours su jouer du chantage à l’emploi sur les ouvriers, et sont utilisés aujourd’hui par la FNSEA à propos du glyphosate.

Mon père a, dès ses premières visites dans les usines ou mines, dû faire face à la double confrontation avec les patrons et les syndicats. L’emploi, mot magique par excellence, a toujours été brandi par les industriels et les élus politiques, comme argument numéro un pour continuer à empoisonner les travailleurs, voire les riverains, dont les familles sont souvent dépendantes d’un employeur omnipotent dans leur région. Et si l’on revient encore une fois sur l’interdiction de l’amiante, on s’aperçoit qu’elle a été finalement promulguée parce que des personnes de la société civile, professeurs à Jussieu ou à Gérardmer, et non des travailleurs de l’amiante, en sont morts. Ce qui est terrible, parce que, comme le dit Josette dans le film, ça veut dire que dans la société civile il est interdit de tuer, mais que derrière les portes de l’usine, on peut tuer sans que personne ne s’en émeuve.

En fait, le traumatisme dû à l’empoisonnement à cause de son travail, est aussi un bouleversement moral parce qu’il met à mal un certain nombre de valeurs fondamentales de la personne qui en est victime. Par exemple, Paul François, petit patron, de droite et anciennement adepte de la chimie dans l’agriculture, voit sa vie basculer parce qu’il se rend compte qu’on lui a menti de tous les côtés, que ce soit la MSA ou Monsanto. En voulant faire réparer cette injustice, il se retrouve finalement aux côtés de Jean-Marie Birbès, l’ouvrier syndicaliste d’Eternit, pour défendre ses collègues intoxiqués et pourfendre la recherche de profit systématique des industriels.

Crédit photo : Destiny film

Mr M : Vous décrivez le combat long et difficile des lanceurs d’alerte, parfois freinés par les institutions elles-mêmes. Dans les cas que vous avez observés, peut-on dire que les intérêts économiques ont occulté les droits individuels ?

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P. P. : Les intérêts économiques à court terme occultent non seulement les droits individuels, mais aussi les intérêts collectifs, par exemple la possibilité d’existence durable de l’Homme sur cette planète. Il est extrêmement important de dire qu’il s’agit d’une vision à court terme, car si l’on considère par exemple le scandale de l’amiante, on s’aperçoit que l’emploi de l’amiante a coûté beaucoup plus cher sur le long terme à la Société, en termes humains, mais aussi en termes financiers, que l’emploi d’un matériau de substitution, plus cher au départ.

Dans le film, cette vision court-termiste de l’économie est aussi illustrée par l’histoire des ouvriers de la coopérative de Triskalia. Ces hommes ont été intoxiqués par des pesticides interdits déversés sur des céréales en silo, parce qu’un directeur zélé avait décidé de couper les ventilateurs censés empêcher la prolifération des insectes dans les céréales, pour économiser… de l’électricité. Devant la putréfaction qu’était devenu le tas de céréales, il n’a eu comme idée que de déverser dessus des insecticides, qui plus est interdits depuis 2 ans. Cette histoire, qui n’est hélas pas finie, illustre bien la folie de la soi-disant « économie » qui guide les choix de nombre de décideurs aujourd’hui.

Ces choix, relayés par des soi-disant syndicats comme la FNSEA, et des pouvoirs locaux entre les mains d’industriels omnipotents, comme c’est le cas pour Triskalia en Bretagne, font qu’aujourd’hui 70% des insectes ont disparu de la planète en 30 ans. Au nom de quoi ? L’emploi, disent-ils, comme d’habitude. Mais en réalité, c’est le profit qui guide ces choix. Car pour les coopératives, la vente de pesticides est une activité bien plus bénéficiaire que la vente de céréales et la production d’aliments médicamenteux.

Crédit photo : Destiny film

Mr M : Néanmoins, avec votre film, vous souhaitez également véhiculer un message d’espoir…

P. P : Bien entendu, car je considère que l’Humain a toujours son destin entre les mains, pour peu qu’il considère la survie de la planète comme la priorité numéro un.

C’était le cas de mon père, évidemment, et l’interdiction de l’amiante, dont il a été le principal artisan en France, est porteuse d’espoir.

C’est le cas de sa compagne, Annie Thébaud-Mony, sociologue, qui poursuit aujourd’hui son combat. Elle se bat sur tous les fronts, menant des enquêtes indépendantes sur la relation entre l’augmentation du nombre de cancers et l’exposition à des produits dangereux.

C’est le cas de Paul François qui, aidé par mon père et un avocat formidable, François Lafforgue, parvient à faire condamner Monsanto. Même si la Cour de cassation a invalidé le verdict de la Cour d’appel, nul doute qu’il gagnera au bout du compte.

C’est le cas des ouvriers de Triskalia qui ont soulevé l’omerta régnant en Bretagne, parce qu’ils n’avaient plus le choix que d’attaquer pour retrouver leur dignité à défaut de leur santé.

Ce sera le cas, j’espère, des victimes de l’amiante qui se battent pour que les responsables de la plus grande catastrophe sanitaire en France comparaissent devant un tribunal pour répondre de leurs actes, donnant ainsi un signal fort à ceux qui seraient tentés de continuer à empoisonner des travailleurs et des citoyens en toute impunité.

Mais tout cela ne dépend pas que d’eux. Les Sentinelles, ceux qui sont au premier rang, sonnent l’alerte. Derrière eux, c’est nous qui sommes exposés. Nous avons donc, vis-à-vis d’eux, un devoir d’écoute, mais aussi un devoir d’action. Au premier rang, changer son mode de consommation en bannissant les entreprises qui ne respectent pas leurs salariés. En faisant cela et beaucoup d’autres choses, nous parviendrons à ce que cette sorte d’économie mortifère meure de sa belle mort et permette à la planète de vivre. Encore longtemps.

Crédit photo : Destiny film

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Propos recueillis par l’équipe de Mr Mondialisation

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