L’extrême droite promeut l’idée que les « élites intellectuelles » seraient déconnectées du reste de la population et qu’il serait plus sain de bâtir une société fondée sur le « bon sens paysan ». Une rhétorique qui a pour but de construire une réalité parallèle en marge des faits étudiés.

Ce rejet des choses de l’esprit et même du savoir, qui est d’ailleurs l’une des caractéristiques majeures de l’extrême droite, selon l’historien Michel Winock, permet de se baser, non plus sur des phénomènes tangibles et des recherches de spécialistes, mais sur un « bon sens », qui n’est qu’un simple ressenti pas forcément en adéquation avec la vérité. L’efficacité de ce procédé doit néanmoins interroger sur les sentiments éprouvés par ceux qui adhèrent à ce genre de discours et sur le comportement des intellectuels envers le reste de la population.

Un instrument politique au service du conservatisme

Évoquer le « bon sens » en politique fait figure d’expression quasi magique, puisqu’elle renvoie à quelque chose que chacun d’entre nous pourrait apprécier. Ce qui apparaît évident relève du « bon sens ». Et pour autant, il n’en s’agit pas moins d’opinions.

Toutefois, en plaçant son message de ce côté, une personne peut réussir à donner l’illusion que ses démarches, son discours et ses orientations politiques seraient tout simplement incontestables. Cet argument, qui n’en est pas un, est particulièrement prisé à droite, il a d’ailleurs été employé d’Emmanuel Macron à Gérald Darmanin en passant par Donald Trump. Ce dernier avait même été jusqu’à promettre une « révolution du bon sens ».

Cette méthode s’inscrit, en outre, dans la droite lignée du « there is no alternative » de Margaret Thatcher. Dans les deux cas, on affirme qu’une idéologie politique est vraie, non pas parce qu’elle se fonde sur quelque chose de tangible, mais simplement parce que toutes les autres idées seraient irréalistes, déconnectées, utopistes, wokistes, extrémistes, etc. Tout bonnement à l’encontre du « bon sens ».

Valorisation de la ruralité face à « l’élite »

La référence au « bon sens paysan » permet quant à elle d’évoquer une activité que l’on imagine pragmatique et appuyée sur l’expérience, loin des grandes théories de la ville et des intellectuelles. Et ce, même s’il existe pourtant des tonnes de savoirs agricoles et de connaissances scientifiques applicables à ce domaine.

Dans les faits, que ce soit les politiciens libéraux et d’extrême droite, ou les partisans de l’exploitation industrielle, tous cachent derrière le « bon sens paysan » des doctrines précises basées sur une idéologie dominante. Ce « pragmatisme » est d’ailleurs employé aussi bien pour taper sur les normes écologiques agricoles, selon eux « déconnectées », que sur les droits des travailleurs.

En fin de compte, la figure du paysan n’est là que pour renforcer une image de proximité avec les classes populaires et avec un métier perçu comme simple, loin des grands discours intellectuels.

Exploiter le sentiment d’abandon

Dans un monde de plus en plus complexe où il devient difficile d’appréhender pleinement une spécialité, si l’on n’en est pas un expert, de nombreuses personnes ont pu développer une sensation d’incompréhension et d’isolement. Observer des individus évoquer des sujets auxquels on ne parvient plus à saisir grand-chose entraîne un sentiment de rupture entre ceux qui détiennent le savoir et les autres.

Si à cela, on ajoute un abandon total sur le plan économique avec des services publics en berne et des dirigeants issus des classes les plus riches, il apparaît facile pour certains populistes d’exploiter ce sentiment à des fins politiques.

Revenir au « bon sens paysan » ce serait alors retourner au réel, au concret, à des choses que tout le monde côtoie. Et il est bien plus aisé de capter l’attention avec ce discours qu’avec de longues explications scientifiques, sociologiques ou philosophiques.

Une nuée d’exemples

Nier le réel à des fins conservatrices, c’est le credo de l’extrême droite pour poursuivre son agenda réactionnaire. En premier lieu face au dérèglement climatique auquel sont opposés des arguments, soient disant, de « bon sens » : « il fait froid aujourd’hui, où est le réchauffement ? » ou « on va bien s’adapter ». Mais il existe le même type d’exemples sur l’immigration qui « coûterait de l’argent » ou qui « engendrerait de la délinquance », alors que les études prouvent le contraire.

