La Réunion – Tribune rédigée par deux Réunionnaises indignées, Marion Malga-Baptisto & Mathilde Lebon : « Étudiantes à la Sorbonne et à SciencesPo Paris, féministes décoloniales et réunionnaises, nous avons décidé de parler de la crise sanitaire du COVID 19 dans les Outre-mer et, plus précisément, à La Réunion. Plusieurs jeunes activistes martiniquais.e.s et guadeloupéen.ne.s ont dénoncé la gestion de cette crise par les autorités. Nous, jeunes militantes réunionnaises sommes aussi soucieuses de ne pas nous taire face aux injustices. Nous voulons montrer que cette crise est révélatrice de la situation coloniale de La Réunion. Nous dénonçons également le manque de transparence de la part des instances institutionnelles, sanitaires et politiques. Et nous proposons une réflexion sur la nécessaire décolonisation de nos relations avec la France métropolitaine. Notre billet se fonde principalement sur des ressources académiques, articles de presse et témoignages des personnes concernées. »

Une gestion métropolitaine de la crise: contrôle et mise en danger de la population réunionnaise

Le lourd passé épidémique de La Réunion

Choléra, variole, fièvre rouge ou encore paludisme… toutes ces épidémies sont familières depuis très longtemps à La Réunion. Elles sont arrivées sur l’île avec le début de la colonisation, la traite et les nombreux flux migratoires. Consciente de ces environnements ravagés par la maladie, l’administration coloniale met en place une série de contrôles sanitaires qui se développeront au fil des siècles et qui, selon les contextes, sont toujours d’actualité. Mais rappelons qu’en période de colonisation, les politiques sanitaires furent un outil puissant de contrôle par l’administration coloniale sur les peuples colonisés. La gestion des épidémies, la construction d’infrastructures médicales ou encore la mainmise sur la sexualité des femmes et la reproduction sont des éléments –parmi tant d’autres— qui renforcent la présence et la domination de la Métropole sur les Outre-mer. Bien que le système de santé se soit renforcé pendant la départementalisation[1], La Réunion vit encore des épisodes épidémiologiques.

Un habitant St-Pierrois et un agent de police en centre-ville © Le Cahier Perturbé

L’arrivée du paludisme à la fin du 20ème siècle fait écho aux nouvelles définitions de la politique sanitaire dans l’île. Epidémie qui touche l’ensemble de l’Océan Indien, elle fait objet d’un ensemble de mesures pour se prémunir immédiatement du virus : c’est la veille sanitaire. Les actions déployées à l’époque semblaient prometteuses : lutte anti larvaire, éducation et prophylaxie sanitaire et dépistage. Mais comme le montre la chercheuse en éco-anthropologie, Sandrine Dupé[2], ces dispositifs ont été réfléchis sur le court terme afin d’éradiquer au plus vite la pathologie. Cependant, le risque de l’apparition d’une nouvelle maladie ou bien de la réintroduction du virus est très fort. Alors même que le personnel de la Direction Régionale Sanitaire et Sociale (DRASS) diminue, La Réunion connaît un épisode de dengue en 2004. L’île enchaîne ensuite avec le chikungunya. Entre 2005 et 2006 cette maladie vectorielle a causé une crise épidémique : le nombre de cas passe de 4 500 en novembre 2005 à plus de 300 000 (38% de la population), dont 257 décès[3].

Lors de la décentralisation en 1980-1990, les pouvoirs de décision sont relayés aux administrations locales. À partir de 2004, le Préfet, la DRASS et le Conseil général sont les principaux acteurs qui définissent les plans de lutte contre les maladies vectorielles. Toutefois, il semble que ce schéma n’ait pas du tout été efficace. En 2006, alors que la crise du chikungunya bat son plein, le service de lutte anti vectorielle ne compte que 20 agents. Elle aura pris un an (entre septembre et novembre 2006) à se résorber. Mis à part les opérations de démoustication et les gestes individuels pour se prémunir du virus, il n’y a pas de mesures concrètes. Et encore aujourd’hui, il n’y a toujours ni traitement, ni vaccin pour guérir de la maladie.

