Avec leur lot de polémiques liées à leur impact environnemental et social, les traités internationaux de libre-échange continuent de se multiplier. Alors que l’accord UE-Mercosur a été récemment conclu, les députés viennent de ratifier le CETA après des années de polémiques et de mises en garde d’associations et ONG. Parmi les clauses les plus discutables du CETA, la mise en place des tribunaux d’arbitrage internationaux. Et pour cause, ce mécanisme permet à des entreprises et investisseurs privés de contester les décisions d’États qu’elles estiment défavorables à leurs intérêts.
L’arbitrage international n’est pas un mécanisme neuf : ce système qui prévoit le règlement des litiges entre firmes et État naît dans le cadre de la décolonisation. À l’origine, il est imaginé pour protéger les investissements des puissances européennes dans leurs anciennes colonies face à des systèmes judiciaires locaux jugés imprévisibles. Mais le dispositif s’est fortement développé ces cinquante dernières années, pour devenir à l’heure actuelle le mode habituel de résolution des conflits internationaux dans de nombreux secteurs industriels : l’énergie, l’importation et l’exportation de marchandises, le transport ou encore la construction. L’arbitrage a ainsi connu un succès croissant dans la communauté internationale jusqu’à nos jours. Les controverses n’ont commencé à surgir que depuis que le mécanisme menace aussi les pays occidentaux. Un comble pour des puissances occidentales qui en étaient à l’origine.
L’intérêt des multinationales primerait-il sur l’intérêt général ?
Le principe général des tribunaux d’arbitrage est le suivant : si un État vote une loi qui réduirait les profits d’une entreprise internationale, celle-ci peut le poursuivre en justice devant un tribunal arbitral (c’est-à-dire une juridiction privée) afin de réclamer la compensation d’un manque à gagner réel ou potentiel induit par ce changement de législation. Un système de résolution des litiges privés qui permet donc de juger des politiques publiques. L’intérêt économique supérieur est inévitablement placée au cœur d’une telle institution.
On comprend vite où se situe le problème : les profits des multinationales sont mis sur le même pied que l’intérêt public. Les droits de ces firmes semblent une nouvelle fois progresser plus rapidement que ceux des citoyens, dont la plupart ignorent d’ailleurs tout de ces clauses anti-démocratiques d’abord élaborées à huis-clos dans les grandes institutions. Les énormes dédommagements qui découlent des décisions de ces tribunaux « privés » – elles mêmes prises à huis-clos, sont pourtant payés avec les deniers publics. Par exemple, récemment, le Pakistan a été condamné à payer 5,84 milliards de dollars au groupe minier Tethyan Copper Company (TCC) suite à un conflit autour de l’octroi d’un permis d’exploitation dans la province du Baloutchistan. Avec la multiplication des traités internationaux de libre-échange, le système s’est néanmoins généralisé et le nombre d’affaires portées devant des tribunaux d’arbitrage a connu une hausse fulgurante ces trois dernières années.
Les firmes énergétiques, meilleurs clients des TDA
L’un des cas les plus connus est celui de l’entreprise suédoise Vattenfall, qui a réclamé 4,7 milliards d’euros de compensation au gouvernement allemand en 2014, suite à sa décision de sortir du nucléaire. Les firmes actives dans le secteur de l’énergie sont des habituées de ce genre de procédure. En 2016, l’entreprise canadienne Cosigo Resources Ltd. a ainsi entamé une procédure d’arbitrage contre la Colombie. En cause, la classification par le gouvernement d’un territoire amazonien « parc naturel national », et l’annulation de la concession minière de Cosigo Resources Ltd. qui en découle. La firme canadienne estime son préjudice à 16 milliards de dollars.
Citons encore l’affaire qui oppose l’Italie à la Rockhopper Exploration, une entreprise britannique active dans le pétrole et le gaz, qui réclame des compensations suite à la décision du gouvernement italien d’interdire toute activité d’exploitation le long de ses côtes en 2016. Ici encore, des sommes colossales sont en jeu et la collectivité risque de devoir financer des multinationales privées.
Notons cependant que les entreprises ne sortent pas toujours gagnantes de ces procédures. Un tribunal d’arbitrage a récemment tranché en faveur du Pérou, à qui la firme Renco réclamait 800 millions de dollars pour avoir imposé des exigences environnementales jugées trop importantes pour le site d’extraction de La Oroya, l’une des dix villes les plus polluées au monde selon l’Institut Blacksmith. Mais c’est une question de forme qui a permis à Lima de l’emporter, et le groupe Renco a fait savoir qu’il n’avait pas renoncé à ses compensations, et qu’il envisageait d’introduire une nouvelle procédure…
Le recours à la menace, voire au chantage
Une autre industrie est familière de ces tribunaux d’arbitrage : celle du tabac. En 1994, les fabricants de tabac avaient menacé le gouvernement canadien de déposer une demande d’arbitrage suite à sa décision d’instaurer le paquet neutre pour les cigarettes. Un préjudice estimé à des plusieurs centaines de millions de dollars, qu’ils n’hésiteraient pas à exiger en invoquant l’ALENA, l’accord de libre-échange nord-américain alors nouvellement conclu.
