Paru ce 15 septembre, l’ouvrage du politologue français Thomas Guénolé déshabille la mondialisation telle que nous la connaissons. Entre paupérisation des populations, crise migratoire, et conflits économiques et politiques sur fond de catastrophe environnementale, celle-ci a tout aujourd’hui pour être recouverte de l’adjectif « malheureuse ». Ne se contentant pas de critiquer sans proposer de solution, Thomas Guénolé nous dévoile également quelques pistes pour, selon lui, mettre un terme à la morosité ambiante et avancer vers un « alter-système » salvateur.

Mr. Mondialisation : Bonjour Thomas Guénolé. Vous êtes politologue et professeur à Sciences Po Paris, agitateur d’idées dans des médias comme l’Obs et Néon, et vous en êtes aujourd’hui à la publication de votre quatrième livre : « La Mondialisation malheureuse ». Comment vous est venue l’idée de ce thème et que recouvre-t-il exactement ?  

Thomas Guénolé : À l’origine de ce livre, il y a une intuition cauchemardesque : celle qu’à cause de l’explosion des inégalités, j’allais voir de plus en plus de barbelés partout ; que ce soit entre les pays, dans les pays, entre les gens, et dans les têtes. J’ai donc écrit ce livre pour déconstruire et attaquer l’argumentation mensongère pro-mondialisation, qui prétend que c’est un bon système sous sa forme actuelle alors qu’il est injuste, inhumain, et écologiquement destructeur. Je m’efforce d’analyser cette « mondialisation malheureuse » à la fois sous l’angle économique, financier, géopolitique, humanitaire, et écologique, en abordant dans chaque chapitre des pistes concrètes pour humaniser ce système.

J’appelle « mondialisation malheureuse » l’entreprise politique de pillage des ressources humaines et matérielles de notre planète par une infime minorité de l’humanité. Certains les appellent les 0,1%. Je préfère les qualifier d’« oligarques », car ils forment une oligarchie au sens d’Aristote : le règne d’un petit nombre à son seul profit. Les 62 plus grands oligarques de la Terre détiennent à eux seuls autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité, c’est-à-dire 3,5 milliards de personnes.

Mr. M : L’action de cette minorité détentrice de capitaux serait donc, selon vous, au cœur de cette mondialisation malheureuse : comment se traduit-elle concrètement ?

T. G. : Le programme économique de cette mondialisation malheureuse consiste à vendre à la découpe nos biens collectifs et nos services publics ; à abaisser les protections sociales des populations ; et à abattre tout obstacle aux activités prédatrices des grandes firmes en général, bancaires en particulier. C’est ce qui a été imposé aux pays d’Amérique du sud, sous l’égide du FMI, dans les années 1990. C’est aussi ce qui a été imposé à la Grèce, par le FMI et l’Union européenne, dans les années 2010. Et c’est ce qui est en train d’être imposé à de plus en plus de pays d’Europe, les uns après les autres : qu’il s’agisse de la France, de l’Italie, de l’Espagne, ou encore du Portugal.

Le résultat de cette politique est, si l’on s’en tient à l’essentiel : l’enrichissement spectaculaire des oligarques, la dégradation de nos services publics, l’affaiblissement de nos États, l’aggravation des inégalités Nord-Sud, l’aggravation des inégalités dans les pays riches, ainsi que la dégradation de plus en plus irréversible des équilibres écosystémiques.

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Mr. M : En parlant d’équilibre écosystémique, vous abordez dans votre livre la question environnementale, qui selon vous subit également les conséquences d’une mondialisation effrénée. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les mécanismes identifiés et qui nuisent aujourd’hui à la santé de la planète ?

T. G. : Le taux de consensus des scientifiques sur l’existence d’un réchauffement climatique global issu de l’Homme est de 97%. Prétendre que la question serait encore débattue entre experts, c’est donc aussi absurde que de dire que la rotondité de la Terre serait encore en question du fait d’un ou deux hurluberlus encore persuadés qu’elle est plate. Nous sommes bel et bien entrés dans l’ère géologique de l’anthropocène dont la principale caractéristique est qu’elle constitue la sixième extinction de masse des espèces vivantes de la Terre. Mais pour la première fois, de nos jours, c’est l’impact des activités d’une des espèces – l’Homme – qui a déclenché et nourrit encore la disparition de plus en plus d’espèces vivantes.

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La mondialisation malheureuse aggrave ce phénomène, parce que sa mise en concurrence débridée de tous les producteurs de la planète les incite à écraser tous leurs coûts vers le bas, y compris les coûts de préservation de l’écosystème. Donc, à produit égal, les producteurs qui polluent le plus, que ce soit lors de la production ou du transport, obtiennent un avantage concurrentiel sur ceux qui respectent la Terre.

