En France, la mobilisation s’organise dans le monde de la recherche. Dénonçant les dérives actuelles et à venir du système, 2800 chercheurs se sont collectivement portés candidats à la présidence vacante du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur français (HCERES). A l’heure où une nouvelle Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche est en cours de rédaction, les pétitions se multiplient. Les professionnels du secteur plaident pour plus d’autonomie et de responsabilité. Cette crise du monde scientifique est d’autant plus grave qu’elle survient au cœur d’une crise environnementale, sociale et démocratique dont la résolution passe par la production, la transmission et la critique des savoirs.

Le système universitaire français tel qu’il existe aujourd’hui est basé sur la compétition et « l’excellence », entendez par là la production à outrance de publications dont l’excellence devrait justement être remise en cause. Déjà mobilisé contre la réforme des retraites, une grande partie des chercheurs et des enseignants-chercheurs dénoncent cet état de fait et plaident pour plus d’autonomie et de responsabilité afin de se réapproprier leur profession. C’est ainsi que des milliers d’entre eux se sont portés candidats collectivement à la présidence vacante du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur français (HCERES), un poste également convoité par Thierry Coulhon, le conseiller à l’Enseignement supérieur d’Emmanuel Macron.

Un manque de moyens avéré

Ils ont exprimé leur point de vue dans une tribune publiée dans Le Monde et disponible gratuitement sur le site de RogueESR, un collectif de professionnels du secteur à l’origine de la candidature, qui rejette la politique d’enseignement et de recherche menée par le gouvernement actuel et souhaite défendre un véritable service public, ouvert à toutes et tous. Là où les chercheurs et le gouvernement se rejoignent par contre, c’est sur le constat du décrochage de la recherche française, qui pointe désormais au 7e rang mondial pour le nombre de publications scientifiques. En cause, le manque de financement accordé au secteur.

Les signataires de la tribune dénoncent un effort financier qui s’est focalisé ces quinze dernières années sur un seul mécanisme, le Crédit d’Impôt Recherche, destiné à contourner l’interdiction européenne des aides publiques directes aux entreprises. Or, il convient plutôt d’augmenter directement le financement de la recherche publique. Fin janvier, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal avait annoncé une revalorisation des salaires des jeunes chercheurs. Mais cette promesse ne compense pas les mécanismes de précarisation prévus par la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR), initialement annoncée pour février, toujours en cours de rédaction.

Renforcer l’autonomie et la liberté académique

« Les réformes structurelles ont conduit à une chute de la qualité et du niveau d’exigence de la production scientifique, dont les multiples scandales de fraude ne sont que la partie apparente », alertent les signataires de la tribune. Ils mettent en lumière plusieurs conditions qui doivent être réunies pour renforcer la liberté académique et l’autonomie des chercheurs vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques. La première d’entre elles est budgétaire, elle suppose des financements récurrents. La deuxième vise à assurer la possibilité d’un temps long consacré à la recherche, par un recrutement de qualité lié à des postes pérennes. Enfin, la troisième condition est de rompre avec une division du travail bureaucratique entre managers de la recherche exerçant le pouvoir et chercheurs dépossédés, devenus de simples exécutants.

Le nœud du problème demeure l’évaluation, c’est la raison pour laquelle les milliers de chercheurs se portent ensemble candidats à la présence du conseil qui s’en charge. Les signataires du texte sont en effet persuadés que c’est l’ensemble du corps savant qui doit présider à l’évaluation qualitative de sa production et non pas une personne proche du pouvoir. Ils prônent ainsi un retour aux délibérations basées sur la lecture des travaux par des pairs, et non sur une évaluation quantitative et managériale, dont les fondements reposent sur des normes déterminées par les intérêts d’investisseurs. Il est ainsi essentiel de restituer aux communautés de chercheurs le contrôle des revues scientifiques.

Une loi qui aggrave la précarité du système

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Par cette candidature collective, les chercheurs se mobilisent aussi et surtout contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Essentielle pour leur avenir, celle-ci a pourtant été rédigée dans une grande opacité, après une phase de consultation étriquée. Appelant à plus de transparence et de respect, le collectif RogueESR propose une première analyse de cette loi. D’après lui, le texte prévoirait la dérégulation des statuts des jeunes chercheurs. Au lieu de garantir et de consolider le cadre existant, le projet de loi multiplie en effet les nouveaux statuts dérogatoires, prévoyant de nouveaux modes de recrutement, au risque de mettre à mal l’indépendance de la recherche en permettant de contourner le recrutement par les pairs. La précarité du système pourrait par ailleurs se trouver aggravée par un recours accru au recrutement de contractuels, avec notamment la possibilité de l’apparition du contrat de projet, non transformable en CDI et qui n’offre aucune garantie.

La porosité entre secteur public et privé en augmentation – Photo by Louis Reed on Unsplash

Une autre partie du projet de loi comporte des dispositions sur le cumul d’activités permettant l’emploi par le secteur privé de salariés du public, hors de tout contrôle. Comme la loi sur les retraites, ce type de mesures mènera à un accroissement de la porosité entre le secteur public et le secteur privé. Celle-ci est par ailleurs confortée par des autorisations à légiférer par ordonnance sur un ensemble de dérégulations, dont le transfert au privé de prérogatives de l’enseignement public.

Toujours plus de compétition !

Dans une autre tribune publiée dans Le Monde, la ministre a tenu à défendre son projet, qui permettra selon elle de placer la science au cœur de la société. Déclarant avoir entendu l’appel de ses collègues scientifiques à un investissement massif dans la recherche, elle rappelle que les propositions formulées dans le cadre de la préparation de la loi de programmation ne préjugeaient en rien de la position du gouvernement. Concernant les nouveaux modes de recrutement, elle précise ainsi qu’ils viendront s’ajouter aux mécanismes existants, pour permettre de recruter des profils supplémentaires et différents. Le collectif RogueESR déclare pourtant que presque rien n’a bougé dans la version stabilisée du texte.

Quoiqu’il en soit, la polémique et les mobilisations actuelles illustrent un nouveau décalage entre un gouvernement qui pousse à plus de dérégulations, de rentabilité à court terme et de compétition et un secteur professionnel qui voit sa précarité et sa dépossession s’accroître. Or dans le cas des métiers de l’enseignement et de la recherche, la compétition et la concurrence, fondées sur une pratique exacerbée de l’évaluation quantitative, favorise le conformisme et les pouvoirs installés. Alors que les professionnels du secteur appellent à plus de libertés académiques et moins de bureaucratie. C’est la raison pour laquelle ils réclament un débat public et contradictoire sur la politique de la recherche en France, visant à faire de cette loi l’occasion de refonder une Université et une recherche à la hauteur des enjeux démocratique, sociaux et environnementaux de notre époque.

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