La colère gronde au royaume de Belgique alors qu’un nouvel Ikea a ouvert en février dernier en plein cœur de Mons, non loin de la frontière française. Un événement en grande pompe, relayé en première page des grands médias, qui avait attiré plus de 20 000 visiteurs. Mais derrière les meubles en kit et le design à petit prix, se cache une vérité qui dérange. Une vérité dénoncée par la RTBF, une chaine de télévision belge, sans concession.
Ikea fait partie de ces multinationales aux noms évocateurs. Symbole de nos paradoxes destructeurs, Ikea représente sans aucun doute ce qu’il y a de pire dans notre modèle économique mondialisé, tout en étant adulé par des millions de consommateurs imperméables aux conséquences de leurs choix. Dumping social, évasion fiscale, exploitation humaine, faillites de commerces locaux, monopolisation du marché et déforestation massive, Ikea semble prêt à tout pour maintenir le prix de ses meubles au plus bas et écraser toute concurrence. C’est du moins ce que dénoncent les enquêteurs de l’émission belge « Question à la une » qui se sont attaqué au géant du meuble. Un documentaire résumé en 5 points : 5 clés pour comprendre un modèle aussi efficace que destructeur.
Le reportage complet
1. Un dumping social assumé
« Aucune peine ne devra être épargnée pour maintenir les petits prix » tel est le commandement numéro 1 de Ingvar Kamprad, le père fondateur de la chaîne des magasins Ikea. Pour respecter cette règle ultime, la multinationale n’hésite pas à encourager le dumping social. En effet, certains des fournisseurs avec lesquels collabore Ikea engagent des transporteurs venus tout droit de l’Europe de l’Est. Et pour cause : le salaire moyen d’un chauffeur de camion belge tourne autour des 11-12 euros brut de l’heure tandis qu’un transporteur roumain ne coûte à son employeur qu’entre 5 et 6 euros. Une différence de rémunération allant du simple et double et qui est à l’origine d’une concurrence déloyale contre laquelle les travailleurs belges ne peuvent rivaliser.
Autre exemple, le cas Green Sofa. Une entreprise spécialisée dans la fabrication de canapés à Dunkerque qui fait partie de la longue liste de sous-traitants à s’être associés au groupe Ikea. À l’époque de leur collaboration, la société dunkerquoise a conclu un accord d’exclusivité avec le spécialiste du design à bas prix. Green Sofa produisait plus de 30 000 canapés Ikea par mois et la centaine d’employés qui travaillait à la confection de ces canapés percevait le SMIC, soit 1 100 euros net par mois. Un salaire soudainement jugé trop onéreux pour la multinationale suédoise qui a rompu son contrat conduisant, à terme, l’entreprise à la faillite.
Green Sofa est loin d’être un cas isolé. Tao Houtang, sous-directeur d’une usine de bois chinoise a vécu une mésaventure similaire avec le géant suédois. En Chine, le marché représente 1 milliard 300 millions de consommateurs ou travailleurs potentiels. Une main d’œuvre, longtemps considérée comme étant très bon marché, et sur laquelle Ikea compte pour la fabrication de son mobilier. Ces dernières années, alors que le coût de la vie et les salaires chinois ne cessaient de grimper (sans pour autant rivaliser avec les nôtres), Ikea a contraint ses fournisseurs chinois à baisser leurs coûts de production. Sous la pression du groupe, les conditions de travail des ouvriers employés par Tao Houtang se sont de plus en plus dégradées et les marges de profit de l’entreprise ont radicalement baissé au point que le sous-traitant chinois a dû mettre fin à son partenariat avec Ikea.
2. Abus des techniques d’optimisation fiscale
A l’échelle mondiale, Ikea représente 3,3 milliards d’euros de bénéfices pour 28 milliards de chiffre d’affaire. Un montant colossal obtenu grâce à une stratégie d’optimisation fiscale bien rodée. En Belgique, hors intérêts notionnels, le taux d’imposition sur les entreprises environne les 34%. Pourtant, entre 2010 et 2014, les bénéfices des magasins Ikea ont atteint 1,6 milliard d’euros tandis que les taxes imposées ne dépassaient que rarement les 2,5%. Pour accumuler les avantages fiscaux et diminuer les impôts dans les pays où Ikea réalise du chiffre d’affaire et du profit, le groupe a mis un place un réseau de sociétés interconnectées à travers plusieurs paradis fiscaux. Des Pays-Bas en passant par le Luxembourg et le Liechtenstein, les fonds détenus par Ikea circulent à travers l’Europe pour finalement atterrir en Suisse dans le portefeuille du fondateur Ingvar Kamprad.
À force d’être attaqué sur la structure financière complexe de sa multinationale, Ingvar Kamprad a répondu en 2011 : « Nous avons toujours considéré les impôts comme un coût, à pied d’égalité avec les autres coûts liés à notre activité. Une structure fiscale optimisée nous donne la flexibilité d’utiliser les fonds déjà taxés (…). » L’équité fiscale n’est donc pas au programme de la multinationale. Et dans une situation inéquitable, ce sont les autres contribuables qui supportent indirectement la charge. Par ailleurs, Ikea travaille également avec des fondations telles que Unicef et Save the Children. Cependant, ce geste d’apparente solidarité n’est pas dénué d’intérêts. L’engagement d’Ikea auprès d’associations caritatives lui permet une déduction encore plus importante sur ses impôts tout en se rachetant auprès du public une bonne image.