Plus largement, nous sommes très loin de prendre les mesures nécessaires afin d’enrayer le processus de l’anthropocène. Il faut notamment, de toute urgence, sortir totalement de l’économie du pétrole au profit d’énergies renouvelables et pauvres en dégagements de gaz à effet de serre : c’est techniquement possible. Mais il faut aller beaucoup plus loin dans le changement des processus productifs et des modèles énergétiques. Je détaille les modalités d’une transition vers une « économie verte » dans un chapitre dédié.

Mr. M : Vous parlez aussi beaucoup des effets dévastateurs de la finance de marché sur la vie des populations au travers d’une économie mondiale sous le joug idéologique d’un libéralisme oligarchique. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets où il existe une porosité directe entre la spéculation financière et les crises économique et sociale ?

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T. G. : Sous Reagan puis Clinton, la séparation stricte entre les banques d’affaires, qui spéculent en Bourse, et les banques de détail, qui hébergent l’épargne et accordent des prêts dans l’économie réelle, a été abolie. Cela a donné naissance à des mastodontes de la banque, de l’assurance et de la spéculation boursière. Parallèlement, les différents grands marchés ont été déréglementés les uns après les autres, pour que la finance puisse y déployer ses capitaux avec de moins en moins de contrôles et de moins en moins d’encadrement.

Résultats : les mastodontes de la finance ont accumulé les ivresses boursières et les gueules de bois des grands

krachs, à la manière de noceurs qui ne savent pas boire ; des marchés entiers, par exemple celui de l’immobilier, ont été accaparés par des bulles spéculatives, au point de s’écrouler à force de déconnexion d’avec l’économie réelle. Et à force de gigantisme des firmes financières, l’écroulement d’une poignée d’entre elles, comme en 2007-2009, suffit à plonger l’économie de la planète entière, par effet-domino, dans un effondrement historique.

La spéculation a des répercussions directes sur les populations. Par exemple, à l’origine des printemps arabes, il y a le phénomène des « émeutes de la faim », qui a beaucoup touché ces pays. À l’origine de ces émeutes, il y a l’explosion des prix des denrées alimentaires de base. Et à l’origine de cette explosion des prix, il y a la libre spéculation boursière des grandes firmes bancaires sur les cotations de ces denrées. Ainsi, en 1996, 12% des positions boursières sur le marché du blé étaient détenues par de purs spéculateurs : en 2011 c’est 61%. En outre, le problème de la famine dans le monde, qui touche 795 millions d’individus, n’est pas tant lié à une insuffisance des ressources qu’à une mauvaise répartition des richesses.

Mr. M : Et ces inégalités sont aussi de plus en plus présentes, non seulement dans nos sociétés, mais aussi à l’échelle mondiale, n’est-ce pas ?

T. G. : J’ai constaté que la mondialisation malheureuse nous fait graduellement évoluer vers le retour à des sociétés de castes. J’en compte neuf.

Les oligarques sont ces 0,1% qui accumulent une fortune gigantesque à force de prédations. Par exemple, celle de l’oligarque espagnol Amancio Ortega, propriétaire de Zara, pèse 16 millions de fois le revenu avec lequel les 3 millions d’Espagnols pauvres doivent survivre. Les ploutocrates sont les 10% les plus riches des différents pays : ils font partie des riches, mais ils sont aux oligarques ce que la petite Mars est à l’énorme Jupiter. Les apparatchiks, eux, sortent d’un petit nombre d’écoles qui propagent l’idéologie de la mondialisation heureuse. Ils sont tantôt cadres dirigeants de grandes firmes, tantôt hauts fonctionnaires, et ils naviguent d’un univers à l’autre. C’est par exemple Mario Draghi, tour à tour vice-président de Goldman Sachs pour l’Europe et président de la Banque centrale européenne. Les prêcheurs essayent pour leur part de faire passer l’idéologie oligarchistes pour l’expression de la Vérité unique et révélée. Ce sont surtout des économistes.

goldmansachsLe patron de Golman Sachs, Lloyd C Blankfein, et associés.

Les nomades sont les héritiers de ceux que l’écrivain Upton Sinclair appelait les « cols blancs » dans les années 30. Ils sont très diplômés, ils font des tâches de « manipulateurs de symboles », ils sont abrités du chômage, ils parlent facilement le « globish », ils vivent au cœur des grandes mégapoles, et l’expatriation leur est familière. Les précaires sont les héritiers, eux, des « cols bleus ». Ils appartiennent à la catégorie que le sociologue Guy Standing appelle le « précariat » : chômeurs ou travailleurs pauvres, ils ont des contrats fragiles et incertains, ils ont des débuts de mois difficiles, et leur visibilité sur leur avenir est presque nulle.

