Le temps semble déjà loin où les « 99% » revendiquaient plus d’égalité et justice sociale à travers le monde. Bien qu’il a pu défendre des idées qui laissaient largement présager une fuite en avant néolibérale au profit d’une minorité de possédants, en continuité avec les présidences précédentes, Emmanuel Macron a séduit grands industriels, médias et surtout une partie assez significative de la population en se présentant comme le candidat de la « révolution » allant jusqu’à écrire un livre éponyme. Mais de quelle révolution fut-il le nom ? Un an après les élections, le vernis des apparences craquèle. Et si les 1% des plus riches avaient brillamment réalisé sous notre nez leur révolution ? Éléments d’analyse à partir de écrits de Gramsci.

Les 12 premiers mois de la présidence Macron ont été marqués par une course aux réformes qui contraste avec son prédécesseur, auquel on a souvent reproché sa « mollesse ». Les français ont ainsi pu rapidement constater que ces réformes n’ont pas réellement pour objectif la défense de l’intérêt général puisqu’elles ont contribué à creuser les inégalités entre la population et les « très riches » sur fond de théorie du ruissellement. Suppression de l’exit-tax, instauration d’une sélection à l’université, loi sur l’asile et l’immigration parmi les plus dures qu’on ait connues à notre époque, refus d’acter la dégradation des conditions de vie dans les EHPAD – autant de mesures qui affecteront durement la majorité des Français pour de nombreuses années.

Comment expliquer, un an après son élection, qu’Emmanuel Macron soit toujours adulé dans les « hautes sphères » de la société, aussi bien en France qu’à l’étranger ? Certes, les « hyper riches » peuplent aujourd’hui les institutions politiques et médiatiques ; certes, les lobbies qui défendent leurs intérêts exercent une pression non négligeable sur les institutions collectives, mais ces explications ne sont pas suffisantes. L’ampleur du phénomène actuel est telle qu’elle nécessite une analyse globale du système et l’époque dans lesquels nous nous trouvons car il délimite par conséquent les moyens d’action de la majorité des Français. Convoquons un instant la pensée visionnaire d’Antonio Gramsci, résistant italien au fascisme, figure de résistance, qui nous a laissé des outils pertinents pour comprendre le mécanisme systémique ayant permis cette révolution du 1% des plus riches.

De nombreux soutiens dans le domaine de la culture

Le petit groupe de soutien de Macron (soit, selon Gramsci, le « bloc historique [1] dominant ») s’est constitué d’individus très divers, provenant de la politique et de l’économie. En tant qu’ancien banquier d’affaires de chez Rothschild & Cie, Macron va bénéficier également d’un solide réseau de soutiens dans le monde de la finance à une échelle internationale. Mais ce n’est probablement pas ce groupe qui fut déterminant de son élection mais bien le bloc historique issu de la culture, c’est-à-dire des artistes et des intellectuels de l’intelligentzia française. Parmi les soutiens qui ont été les plus médiatisés, on pense à l’écrivain Erik Orsenna, le comédien Pierre Arditi ou le chanteur Renaud sans oublier Daniel Cohn-Bendit, ou encore Jacques Attali.

Cette diversité inédite pour un candidat lui permettra d’acquérir une stabilité et une crédibilité particulièrement fortes et rapide. En effet, pour Gramsci, les ‘intellectuels organiques’ [2], ceux qui font corps avec le régime, ont un rôle crucial dans la légitimation de l’ordre établi car d’une certaine manière ils le représentent chaque fois qu’eux-mêmes sont en représentation, qu’ils endossent leur rôle de personnage public notamment par voie de médiatisation. Ces artistes et intellectuels sont cruciaux car ils ont une grande capacité d’influence sur l’opinion, ce qui est moins le cas des acteurs politiques et économiques organiques cités plus haut. À travers leurs voix, le personnage est peu à peu construit dans l’imaginaire collectif jusqu’à se cristalliser comme le président idéal à l’instant T.

la précarité est partout, luttes partout !Le candidat Macron, une illusion trop parfaite

Gramsci observe ensuite que le bloc historique de ceux qui dominent devient hégémonique lorsque la société entière consent volontairement [3] à cette domination. Pour que cela soit possible, il faut que la population ait la conviction que l’ordre établi fonctionne, est naturel et immuable [4], et surtout, qu’il est le seul choix valable. Or, depuis au moins la crise de 2008, la confiance dans les institutions fut largement affaiblie, comme le symbolise la popularité historiquement faible de Hollande (moins de 20% en 2017). Pour remédier à cela, il y avait d’une part la solution proposée par l’opposition politique « radicale », alors incarnée par Jean-Luc Mélenchon, qui consiste à envisager les problèmes comme inhérents au système capitaliste lui même et à en informer les citoyens dans le but de déstabiliser, puis transformer l’hégémonie.