Alors que La Réunion se remet de cette épidémie, de nouveaux cas de dengue sont déclarés à partir de décembre 2017. Ce virus récurrent dans l’île n’a pas fait davantage l’objet d’investigation et encore moins de communication à l’échelle nationale. Pourtant, on compte 324 cas en janvier 2018 et en 2020, 2 513 cas sont confirmés. Il y a eu 342 passages aux urgences[4]. Malgré les 140 agents de l’Agence Régionale de Santé (ARS) mobilisés sur le terrain, quelles sont les mesures de mobilisation prises par le Préfet ? et celles du ministère de la Santé ? La dengue sévit toujours et c’est au tour du coronavirus de se propager sur l’île.

Deux Saint-Pierroises sur le parking du centre commercial de la ville, après leurs courses. © Le Cahier Perturbé

L’arrivée du Covid-19 : une succession d’erreurs

Dès la fin du mois de février, c’est le flou total. Aucune anticipation n’est prise de la part des autorités, malgré le passé épidémique bien connu sur le territoire réunionnais. Comme dans d’autres territoires d’Outre-mer, le tourisme est privilégié au profit de la protection de la population locale. Entre février et mars, des bateaux de croisière italiens ont accosté à La Réunion, alors même que le virus commençait à faire des ravages en Italie (notons qu’en mars il y avait déjà 1 000 morts et des cas déclarés en France métropolitaine). Craignant l’arrivée de ces bateaux sur les côtes, des réunionnais.e.s manifestent devant le Port Est et sont réprimé.e.s par la police[5]. Les contrôles à l’aéroport étaient également très faibles – voire inexistants – malgré les pétitions lancées pour sa fermeture totale ou partielle[6]. Les personnes fréquentant l’aéroport Roland Garros ne sont examinées scrupuleusement qu’à la fin du mois de mars. A notre sens, ces mesures tardives n’ont fait que favoriser la propagation du virus sur l’île. Notre système insulaire justifie d’autant plus la nécessité de contrôles sanitaires plus strictes lors des entrées et sorties. À cela s’ajoute les discours des officiels qui manquent de clarté sur la situation et les démarches à suivre : le 24 mars, le stade 2 est annoncé à La Réunion par le Préfet Jacques Billant alors que l’île doit suivre les directives de la Métropole, passée au stade 3.

Ajoutons à cette confusion, l’incompétence des autorités face à la nécessité de sécuriser la population. Toute la France manque de masques et le personnel de santé doit redoubler d’imagination pour se protéger tant bien que mal. Le 24 mars, 1 200 masques FFP2 arrivés de Métropole, sont en grande partie inutilisables car moisis. Non seulement, les masques sont restés un certain temps en entrepôt, mais en plus, datent de la crise de la grippe H1-N1[7]. Un mois après, le 24 avril, l’ARS a encore une fois livré aux hôpitaux de l’île, des masques inutilisables[8]. Ces protections devaient représenter le plus gros contingent à destination des soignant.e.s et personnels des Ehpad[9]. Ajoutons, que lorsque des parlementaires réunionnais.e.s demandent des tests massifs, Annick Girardin répondra tout simplement que l’on manque de moyens. Comme en Métropole, l’inefficacité des mesures s’accompagne parallèlement d’un renforcement des contrôles de police et gendarmerie dans le cadre du confinement…

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D’ailleurs, selon Edouard Philippe, la situation dans les Outre-mer est sous contrôle, disant que « la stratégie est payante ». Payante pour qui ? Dans l’Océan Indien, Mayotte se trouve dans une situation déplorable : l’hôpital compte 16 lits en réanimation. Hanima Ibrahima, mairesse de la ville Chirongui (sud de Mayotte), parle d’une “situation humanitaire catastrophique, propice à la prolifération du virus[10]. Quant à La Réunion, bien qu’il n’y ait pas eu de décès à cette heure, 422 cas de Covid-19 ont été déclarés. En parallèle, 751 cas de dengue ont été confirmés pendant ce même mois d’avril[11]. Il faut savoir que les maladies cardio-vasculaires et le diabète[12] touchent une grande partie de la population, ce qui la rend encore plus fragile face à ces virus.