Les fonctionnaires forment une caste hybride. Certains sont « manipulateurs de symboles » comme les nomades, d’autres sont plutôt des « cols bleus », mais tous sont protégés et sédentaires. Les laissés-pour-compte, dans les pays du Nord ce sont les jeunes «NEET» – ni emploi ni éducation ni formation – éjectés très tôt de l’économie ; et dans les pays du Sud, ce sont principalement des paysans sans terres.

Quant à la neuvième caste, celle dont on ne parle jamais, ce sont les esclaves. Par exemple, les usines de la firme Foxconn, qui produit en Chine 40% des biens électroniques du monde pour Apple, pour Nokia et pour d’autres, sont qualifiées de camps de travail par des universitaires chinois eux-mêmes.

Mr. M : La mondialisation malheureuse est donc selon vous cet état qui regroupe et cause les différentes crises actuelles que nous connaissons : environnementale, économique, sociétale, migratoire — avec les pénuries et les bouleversements climatiques à sa source. Quelles solutions pouvons-nous envisager pour l’avenir ?

T. G. : Concernant l’environnement, une mesure simple et de bon sens serait de créer des taxes anti-dumping écologique aux frontières des différents pays, pour pousser à relocaliser les productions.

Afin de réguler une finance débridée, j’explique dans mon livre qu’il faut, sans nul doute, rétablir les mesures par lesquelles après le Krach de 1929, provoqué par le même type de causes, Franklin Roosevelt avait su enfermer dans une camisole de fer ces grandes firmes incapables de s’autoréguler. Je pense en particulier au rétablissement de la séparation entre banques d’affaires et banques de détail ; mais aussi à la mise en place de barrières raisonnablement protectionnistes dans les divers pays, pour qu’ils ne soient pas sans cesse exposés aux stratégies de pillards des grandes firmes financières. 

Afin de protéger les peuples contre la spéculation sur les matières premières de géants économiques et de la pénurie alimentaire, des réformes très concrètes sont possibles. Il est possible d’organiser des petites villes en autosuffisance alimentaire : je pense au cas de Todmorden, en Angleterre. La culture de la spiruline, une algue trois fois plus riche en protéines que la viande, peut soulager la malnutrition : cela fonctionne dans la région du lac Tchad.

Enfin, sortir de la dynamique inégalitaire nécessite de redistribuer les richesses. Une mesure possible est d’instaurer le revenu de base. Il a été récemment expérimenté en Inde sous l’égide de l’Unicef, via un programme piloté par le sociologue Guy Standing et l’entrepreneure sociale Renana Jhabvala. Les résultats sont extrêmement encourageants : la pauvreté et les maladies reculent, les gens continuent à travailler malgré le revenu de base, ils investissent pour créer des petites entreprises, les enfants ont de meilleures fournitures scolaires, et ainsi de suite. Une autre piste serait, par exemple, de mettre enfin en place la taxe Tobin sur les transactions financières : un taux très bas suffirait à capter des sommes gigantesques, affectables à la réductions des inégalités de richesse. Le projet le plus abouti est celui de l’Union européenne mais à l’heure où je vous parle, les lobbies financiers s’emploient à le torpiller avant qu’il aboutisse.

Mr. M : Pour finir sur une touche optimiste, vous envisagez malgré tout l’avenir de façon assez positive, sous l’égide d’un « altersystème » né de la convergence de diverses actions citoyennes et institutionnelles. En quoi consiste-t-il ?

T. G. : Dans ce livre, j’appelle « altersystème » la somme de toutes les idées et de toutes les initiatives qui sont contraires à l’intérêt des oligarques, favorables à la préservation de l’écosystème, et bénéfiques au plus grand nombre d’êtres humains. Ces idées et ces initiatives peuvent exister à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle des associations et des entreprises, ainsi que des gouvernements et organisations internationales. Les actions réalisées aux différents niveaux sont d’ores et déjà nombreuses.

C’est à force d’accumulation des idées et des initiatives, qui vont toutes dans la direction de l’intérêt général humain et de la sauvegarde de notre écosystème, que se construit petit à petit l’altersystème qui va remplacer la mondialisation malheureuse. Je suis cependant convaincu qu’entre mondialisation inhumaine et mondialisation à visage humain, le grand basculement altersystème interviendra lorsqu’une grande puissance économique du Nord sautera le pas, franchira le Rubicon, pour devenir l’avant-garde du monde d’après. Or, à force de politiques d’austérité, de pillage et de précarisation des populations, j’observe que le système de la mondialisation malheureuse pousse lui-même dans cette direction, vers son propre renversement politique. L’effondrement de la mondialisation malheureuse au profit de l’altersystème est donc une hypothèse viable dans un horizon de temps assez proche.

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