Cette affaire est révélatrice d’un mode de fonctionnement qui s’est peu à peu installé dans l’arbitrage international et qui s’apparente de près à du chantage. Les multinationales ont ainsi régulièrement recours aux tribunaux d’arbitrage pour dissuader ou contester les décisions environnementales et sociales qui entrent en conflit avec leurs intérêts. Les TDA peuvent donc être autant utilisés par les multinationales comme une opportunité pour générer des profits que comme moyen structurel pour faire pression sur les États, à l’image du lobbyisme.
#CETAstrophe @AssembleeNat Face aux risques factuels de ces accords de nouvelle génération, il est triste que la propagande pro-CETA ait fonctionné. Si on avait vraiment eu le temps d'un débat démocratique pour rétablir les vérités…#passageenforcehttps://t.co/fFTnWH5eHI https://t.co/YSvl0ESsCW
— foodwatch France (@foodwatchfr) July 23, 2019
Le Ceta, un mécanisme d’arbitrage renégocié
Les tribunaux d’arbitrage sont relativement méconnus, en raison certainement du manque de transparence et de l’opacité de fonctionnement de leurs jugements rendus à huis-clos. Pourtant, ils se sont récemment trouvés sous le feu des projecteurs à l’occasion de la ratification du Ceta. Impliquant l’ensemble de l’UE ainsi que le Canada, l’accord est l’un des traités de libre-échange les plus larges jamais conclu.
Le Parlement français vient tout juste de ratifier le CETA, incluant les modalités de ce mécanisme d’arbitrage. Fin 2016, la Belgique avait refusé de souscrire au CETA, pointant notamment les dérives de ce dispositif, réputé plus favorable aux investisseurs qu’aux juridictions nationales. La Cour de Justice de l’UE a finalement été saisie pour juger de la conformité au droit européen de la clause relative à l’arbitrage, conformité qu’elle a confirmée dans un avis rendu en avril dernier. Des négociations de dernière minute avec l’UE et le Canada avaient également eu lieu, permettant de sortir de l’impasse.
Au-delà du frein potentiel qu’il représente pour toute législation sociale, sanitaire ou environnementale, le système d’arbitrage en vigueur dans la plupart des traités de libre-échange (appelé ISDS, pour Investor-State Dispute Settlement) est également critiqué pour trois raisons. D’abord, car il permet aux États ou entreprises de choisir leurs propres arbitres, en dehors de toute exigence de compétence et surtout d’indépendance. Généralement issus du même petit groupe de juristes internationaux, ces arbitres occupent ainsi successivement le rôle d’arbitre ou d’avocat. Ensuite, les dispositions des traités commerciaux, souvent plus floues que les législations nationales, donnent une large marge d’interprétation à ces arbitres. Enfin, leurs décisions ne sont soumises à aucune jurisprudence et ne peuvent être contestées en appel.
Pour pallier ces nombreux problèmes, le CETA devrait mettre sur pied une juridiction d’arbitrage d’un nouveau type, qui se veut moderne, transparente et permanente. Un panel de quinze juges devrait être installé, parmi lequel trois d’entre eux seront tirés au sort pour statuer sur chaque affaire. Une procédure autorisera par ailleurs les parties à révoquer un juge en cas de conflit d’intérêts avéré. Un mécanisme d’appel sera également introduit pour la première fois, et les décisions qui en découlent seront des jurisprudences contraignantes pour les affaires futures liées au CETA. À noter toutefois que l’intervention du tribunal d’appel sera limitée à la seule interprétation de la loi, il ne pourra donc pas chercher de nouvelles preuves ou de nouveaux témoins. Des garanties suffisantes ?
Des garanties qui restent peu rassurantes
Rappelons toutefois que le cheval de Troie craint par de nombreuses ONG au moment de la conclusion de l’accord existe bel et bien pour l’arbitrage. Les géants américains comme Monsanto ou McDonald’s auront en effet la possibilité d’utiliser le système d’arbitrage du CETA, via leurs filiales canadiennes. S’ils constituent une avancée, les nouveaux garde-fous institués par les dernières négociations ne sont en pratique pas suffisants, d’autant plus qu’ils ne remettent nullement en cause le principe même des tribunaux d’arbitrage, qui permet à des multinationales de contester des décisions démocratiques et d’intérêt public en exigeant des sommes importantes en cas de victoire.
Depuis quelques jours, suite à la ratification du CETA présenté comme une avancée économique majeure par la majorité au gouvernement, les multinationales ont désormais une corde de plus à leur arc pour faire valoir leurs intérêts en France. Au-delà du cas préoccupant du CETA, l’arbitrage international est en effet devenu en quelques années l’une des armes les plus puissantes des lobbies industriels, pour contrer dans une opacité inquiétante toute tentative publique de diminuer les dérives de la mondialisation. Au final, le dispositif, qui se généralise à tous les traités de libre-échange, fragilise la capacité des États à légiférer sur l’environnement, la santé ou les conditions de travail de leurs citoyens, qui seront, une fois de plus, les premiers à payer l’addition. À l’heure de la crise écologique globale, il ne suffira donc plus d’avoir l’inspiration politique d’instaurer un changement structurel profond pour éviter le désastre, toute volonté de légiférer courageusement risquant de se heurter à un quelconque intérêt économique d’une multinationale.
Sources : business-humanrights.org / ec.europa.eu / lemonde.fr / lesoir.be