Mais, comme nous l’explique Gramsci, l’ordre au pouvoir n’est pas dupe à propos des intentions de l’opposition et est à même de comprendre qu’il veut renverser un ordre établi bancal et instable. Il a alors recours à un ultime instrument, le plus subtil et donc le plus puissant : la Révolution Passive. Le concept de révolution passive consiste à présenter une élite modernisatrice et rajeunie (en l’occurrence, Emmanuel Macron) qui promet de radicalement transformer certains aspects de la société qu’elle juge « obsolètes » [c’est le mot utilisé dans son programme] dans le but de conserver ses propres intérêts capitalistes. C’est un instrument d’une efficacité redoutable car il reprend les outils idéologiques et formels de ses adversaires à des fins totalement contraires.

C’est ainsi que Macron, qui ne possède aucun background en matière de luttes sociales, copiera le terme de son opposant politique, la « Révolution citoyenne » : celui-ci révolutionne, à l’image du titre de son ouvrage, le pays sur la forme (réduction du nombre de députés, appel à la société civile…), ce qui lui permet, sur le fond, de mener une politique plus conservatrice que progressiste, puisqu’elle continue de servir les intérêts de l’élite à laquelle il appartient. Mieux, elle les sert encore davantage, avec des mesures d’austérité qui bénéficient plus que jamais aux puissants, comme par exemple la suppression de l’exit-tax qui facilite le placement d’argent dans les paradis fiscaux. La solution « Macron » à la crise du système consiste donc à remettre celui-ci « en marche », mais sans volonté d’en changer la base. Ainsi la révolution passive est une illusion, à l’image de sa dénomination qui est un oxymore. Car une révolution est nécessairement radicale (= à la racine), elle transforme et elle invente demain : autrement dit, elle est tout sauf passive. C’est avant tout une stratégie politique, à travers la sémantique, permettant de déguiser l’inégalité des rapports de force, sous une rhétorique sophiste aux accents gaullistes et mitterrandiens (Emmanuel Macron proposait sa candidature afin de « retrouver notre esprit de conquête pour bâtir une France nouvelle » [5]) et une réorganisation purement formelle n’attentant pas outre mesure au pouvoir considérable de l’élite sous la Vème République.

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Du pain et des jeux pour toujours plus de néolibéralisme

Par ailleurs, Emmanuel Macron a également repris à son compte l’idéologie antipolitique [6]: un de ses arguments phares a été la non-appartenance déclarée des membres d’En Marche à la sphère politique. « Mon mouvement est plus légitime que les autres, car les autres qui ont échoué sont des ‘politiciens’ aguerris, et moi non ». Pourtant ex-ministre de l’économie, cela lui permettra de cacher la parfaite continuité de son programme avec les politiques précédentes – toujours plus de capitalisme, de croissance et de libéralisme. D’autre part, la rhétorique de M. Macron – « à gauche socialement, bien qu’à droite économiquement » (ce qui est un contre-sens historique), parfois ni de droite ni de gauche, mais dans un flou artistique qui autorise de ne prendre aucun positionnement courageux, donc risqué par nature, au moins jusqu’aux élections. Ce positionnement minimaliste est plébiscité par un important spectre populaire.

Ainsi ces deux instruments, parce qu’ils obtiennent facilement un enthousiasme populaire, participent-ils de l’illusion révolutionnaire. En vérité, ils sont très utiles aux élites car le peuple s’enthousiasme loin de la politique – il se dépolitise : « Pourquoi croire en la politique, croyons plutôt à l’anti-politique ! » ; « Pourquoi vouloir s’informer, se former pour transformer l’hégémonie, pourquoi contester l’ordre établi, quand celui-ci assure garantir nos droits et nos libertés à notre place ? » Vivons donc un bonheur individualiste, consommons toujours plus, et laissons pendant ce temps le gouvernement seul dans l’arène politique sans jamais remettre en question les règles démocratiques ! Mais pendant que nous végétions devant nos petits écrans, Macron s’est activé. Pendant que le peuple est distrait et que cette distraction est alimentée par les intellectuels organiques invités sur de nombreux plateaux, la majorité En Marche supprime l’exit-tax, baisse les APL, ferme des services publics, force les gens à travailler plus (mais pas pour gagner plus), met en place la sélection à l’université, etc. Pendant que le peuple est en vacances, une période bien méritée de distraction, il ose même faire passer ses propositions les plus controversées via 49.3.