“Baignade interdite” la plage de Saint-Pierre désertée en période de confinement. © Le Cahier Perturbé

Une crise gérée par une élite blanche métropolitaine

Cette crise épidémique révèle la structure coloniale de La Réunion et les déséquilibres de pouvoir selon les appartenances de genre, d’ethnicité et de statut économique. En effet, les réunionnais.e.s (surtout les femmes) sont toujours écarté.e.s des instances de pouvoir et de décisions, au profit de haut fonctionnaires métropolitain.e.s – majoritairement des hommes – venu.e.s le temps de quelques années poursuivre leur ascension carriériste sur l’île. Leur omniprésence au sein des instances de décision et de pouvoir montre la quasi absence des réunionnais.e.s au sein de ces dernières et par conséquent la position dominante des métropolitains dans les systèmes institutionnels de l’île. La population locale se voit donc dans l’impossibilité de décider pour elle-même. Ainsi, la gestion de cette crise, sur l’île, est principalement dans les mains de l’Etat français métropolitain.

Cette structure patriarcale et coloniale peut être constatée lors des prises de parole publiques des autorités. Prenons l’exemple de la conférence de presse du 20 mars qui visait à communiquer sur l’état d’avancement de la pandémie. A la table, les 8 représentants et représentantes – seulement deux femmes – de la préfecture, de l’ARS, de la police, de la gendarmerie, de l’aéroport et de la sécurité et de l’aviation civile. Parmi eux.elles, figure un seul créole réunionnais.

De plus, le caractère colonial des relations entre La Réunion et la Métropole se révèle par les rôles tenus par l’ARS et par le Ministère de la Santé. Nous dénonçons le mode de fonctionnement de l’ARS : cette agence est rattachée au Ministère de la Santé, une entité administrative située à des milliers de kilomètres de l’île dont dépendent des décisions de santé immédiate. Depuis la départementalisation, les administrations sont dirigées par des fonctionnaires métropolitains, venant majoritairement de Paris. Bien que La Réunion ne soit plus régie par le statut de colonie, le simple processus de départementalisation en 1946 n’a pas marqué l’arrêt des privilèges – surtout du privilège blanc – et des mécanismes de domination hérités de la colonisation.[13]

Ce contrôle des autorités s’illustre également par l’impossibilité de la population réunionnaise d’accéder à l’information. Les journalistes dénoncent le manque de transparence des autorités et leur incapacité à relayer l’information[14]. Contrairement à l’Hexagone où les hôpitaux sont ouverts aux médias, à La Réunion, il est impossible pour les journalistes d’accéder aux centres hospitaliers (CHU) nord et sud de l’île[15]. Ces derniers doivent avoir recours à plusieurs autorisations de la part des différentes administrations et responsables hiérarchiques. L’opacité de cette communication se reflète également dans le refus de l’ARS de communiquer à la population une cartographie des cas de coronavirus. Le débat se trouve ainsi une fois de plus soustrait aux citoyen.ne.s réunionnais.e.s. Comme durant l’épidémie du Chikungunya, la population, encore une fois, “retrouve sa place d’objet des politiques de santé, quand elle [devrait] en être non seulement le sujet, mais actrice”[16].

Des rapports coloniaux confirmés par cette crise

Bernard Hayot, le bienfaiteur capitaliste et colonisateur

COVID-19 = fin du capitalisme ? On en doute. Les capitalistes qui avaient l’air dans un premier temps de trembler face à ce nouveau virus semblent trouver des moyens de maintenir leur emprise. Les territoires d’Outre-mer ne font pas office d’exception, au contraire. En effet, les puissances capitalistes coloniales adoptent des stratégies et parviennent à trouver des débouchés pour légitimer leur rôle dans cette crise.

Le Groupe Bernard Hayot (GBH) dirigé par Bernard Hayot, békés martiniquais et descendant d’esclavagiste, a fait un don “gracieux” [17] de 1 350 000 masques aux personnels soignants de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de La Réunion. Georges Bagoé, représentant de GBH, parle d’un “acte citoyen” et décrédibilise les voix de ceux et celles qui oseraient dénoncer l’instrumentalisation de cette action[18]. Pourquoi, alors que les masques commandés par certaines entreprises en Martinique[19] et à La Réunion[20] ont été réquisitionnés par l’ARS, ceux “donnés” par GBH ne l’ont pas été ? La santé des citoyen.ne.s n’est-elle pas dans les mains de l’État et non dans les mains d’une entreprise dont l’accumulation de richesses s’est faite au dépend de la santé des antillais.e.s comme l’illustre le scandale du Chlordécone[21] ? Sur son compte Instagram, la militante martiniquaise Jay Asani[22] dénonce l’instrumentalisation de ce don par GBH. Selon elle, le but est de redorer sa réputation après que celle-ci ait été mise à mal à cause de la révélation de son implication dans l’empoisonnement des sols martiniquais.