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De façon identique, la sociologie est également ignorée et méprisée au profit de « l’expérience personnelle » qui ferait plus foi que des recherches poussées. C’est ainsi qu’au nom du « bon sens », il faudrait « travailler plus », « baisser les impôts » « faire comme nos voisins européens », ou encore dénoncer les chômeurs et les « assistés » qui profiteraient de la société.

Peu importe qu’il existe des données chiffrées et des études pour contester ce genre d’affirmation. Ceux qui oseraient les remettre en cause seraient dénués de « bon sens », « déconnectés » ou « irréalistes ». Et l’argument semble se suffire à lui-même.

Comment en est-on arrivé là ?

Si cette technique fonctionne si bien, c’est d’abord parce qu’il est beaucoup plus facile de tout simplifier que de décrypter et analyser une situation complexe. Selon la loi de Brandolini : démentir une intox prend 10 fois plus d’énergie que de la diffuser. Non pas parce que les gens seraient trop stupides pour comprendre, mais parce que la société capitaliste est organisée de telle façon que l’activité professionnelle et l’intendance avalent tout et que le temps pour réfléchir en profondeur n’est tout bonnement plus disponible.

Pire, de nombreux journaux, médias et émissions se mettent même au service de la bêtise en érigeant l’argument du « bon sens » en alpha et oméga de la pensée. Des programmes type « café du commerce », comme celles de Pascal Praud, ou bien « les grandes gueules » en sont des fers de lance. Dans un monde complexe où il est difficile de comprendre les choses, il est bien plus facile de se raccrocher à ce type de contenu qu’aller lire une étude du GIEC de 4 000 pages.

S’appuyer sur le sentiment d’abandon

Que l’on parle des zones rurales, des quartiers défavorisés ou des Français en général, délaissés par les pouvoirs publics dans de nombreux secteurs, nombre de personnes peuvent éprouver un sentiment d’abandon et de colère envers les individus perçus comme « l’élite », qu’elle soit intellectuelle ou financière.

Pour l’extrême droite, il n’est pas compliqué de créer un amalgame entre les intellectuels, les chercheurs, les « têtes pensantes » et les politiciens responsables de cette situation. Apparaît alors un antagonisme entre le « bon sens des petites gens » et la déconnexion totale des « élites intellectuelles ». Un procédé, du reste, déjà usé dans les années 50 par le poujadisme, doctrine du nom de son instigateur, Pierre Poujade.

Et le mépris d’une fraction des plus aisés à l’encontre des plus pauvres n’a rien de fictif, Emmanuel Macron s’en est d’ailleurs lui-même fait une spécialité. En réaction, une défiance grandissante qui s’illustre, par exemple, à travers le mouvement antivax. Autrement dit, une partie des dirigeants sont eux-même responsable du dédain qu’ils suscitent après avoir maltraité ou pris de haut une partie de la population.

La rupture démocratique et le manque d’honnêteté journalistique ne sont d’ailleurs pas non plus étrangers au phénomène. Pour retrouver un écho au sein de la population, il apparaît donc nécessaire d’endiguer ces fléaux.

Dépolitisation et règne de l’opinion

Dans ce contexte, la dépolitisation ne peut que proliférer à travers le pays (et c’est, au demeurant, le souhait de nombreux politiciens) ; les ressentis remplacent donc les faits et un fossé se creuse entre les « experts » et les Français.

Avec l’explosion de l’individualisme et du culte de la « liberté absolue », n’importe qui devient légitime pour donner une opinion sur tout, y compris s’il n’a aucune connaissance dans la matière. Un sondage a d’ailleurs aujourd’hui presque plus de valeur qu’une recherche scientifique.

Or, dans beaucoup de secteurs, il faut des années d’études et d’expérience pour comprendre un tant soit peu le sujet. Une réalité d’autant plus frappante que les champs de compétences sont de plus en plus fragmentés au sein de domaines très vastes.

Malgré la complexité du phénomène et les dangers liés au détournement du « bon sens », il existe une lueur d’espoir : en mettant l’accent sur l’esprit critique, l’éducation et l’accès à l’information, il est possible de rapprocher le savoir du quotidien de chacun. Le véritable « bon sens » pourrait alors redevenir celui qui s’appuie sur la réalité, la réflexion et le dialogue, et non sur des ressentis ou des idéologies simplistes.

Simon Verdière


Photo de couverture de The Walters Art Museum sur Unsplash

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