Imaginez un monde où la nature pourrait se défendre « en son nom » face aux dommages et préjudices qui lui sont causés. Alors que le terme d’écocide est toujours en débat pour le Droit International, plusieurs tentatives se multiplient en France pour doter les entités naturelles, tels que les grands fleuves, d’une personnalité juridique. A l’occasion de la sortie de l’ouvrage Le Fleuve qui voulait écrire, créé par le collectif Parlement de Loire, on revient sur les enjeux territoriaux et les conflits d’usages autour du fleuve. Et si la Loire pouvait parler « en son nom » ? Supposer une identité juridique au fleuve et les droits que la nature a sur elle-même, c’est repenser entièrement les relations entre l’homme et la nature. Reportage.
Face à des projets de construction, des épisodes de pollution ou encore les effets du changement climatique, comment permettre aux fleuves de défendre leurs propres intérêts ? C’est toute la question qui anime le collectif Parlement de Loire, qui a réunit pendant deux ans philosophes, membres de l’agence de l’eau, anthropologues et juristes. Parmi eux, la directrice du Pôle Arts et Urbanisme (Polau) à Tours Maud Le Floch’, l’écrivain Camille de Toledo et la juriste spécialiste du droit de la nature Valérie Cabanès.
« L’initiative du Parlement de Loire est assez extraordinaire parce que elle n’a pas été lancée par des politiques, elle n’a pas été lancée par des peuples autochtone, ni par des collectifs en lutte citoyens. Elle a été lancée au départ comme une expérimentation : comment pourrait-on réfléchir à mener des politiques publiques, à délibérer dans la cité ou dans le Val de Loire, par exemple en mettant l’intérêt de « l’écosystème Loire » dans le processus de décision, s’exprime Valérie Cabanès. »
En septembre 2021, à l’occasion de trois jours d’Assemblée de Loire, que les membres du projet désignent à dessein par un nom propre, Loire, plutôt que par un nom commun, cette commission a restitué ce travail, sous des formes mêlant actions locales, débats théoriques et performances poétiques.
La Loire, un fleuve qui souffre
La Loire, d’une longueur de 1006 kilomètres, est le plus long fleuve sur le territoire français. Elle prend sa source au sud-est du Massif central en Ardèche, et se jette dans l’océan Atlantique par un estuaire situé en Loire-Atlantique, dans l’ouest de la région des Pays de la Loire. Son cours est un des seuls, avec la Seine, qui se situe intégralement en France – il est géométriquement orienté d’abord sud-nord jusqu’aux environs de Briare dans le Loiret. Son bassin versant de 117 000 km2 occupe plus d’un cinquième du territoire français.
Le collectif Parlement de Loire bouscule les conceptions habituelles de l’homme et de la nature. Pour eux, lorsqu’on parle du « peuple ligérien », donc du peuple du bassin de la Loire, on comprend aussi bien les êtres humains que non-humains. Tous ces êtres, humains, animaux, végétaux, pâtissent des activités humaines qui sont bien documentées depuis les années 1980. Ainsi, on apprend que le fleuve a gagné 2°C depuis 1970 à cause du réchauffement climatique.
Récemment, en 2019, on mettait en évidence la présence de déchets radioactifs dans le fleuve. En effet, le taux de radioactivité relevé dans l’eau à Saumur, est supérieur au seuil de référence, de 100 Bq/L (Becquerel par Litre). Une eau potentiellement dangereuse donc, pour la nature et les habitants. Les coupables ne sont pas difficilement identifiables : cinq centrales nucléaires rejettent du tritium dans la Loire, un déchet radioactif autorisé par la loi. Au total, 400 km de cours d’eau sont concernés, jusqu’à Nantes. Selon France3 région, si « Le tritium n’est pas le plus dangereux des polluants issus de l’industrie nucléaire, il est le plus courant. Présent dans l’eau de Loire et dans l’eau du robinet, il n’est pas dangereux à court terme en dessous d’une certaine dose, mais ses effets à long terme n’ont pas encore été étudiés. »
Camille de Toledo s’est exprimé à ce propos : « Des actions de justice contre EDF relèvent les rejets de l’industrie nucléaire, qui posent des problèmes majeurs de santé publique, y compris de santé des populations non humaines, puisque cela a des impacts sur les populations de poissons et sur les différentes formes de vie animales et végétales associées au milieu. »
Il poursuit sur les thématiques qui opposent aujourd’hui, encore, les intérêts humains immédiats des intérêts « du fleuve », qui eux, se mesurent à l’échelle de la nature : c’est-à-dire, bien souvent, sur une période de temps beaucoup plus longue.
« Il y a des conflits aujourd’hui très forts autour de la question des bassines, avec d’un côté les intérêts des agriculteurs, qui luttent eux-mêmes contre la sécheresse et cherchent à garder dans de grandes réserves des quantités énormes d’eau au fil du parcours. Mais ça passe par des prélèvements sur les nappes phréatiques et ce sont donc des manières d’entraver le cycle de l’eau.