Source : www.zinfos974.com

De plus, un mail de la Confédération des Petites et moyennes Entreprises de Martinique (CPME Martinique) adressé à ses adhérent.e.s étonne et interroge sur la nature soi-disant gratuite de ce don. On y apprend que Bernard Hayot vendrait des masques chirurgicaux à 0.60 € l’unité et des FFP2 à 2,00 € l’unité. GBH n’a de cesse de maintenir, même en temps de pandémie, les Outre-mer dans une situation de monopole abusif et de dépendance économique. À La Réunion comme dans d’autres territoires ultramarins, c’est un “animal tentaculaire”[23] qui possède 40 à 50% (de parts) dans de nombreux secteurs dont la grande distribution – secteur dont l’alimentation des réunionnais.e.s est principalement dépendante durant ce confinement. Au sortir de la crise, nous devrons veiller à ne pas juste dire merci et continuer à dénoncer l’emprise structurelle coloniale et capitaliste du groupe sur nos territoires.

Un État qui parvient difficilement à légitimer encore sa présence

L’État a cherché également à légitimer le bien-fondé de sa présence notamment à travers l’opération “Résilience”. Celle-ci concerne l’envoi de deux porte-hélicoptères dans l’Océan Indien et les eaux caribéennes. Selon la ministre des Outre-mer, leur but était d’accroître [les] capacités [des autorités locales] à prendre en charge les patients atteints du virus”[24]. En réalité, « ce navire militaire n’a pas vocation à disposer d’équipes médicales ou de matériels à bord. Mobile dans la zone, il va surtout permettre d’acheminer du matériel médical et de rapatrier les Français isolés à l’étranger » apprend-on sur le site du Journal de Mayotte. Et quand bien même ça aurait été le cas, Eli Domota, secrétaire général de l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG) et membre du collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon (LPK) dénonce le manque de faisabilité d’une prise en charge efficace à cause de l’éparpillement des territoires. La Guadeloupe étant un archipel de six îles et la Guyane étant située à près de 2000 km au sud, on est en droit de s’interroger sur la manière dont se ferait le transport sanitaire des plus petites îles vers le Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre lorsque le porte-hélicoptère se trouverait au large de la Guyane ou bien dans les eaux martiniquaises ?[25] Pour lui, cette mesure vise à donner “l’illusion que la mère patrie jette un œil bienveillant” mais cache en réalité une volonté de renforcer la surveillance militaire des populations dans des territoires où les tensions sociales sont importantes[26].

© État-major des Armées

Néanmoins, cette tentative de montrer sa préoccupation pour les territoires d’Outre-mer au même titre que le territoire national est délégitimée non seulement par les confusions autour de cette mission militaire mais surtout par la gestion globale de cette crise. Les masques moisis, leur commande tardive, les faibles contrôles des entrées et sorties des territoires…. Ainsi, le rôle de l’État dans les Outre-mer est remis en cause par le “bricolage”[27] de moyens insuffisants. On se rend compte aussi qu’il “est aussi la source directe du problème, puisque les cas de coronavirus ont tous été importés de France”[28].