Campagne d’Ikea lancée pour se prémunir des « anti-Ikea »
3. Dictature du prix au détriment de la qualité
À chaque stade de la chaîne de production, Ikea n’a qu’une obsession : économiser. Pour réduire au maximum ses coûts, le magasin n’hésite pas à modifier ses emballages et produits. Pour exemple, les palettes de bois sur lesquelles reposaient les meubles Ikea ont été remplacées par des supports en carton moins volumineux. Ce changement permet d’entreposer plus de mobiliers dans les entrepôts ainsi que dans les transports et donc d’optimiser le rendement. Selon cette logique, un article pourrait être retiré de la vente simplement parce qu’il coûte trop cher à l’emballage.
Mais au delà de ce détail, la plupart des meubles Ikea sont fabriqué en bois aggloméré, un mélange de fibres de bois et de colle, sur lequel est déposé une fine pellicule de bois ou de papier d’imitation. Si de prime abord, le bois aggloméré ressemble à s’y méprendre à du bois massif, sa masse volumique et sa solidité sont très largement inférieures. En pratique, ceci se traduit par une durabilité moindre et donc un cout supplémentaire à long terme pour le consommateur. Mais ces panneaux en particules présentent un avantage non négligeable pour Ikea : leur fabrication coûte 20 fois moins au mètre carré qu’un équivalent en bois massif.
Dès lors, la multinationale propose un prix final qui concurrence de manière insoutenable les autres fabricants de meubles qui ferment les uns après les autres. Cette dictature du prix, qui ne dit pas son nom, généralise l’idée que la consommation de masse low-cost serait un modèle acceptable. Il y a 3 ans d’ici, à l’annonce de la construction du nouvel Ikea belge, les commerçants locaux avaient pourtant déjà tiré la sonnette d’alarme. Pour un Ikea implanté, ce sont des centaines de petites entreprises et d’indépendants qui voient leur vie chamboulée. Une enquête vidéo avait été menée à l’époque auprès des autres commerces locaux.
4. Flagrant délit de plagiat ?
Pour séduire la clientèle, Ikea joue la carte du design à petit prix. Mais quand on propose des millions d’articles différents, il faut une imagination tout aussi importante pour rester à la mode. Ainsi, de nombreux articles vendus en magasins sont présentés au client comme ayant été conçus et imaginés par des designers, explique la chaine de télévision belge.
Par exemple, la chaise Melltorp, conçue et imaginée par Ola Wihilbord, vendue à 25 dollars chez Ikea, rappelle étrangement une chaise produite par la société américaine Emeco et créée par le designer Norma Foster en 2006. Une ressemblance troublante qui n’a pas échappé à Emeco. Suite au plagiat de sa chaise, la société a porté plainte contre Ikea pour violation de droit d’auteur. Si en matière de design, les ressemblances sont de l’ordre du possible, certains professionnels suggèrent que le géant du meuble s’inspirerait du travail des autres sans qu’il soit possible de le déterminer précisément tellement l’offre est vaste. Certains internautes s’amusent d’ailleurs à répertorier les étranges ressemblances entre les mobiliers de designers et ceux d’Ikea.
Source : erasmuskit.weebly.com
5. 1% des réserves mondiales de bois chaque année
Pour approvisionner ses magasins, Ikea a besoin de dévorer des quantités astronomiques de bois. La multinationale s’est notamment offerte 33 600 hectares de forêts en Roumanie. Grâce à cette acquisition, le groupe est devenu le premier propriétaire de forêts en Roumanie. Aujourd’hui, la déforestation est un sujet sensible à aborder dans ce pays. Au cours de la dernière décennie, l’abattage illégal d’arbres a fait perdre à la Roumanie 5 milliards d’euros.
Selon les activistes de Green Agent, une ONG roumaine qui milite pour la protection de l’environnement, des sous-traitants d’Ikea viendraient se ravitailler en bois sans autorisation. Ce ne serait pas la première fois que le groupe serait impliqué dans des coupes de bois illégales, précise l’enquête. En Carélie, dans le Nord-Ouest de la Russie, des fournisseurs d’Ikea avaient déjà été accusés d’abattre des arbres rares et centenaires sans autorisation préalable.
Sur son site, la multinationale martèle être en phase avec des valeurs d’écologie. Mais les termes sont volontairement vague. Par exemple, on peut lire : « Notre objectif à long terme est que tout le bois utilisé pour les produits IKEA provienne de forêts gérées de manière responsable et certifiées comme telles. » Une manière indirecte de dire que c’est loin d’être le cas aujourd’hui. Là encore les consommateurs peuvent jouer un rôle fondamental en orientant leurs choix.
Ikea, symptôme d’un système amoral
Le capitalisme industriel n’est pas moral, et ce même si on parle de personnalité juridique « morale » concernant une entreprise. Les multinationales, cotées en bourse non, répondent à un seul intérêt : augmenter les marges des investisseurs qui injectent leurs fonds, et ce même s’il convient d’exploiter des êtres-humains ou l’environnement. Culte de la croissance oblige, la structure n’a d’autre choix que de grossir indéfiniment, notamment en réduisant ses marges, en jouant sur les effets d’échelles (donc low-cost) et surtout en écrasant toute concurrence pour s’approcher le plus possible d’un monopole.
Le jeu de l’offre et la demande veut théoriquement que si une entreprise ne respecte pas des critères moraux acceptables collectivement, les consommateurs changent spontanément de fournisseur. En pratique, on constate que la majorité des consommateurs sont soit désinformés, soit croient n’avoir pas d’autre choix au regard de leur revenu, soit acceptent volontairement, en toute connaissance de cause, de participer à cette méga-machine. Si les accusations portées par la RTBF contre le roi du meuble en kit viennent ternir la réputation de la marque, les consommateurs sont-ils vraiment prêts à envisager une consommation durable et éthique, potentiellement plus chère ?
Source : rtbf.be / NB : toutes informations répertoriées dans cet article proviennent de l’enquête des équipes de la RTBF via le magazine « Question à la une » du 2 décembre 2015. (Archive Mr Mondialisation, février 2016).