À la lueur de ces éléments, d’aucun se risquerait même à qualifier son régime de néolibéralisme autoritaire passif. En dépit de son nom flatteur, le néolibéralisme n’a rien de libéral politiquement parce qu’il prive les plus faibles de leurs droits (pourtant constitutionnels). Aux étudiants, il nie le droit d’étudier librement la matière souhaitée ; aux cheminots, au personnel hospitalier, il refuse le droit à un emploi sûr ; contre les militants, il fait usage d’une violence jamais vue ; aux médias, il impose une vérité supérieure et une ligne à tenir ; aux réfugiés, et plus largement à tous ces groupes sociaux, il n’accorde ni la liberté, ni le droit d’être traités dans la dignité, qui est pourtant l’un des fondement de l’utopie des Droits de l’Homme… en cela il prive le peuple de son pouvoir. C’est précisément ce qu’on appelle un déni de démocratie. Ici règne un terreau fertile pour un futur régime autoritaire.

macron

Ensemble face à l’infantilisation permanente

Heureusement, de plus en plus d’intellectuels et d’artistes organiques rejoignent leurs confrères dans la construction d’une opposition intellectuelle et jouent leur rôle de diffuseurs d’idées repolitisantes dans la société civile. De plus, le projet capitaliste néolibéral fièrement porté par le gouvernement étant de plus en plus opaque et poussé à sa forme extrême et violente, les individus se voient poussés à la révolte ou au silence. La violence du démantèlement de Calais ou de la ZAD, le gazage systématique de manifestants et militants, les attaques contre les médias indépendants ou étrangers, une justice à deux vitesses, des communiqués officiels relayant parfois des versions totalement contraire aux faits, sont les indices que l’État cherche à imposer ses intérêts à la société, et qu’il méprise tout ce qui contesterait cette vision du monde. Ainsi du mépris de classe dont le président fait régulièrement preuve envers les plus pauvres pour qui « le summum de la lutte c’est les 50 euros d’APL » (sic.), et qui fait fortement penser à la remarque légendaire de Marie-Antoinette, « Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche ! » ; ainsi du mépris policier face aux étudiants qui défendent leur droit élémentaire de se former, ou face aux paysans qui défendent un projet agricole contre l’accaparement des terres. L’enjeu est maintenant de recréer un sentiment de communauté, qui a été érodé d’un côté par le capitalisme qui prône l’enrichissement individuel et l’égocentrisme, de l’autre par le néolibéralisme qui cherche à diviser, à isoler, à infantiliser (mot de Gramsci [3]) les dominés. D’où la Commune Libre de Tolbiac, les projets communautaires sur la ZAD, ou encore la « Fête à Macron », qui sont autant de « recommunautarisations ».

Si la violence est perçue comme illégitime, elle mènera le gouvernement à sa perte

Le propre des révolutions passives est l’illusion, et d’ailleurs leur base linguistique est paradoxale (pour rappel, une révolution est nécessairement active). Par ailleurs, elles sont d’autant plus paradoxales que leur but, sophiste, est de renforcer la légitimité de la doxa en s’appuyant sur une rhétorique emprunté au socratisme, à la maïeutique, à la prise de conscience que l’on ne peut apprendre (et donc changer le monde) que par soi-même. Autrement dit, elles sont fondamentalement paradoxales, au sens commun, car elles se réclament de l’être au sens étymologique (c’est-à-dire qu’elles prétendent rejeter et aller au-delà de la doxa) tout en ne l’étant pas dans les faits (puisqu’elles légitiment la doxa). C’est sans doute pour cela qu’elles finissent par être prises en flagrant délit de tromperie, dénoncées puis combattues.

Il est à espérer que cette désillusion opère bientôt, car peu à peu les cadenas se referment sur nos droits et libertés. Dans ce but, l’infusion de modèles et de concepts alternatifs dans la société civile est primordiale pour armer (intellectuellement, matériellement, et pacifiquement) les citoyens. Aujourd’hui, le pouvoir est exercé de plus en plus in dominio [3] (de manière physiquement violente, par domination, que ce soit dans les universités, sur la ZAD et dans le camp de réfugiés de Calais), ce qui reflète le processus de délégitimation de l’hégémonie. Et ceci peut mener à une vraie révolution de fond, active et consciente, réellement créatrice et donc artistique.

Sarah Champagne & Mr Mondialisation

La fête à MacronNotes bibliographiques :

[1] Gramsci, Cahiers de Prisons (1948), édition italienne moderne (Quaderni del Carcere) par V. Gerratana, 1975.
[2] Macciocchi, Pour Gramsci, Collection Tel Quel, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 162.
[3] Buchanan, «The Varied Faces of Domination: State Terror, Economic Policy, and Social Rupture during the Argentine « Proceso », 1976-81 », American Journal of Political Science Vol. 31, No. 2 (May, 1987), pp. 336-382, http://www.jstor.org/stable/2111080.
[4] Bachand, Laperrière, ‘L’hégémonie dans la société internationale: un regard néo-gramscien’, Revue québécoise de droit internationale, Hors-série 2014, p. 9, https://www.sqdi.org/wp-content/ uploads/RQDI_HS201409_1_Laperriere-Bachand.pdf.
[5] https://en-marche.fr/articles/actualites/contrat-avec-la-nation.
[6] Moyn, The Last Utopia: Human Rights in History, Harvard University Press (2010), 175.


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