Qui ne dit rien consent : la complicité silencieuse des élu.e.s et des médias

Ces relations coloniales sont entretenues grâce à la complicité silencieuse des élu.e.s locaux. Durant cette crise, nous avons pu constater, encore une fois, que les acteurs.ices politiques réunionnais.e.s sont aussi inefficaces et non réactif.ve.s. En mars, les candidat.e.s des municipales ne se sont pas opposés au maintien des élections. Bien que les bureaux électoraux aient été aménagés en conséquence, les risques de propagation étaient fortement élevés (contacts et flux importants lors des votes et festivités pendant les résultats). Le silence de la part des politiques en dit long sur leurs engagements et leurs positions vis-à-vis de l’État, de la grande Métropole. En dehors d’Ericka Bareigts ou de Jean-Hugues Ratenon, peu de personnalités politiques se sont prononcées, que ce soit dans les médias où à l’Assemblée Nationale (lorsque les séances étaient maintenues). Plusieurs tribunes rédigées par J.H Ratenon dans le journal ImazPress demandaient à ce que la mobilisation soit « générale » et que tous les acteurs politiques à différentes échelles se réunissent afin de se concerter sur l’ensemble des mesures à prendre pour organiser le confinement et le post-confinement[29]. Excepté les accusations et dénonciations, peu d’actions concrètes sont mises en œuvre au niveau local sur l’ensemble de l’île (il n’y a que des dispositifs au niveau communal comme la fabrication de masques à Saint-Denis[30] ou des petits marchés forains organisés dans certaines villes). Le jeudi 23 avril, une commande de 200 000 masques chirurgicaux par la Région est arrivée[31]. Mais le mois d’avril touchait à sa fin, la livraison a été beaucoup trop tardive. Pour nous, le manque de consistance politique de la part des élu.e.s est une des raisons pour laquelle le système hérité de la colonisation se conserve : nos élu.e.s n’agissent que lorsque Paris prend une décision. Mais comme on dit en créole réunionnais “dann oui na pwin batay !” (il est facile de dire oui pour éviter la discussion/le conflit).

Une décolonisation plus que jamais nécessaire

Les structures coloniales – économiques, institutionnelles et politiques – mises en lumière par cette crise sanitaire montrent la nécessité d’emprunter les chemins de la décolonisation. Nous n’allons pas refaire le monde avec des “si” et dire que telles solutions auraient eu de meilleurs résultats sur nos territoires. En revanche, nous pensons qu’il est nécessaire d’interroger le cadre dans lequel les décisions ont été prises. Dans le cas contraire, les populations ultramarines ne seront jamais en mesure de décider par et pour elles-mêmes. Mais cette déconstruction ne sera pas complète si elle ne se fait également pas à l’échelle de chaque citoyen.ne. C’est donc un double travail qu’il nous faut engager.

Une souveraineté bridée par le système en place

Les structures actuelles ne nous permettent pas de prendre nos décisions et nous positionnent dans l’attente des ordres du pouvoir central. Cette incapacité à utiliser les structures actuelles à notre avantage s’illustre par l’annulation du Conseil d’État des deux décisions prises par les tribunaux administratifs guadeloupéens et réunionnais. Ces dernières visaient à obliger les autorités préfectorales et sanitaires à prendre les mesures nécessaires pour protéger les populations[32]. Cette absence de souveraineté montre une incapacité “à trouver par nous-même des solutions endogènes ou propres aux enjeux et défis sur place”[33].

Une réunionnaise traversant le boulevard désert Hubert de Lisle de Saint-Pierre. © Le Cahier Perturbé

Des spécificités des contextes locaux non prises en compte

Autre problématique révélatrice de la nature des politiques menées en Outre-mer. Nous devons suivre les directives de la Métropole alors que nos réalités socio-économiques, politiques et culturelles sont totalement différentes de l’Hexagone. La communication ne fut, selon nous, pas assez adaptée au contexte culturel. A Haïti, plusieurs spots d’information par l’État sur le Covid-19 ont été transmis en créole haïtien. Il aurait été judicieux d’en faire de même à La Réunion, et d’employer les langues parlées par les communautés de l’île (autant le français, le créole, le malgache que le shimaoré). Le média Antenne Réunion a pris l’initiative de mettre des contenus en créole réunionnais mais il semblerait que ce soit une initiative venant de la chaîne elle-même, et non de l’Etat.

Ajoutons que la pandémie a bien évidemment marqué un point d’arrêt pour les économies locales. Alors que le seul souci du gouvernement est la croissance nationale et la compétitivité avec les autres pays, qu’en est-il de la santé de l’économie locale et du bien-être de la population ? Tout le monde le sait, les Outre-mer sont frappés par les prix des denrées alimentaires extrêmement élevés par rapport à la Métropole. Annick Girardin a demandé un blocage des prix par les Préfets. À La Réunion, un observatoire des prix a été mis en place[34] après la hausse fulgurante des produits agro-alimentaires (le prix de l’ail atteignant jusqu’à 50 euros le kg par exemple). Même si le bouclier qualité-prix de 2019 a été reconduit pour cette période de crise, la situation reste difficile pour la population.