L’idée générale est toujours un peu la même : il y a des entraves humaines qui servent des intérêts humains. Et puis, il y a les intérêts d’un temps plus long qui est celui de l’écosystème. »
Changer de perspective
Ces travaux ont mené vers une hypothèse, devenue un projet : doter le fleuve d’une personnalité juridique. Cela veut dire changer de perspective et d’approche légale, d’une part, et reconnaître les entités naturelles comme des sujets de droits, d’autre part.
On a donné la personnalité juridique à des entreprises dès la fin du XIXe siècle.
À travers le monde, plusieurs fleuves on déjà été dotés de droits et d’une personnalité juridique propre. C’est déjà le cas en Nouvelle-Zélande, en Colombie ou en Inde. Dans ces endroits du monde, les gardiens ou représentants des fleuves sont souvent les communautés autochtones. Ici la question reste ouverte : qui pourraient être les voix et porte-parole des fleuves ?
« On a fait d’actionnaires et de groupes d’actionnaires des personnes légales. Une fois qu’on a créé une entité qui dit que « les entreprises sont des sujets », les entreprises ont acquis des droits, forcément. Et la personnalité juridique des écosystèmes est une réponse à cela. Puisque l’on n’arrive plus aujourd’hui, avec l’Etat seulement, à faire face aux intérêts privés et à l’appropriation de la nature et à son exploitation, puisque l’on vit dans la crise terrestre due à cette exploitation de la nature, on se pose la question en droit : comment donne-t-on des outils pour que les écosystèmes puissent répondre ? » – Valérie Cabanès.
À travers la France, les expériences concrètes se multiplient. Depuis juillet, le fleuve Tavinianu en Corse a sa propre déclaration des droits. Une mobilisation est en cours pour donner une personnalité juridique au Rhône « de son glacier en Suisse à son delta en France ». Et Paris étudie ce que cela pourrait donner pour la Seine, nous apprend Valérie Cabanès.
Les travaux du Parlement de Loire, restitués dans un ouvrage intitulé Le Fleuve qui voulait écrire, ouvre des manières d’imaginer d’autres formes d’écriture du droit.
« Le sujet prend de plus en plus d’ampleur, constate la juriste sur France Culture. On est vraiment en train de construire ce droit de la nature en France. La réflexion, elle est stratégique et politique. Un fleuve n’est pas seulement de l’eau qui coule : c’est un éco-système. Et c’est cette vision systémique du vivant qui nous manque dans le droit de l’environnement aujourd’hui, qui nous manque dans le droit global. Il y a encore un énorme saut à faire pour arriver finalement à ce que les humains acceptent de partager un même territoire avec les non-humains, et dans le respect de l’éco-système qui les abrite, qui les protège, qui les nourrit. »
Changer de perspective, c’est là tout le challenge et la nécessité du projet porté par Le Fleuve qui voulait écrire. Lors des discussions autour de cette question, la plongeuse Catherine Boisneau a présenté au collectif la perspective des poissons, membres indissociables de l’éco-système de Loire. Une nécessité existentielle, sur laquelle Camille de Toledo s’exprime :
« Catherine Boisneau nous a expliqué comment on pouvait désormais scientifiquement s’approcher de la perspective de différentes populations, que ce soit des sandres ou des anguilles ou même des populations de saumons. Ce grand décentrement ne consiste pas à affirmer une dignité d’êtres qui serait supérieure à la dignité des êtres humains. Au contraire, notre sort d’êtres humains est intriqué dans et est totalement attaché à la survie et à la vie des autres formes d’existence. »
Le contrat social ne peut plus se limiter aux intérêts entre humains, mais doit inclure ceux d’autres espèces.
Passer par l’idée du contrat social pour défendre les intérêts du peuple à celui de l’individu seul, c’est, nécessairement, dans les grandes problématiques environnementales qui sont les nôtres aujourd’hui, prendre en compte tout le vivant autour de nous.
À ce propos, pour Camille de Toledo, le rapport à un bassin-versant peut changer une fois qu’on lui accorde le statut de sujet juridique :
« Des législations, des lois et des jurisprudences dans le monde depuis le début du 21ème siècle ont reconnu des entités terrestres comme sujets juridiques. Il y a l’exemple de la Constitution équatorienne en 2008, qui a donné à la Terre dans son ensemble des droits et l’a reconnu comme une personne légale.
N’importe quelle décision collective ou politique devrait prendre en compte des intérêts sur sept, huit ou neuf générations. C’est une intrusion du temps long dans nos démocraties qui, au contraire, ont tendance à toujours réduire la focale sur les temps des mandats électifs. »
Conclusion
Pour la première fois en Europe, un fleuve a peut-être la possibilité de s’exprimer et de défendre ses intérêts à travers un système de représentation inter-espèces. Vers des institutions inter-espèces déploie le récit du Fleuve qui voulait écrire : celui d’un soulèvement légal terrestre où une commission constituante se voit confier la charge d’accueillir les éléments de la nature (fleuves, lacs, rivières, forêts, vallées, océans…) dans nos enceintes de décision politique. – les auditions du Parlement de Loire, 2021.
– Moro
Sources :
France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/comment-donner-des-droits-aux-fleuves