D’autres questions concernant l’économie sont absentes dans le débat public. Qu’en est-il du travail informel pendant cette période de confinement quand on sait que 38% des réunionnais.e.s vivent en dessous du seuil de pauvreté (source INSEE) ?[35] Qu’en est-il du télétravail pour les personnes qui ne travaillent pas dans l’enseignement ou dans les bureaux ? Ou celles qui n’ont simplement pas accès au matériel informatique chez elles ? Ces interrogations méritent une place dans le débat local et surtout entre citoyen.ne.s qui ne sont malheureusement pas assez écouté.e.s et représenté.e.s.

Un forain du marché du front de mer de Saint-Pierre. © Le Cahier Perturbé

Quelle souveraineté ? Quelle gouvernance ?

Alors que peut-on conclure à tout cela ?

Les Outre-mer doivent se doter de plus de souveraineté. Une première piste de réflexion peut se situer dans le cas de Saint-Martin et Saint-Barthélémy. Ces territoires ne sont plus des départements, mais des collectivités territoriales régies sous le statut de PTOM (Pays et territoire d’Outre-mer). Ce statut leur permet de bénéficier d’une plus grande autonomie même si les décisions ne peuvent pas entièrement se faire sans Paris.

Il faut inclure davantage la population dans le débat public. La Réunion et Mayotte manquent encore cruellement de prise de parole engagée et visible dans l’espace public. Les médias locaux se limitent encore à relayer des faits et des informations, sans les traiter avec un aspect critique et décolonial. Et encore une fois, le manque d’inclusivité dans les prises de décisions est à noter depuis le début de la pandémie. Sur les plateaux télévisés et dans les journaux, majoritairement des hommes métropolitains et créoles sont représentés. Il en est de même dans les instances de décisions locales. Les femmes réunionnaises sont encore trop absentes du débat politique et dans les prises de décisions. Pourtant sur le terrain, ce sont des femmes en majorité qui sont directement confrontées au coronavirus : infirmières, aides-soignantes, auxiliaires de vie, fabricantes de masques… Leur invisibilisation lors des concertations est inacceptable et montre bien que la conservation d’une structure élitiste et patriarcale n’est aucunement synonyme de bonne gouvernance !

Sur les réseaux sociaux, les réunionnais.e.s discutent bien entendu de la gestion catastrophique de cette crise. Des pages se sont créées comme la page Facebook Konfiné pa rézinié[36] rassemblant des réunionnais.e.s appelant à défendre notre cause dans le contexte de confinement. La solidarité entre communautés locales est vivement encouragée. Elle devrait être renforcée afin de résister sur un plus long terme et ne pas tomber dans l’oubli comme l’épisode des Gilets Jaunes de l’an dernier.

Nous terminerons notre tribune sur cette phrase de Dédé Lansor, militant culturel et musicien réunionnais.

“Lo manièr dominé i change, lo dominasyon i ress” (La manière de dominer change, la domination reste)

 

Marion Malga-Baptisto & Mathilde Lebon

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Notes :

[1] La Réunion devient un département en 1946.

[2] Sandrine Dupé, Séparer les moustiques des humains à La Réunion. Co-production d’un nouvel ordre socio-naturel en contexte post-colonial. Anthropologie sociale et ethnologie. Université de la Réunion, 2015.

[3] Pour plus d’informations sur la question, voir la thèse de Sandrine Dupé.

[4] Dengue: 594 cas autochtones recensés à La Réunion, en deux semaines, Réunion 1ère, [consulté le 21 avril 2020], Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/dengue-594-cas-autochtones-recenses-a-la-reunion-en-deux-semaines-821022.html

[5] Coronavirus covid-19 : les passagers d’un bateau de croisière bloqués au Port Est. Reunion La1ère [en ligne], 1 mars 2020 [consulté le 22 avril 2020], Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/covid-19-passagers-bateau-croisiere-bloques-au-port-est-805765.html

[6] La pétition pour la fermeture partielle ou totale de l’aéroport Roland Garros. https://secure.avaaz.org/fr/community_petitions/prefecture_de_la_reunion_coronavirus_fermeture_de_laeroport_de_la_reunion/

[7] Masques: à peine distribués et déjà contestés et rejetés….. Francetvinfo [en ligne], 24 mars 2020[consulté le 21 avril 2020], Disponible sur

https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/masques-peine-distribues-deja-contestes-rejetes-815842.html

[8] Encore une livraison de masques pourris par l’ARS. Clicanoo [en ligne], 24 avril 2020, [consulté le 25 avril 2020], Disponible sur https://www.clicanoo.re/Societe/Article/2020/04/24/Encore-une-livraison-de-masques-pourris-par-lARS_605242

[9] Voir note 8.

[10]« Entre attraper le Covid et mourir de faim, le choix est vite fait » : en Outre-mer, la population démunie face au coronavirus”, [consulté le 21 avril 2020], Disponible sur https://www.marianne.net/societe/entre-attraper-le-covid-et-mourir-de-faim-le-choix-est-vite-fait-en-outre-mer-la-population

[11]Epidémie de dengue : 751 nouveaux cas confirmés du 6 au 12 avril, ImazPress, [consulté le Disponible sur http://www.ipreunion.com/actualites-reunion/reportage/2020/04/21/-concentration-dans-le-sud-et-recrudescence-dans-l-ouest-et-l-est-epidemie-de-dengue-751-nouveaux-cas-confirmes-du-6-au-12-avril,117906.html

[12] A La Réunion, 85 000 personnes sont atteintes du diabète.

[13] Altamimi M., Dor T., Guénif-Souilamas N., 2018, Rencontres Radicales, Pour Des Dialogues Féministes et Décoloniaux, Éditions Cambourakis, Paris

[14] DUPUIS P. C’est la goutte d’eau, Mme Ladoucette, vous devez démissionner ! Zinfos 974 [en ligne], 24 mars 2020, Blog de Pierrot, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://www.zinfos974.com/Pierrot-Dupuy-C-est-la-goutte-d-eau-Mme-Ladoucette-vous-devez-demissionner-_a151508.html

[15] Une très opaque politique de communication : mais pourquoi tant de mystère de la part de l’ARS ? Imaz Press [en ligne], Vendredi 10 avril 2020. Disponible sur http://www.ipreunion.com/coronavirus/reportage/2020/04/10/edito-ars,117377.html

[16] Sandrine Dupé. Séparer les moustiques des humains à La Réunion. Co-production d’un nouvel ordre socio-naturel en contexte post-colonial. Anthropologie sociale et ethnologie. Université de la Réunion, 2015.

[17]Coronavirus : La Réunion bénéficie d’une dotation de 600 000 masques. La 1ere Francetv info [en ligne], 8 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/coronavirus-la-reunion-beneficie-d-une-dotation-de-600-000-masques-820860.html

[18] AUGUSTINIEN J. “Haut les masques bas les coeurs”. La phrase de la semaine. Podcast Aucha, 13 avril 2020, 6 min.

[19]idem

[20] DUPUY P. Le scandale dans le scandale : La Préfecture empêche l’importation de masques. Zinfos974 [en ligne], 21 mars 2020, Le blog de Pierrot, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://www.zinfos974.com/Pierrot-Dupuy-Le-scandale-dans-le-scandale-La-prefecture-empeche-l-importation-de-masques_a151262.html

[21] DAVID L. Chlordécone : Avec la complicité de l’Etat et des politiques. Médiapart [en ligne], 25 février 2018, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://blogs.mediapart.fr/lisadavid/blog/250218/chlordecone-avec-la-complicite-de-letat-et-des-politiques

[22] Instagram de Jay Asani : @jay_asani

[23] DUPUY P. Le groupe Bernard Hayot qui a fait main basse sur La Réunion. Zinfos974 [en ligne], 10 février 2020, Le blog de Pierrot, [consulté le 22 avril 2020].Disponible sur https://www.zinfos974.com/Pierrot-Dupuy-Le-groupe-Bernard-Hayot-une-pieuvre-qui-a-fait-main-basse-sur-La-Reunion_a149053.html

[24] Covid 19 en Outre-mer : confusion sur les missions précises des porte-hélicoptères dans les DROM. Outremers360 [en ligne], 27 mars 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur http://outremers360.com/societe/covid-19-en-outre-mer-confusion-sur-les-missions-precises-des-porte-helicopteres-dans-les-drom/

[25] Fondation Frantz Fanon. « Nou konfiné nou ka kontinyé luté » (Eli Domota) [en ligne]. 8 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://www.youtube.com/watch?time_continue=2055&v=A4eMRgYTU1I&feature=emb_title

[26] Coronavirus : le couvre-feu instauré en Guadeloupe et Martinique. Le Parisien [en ligne], 2 avril 2020, [consulté le 25 avril 2020], Disponible sur http://www.leparisien.fr/societe/coronavirus-le-couvre-feu-instaure-en-guadeloupe-et-en-martinique-02-04-2020-8292558.php

[27] Fondation Frantz Fanon. « Nou konfiné nou ka kontinyé luté » (Eli Domota) [en ligne]. 8 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://www.youtube.com/watch?time_continue=2055&v=A4eMRgYTU1I&feature=emb_title

[28]Premier rapport de l’état d’urgence sanitaire. Acta.Zone [en ligne], 16 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://acta.zone/premier-rapport-de-lobservatoire-de-letat-durgence-sanitaire

[29] Coronavirus/dengue : la mobilisation doit être générale. ImazPress[en ligne], 6 avril 2020, [consultation le 22 avril 2020]. Disponible sur

http://www.ipreunion.com/courrier-des-lecteurs/reportage/2020/04/06/tribune-libre-de-jean-hugues-ratenon-coronavirus-dengue-la-mobilisation-doit-etre-generale,117182.html

[30] Coronavirus: Saint-Denis veut faire fabriquer 200 000 masques réutilisables en tissus pour ses administrés, Réunion 1ère [en ligne], 16 avril 2020, [consultation le 22 avril 2020]. Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/coronavirus-saint-denis-veut-faire-fabriquer-200-000-masques-reutilisables-en-tissus-pour-ses-administres-823300.html

[31] 200 000 masques commandés par la Région Réunion sont arrivés, Linfo.re [en ligne], 23 avril 2020, [consulté le 24 avril 2020]. Disponible sur https://www.linfo.re/la-reunion/societe/200-000-masques-commandes-par-la-region-reunion-sont-arrives

[32] Le conseil d’Etat annule l’ordonnance du tribunal administratif de Guadeloupe qui ordonnait au CHU et l’ARS de commander tests et traitements en quantité suffisante. Guadeloupe La 1ere [en ligne], 4 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/le-conseil-d-etat-annule-l-ordonnance-du-tribunal-administratif-de-guadeloupe-qui-ordonnait-au-chu-et-l-ars-de-commander-tests-et-traitements-en-quantite-suffisante-819698.html

Le référé d’Ericka Bareigts contre la préfecture et l’ARS est rejeté. ImazPress [en ligne], 6 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur http://www.ipreunion.com/actualites-reunion/reportage/2020/04/06/gestion-de-l-epidemie-de-covid-19-le-refere-d-ericka-bareigts-contre-la-prefecture-et-l-ars-est-rejete,117204.html

[33] GABRIEL J., Publication Facebook sur l’annulation de l’ordonnance du tribunal administratif de Basse Terre, Le Blog de Joao [en ligne], 5 avril 2020. Disponible sur https://www.facebook.com/blogjoaogabriell/posts/2286755401427891

[34] Observatoire et BQP pour éviter une flambée des prix pendant la crise à La Réunion, Réunion 1ère [en ligne], 11 avril 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/observatoire-et-bqp-pour-eviter-que-les-prix-flambent-pendant-la-crise-a-la-reunion-821986.html

[35] 38% des réunionnais vivent sous le seuil de pauvreté, Réunion 1ère [en ligne], 23 janvier 2020, [consulté le 22 avril 2020]. Disponible sur https://la1ere.francetvinfo.fr/reunion/38-reunionnais-vivent-seuil-pauvrete-792677.html

[36] https://www.facebook.com/konfineparezinye/?epa=SEARCH_BOX


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