Chris Newman est un agriculteur de 38 ans. Noir et membre des natifs américains Piscataways, Newman dénonce dans ses nombreux écrits et dernièrement dans TheGuardian que même « les régimes végétaliens n’arrêteront pas l’impérialisme américain ». En tous cas, pas seuls. Pour lui, la crise alimentaire est un gros sac de nœuds dans lequel s’emmêlent racisme, catastrophe environnementale, capitalisme, bien-être animal et crise sanitaire humaine.
Chris et Annie Newman quittent leurs emplois citadins en 2013 pour fonder Sylvanaqua Farms, une exploitation fermière d’environ 49 hectares (120 acres) de production de poulet, œuf, porc et bœuf dans le nord de la Virginie. Mais leur histoire ne suit pas les récits « d’éveil et renouveau vert » habituels :
« Notre transition vers l’agriculture a été horrible. Il y a beaucoup de littérature qui parle de la façon dont les gens ordinaires peuvent devenir fermiers, que c’est à la portée de tout le monde si tu travailles dur, que tu es créatif et que tu fais de la vente directe au consommateur. Mais tous ces gens oublient de mentionner qu’ils ont hérité d’un domaine de 5 millions de dollars. » Dans ces échanges avec TheGuardian, Chris Newman n’hésite pas à pointer du doigt l’Oncle Sam et tout le problème de l’impérialisme agricole américain.
Sa ferme à lui se rapproche du système de permaculture : le domaine comprend un ranch, puis la moitié est de la prairie herbeuse, l’autre moitié de la forêt. Les animaux paissent en rotation et l’équilibre s’établit de lui-même. Les cochons mangent dans la forêt, les poules pondeuses se nourrissent des larves dans les défections que les troupeaux bovins laissent derrière eux et réduisent ainsi la population de mouches, qui réduit à son tour, par exemple, les soucis de conjonctivite et de démangeaison chez les animaux. En somme : aucun engrais, aucun produit chimique, aucun médicament.
« Lorsqu’on nous parle d’agriculture durable, on entend des pratiques comme le semis-direct (« no till » en anglais), pas de désherbant chimique ou d’OGM. Que des trucs techniques à propos de ce qu’on fait à la terre, mais rien à propos des gens. Tout ce qui est dans la culture populaire à propos de ce « réveil vert » est essentiellement du marketing. » Le plaidoyer de Chris Newman tient en ces quelques mots : Comment ta ferme est-elle durable, si seulement 1% de la population peut se permettre financièrement ta nourriture ?
Une agriculture durable est une agriculture sociale.
« Notre but avec notre ferme est de produire de manière responsable autant de nourriture que possible, et de la mettre dans autant de bouches que possible » (Newman, TheGuardian)
Pour concrétiser ses dires, la ferme Sylvanaqua s’est engagée à faire don de la moitié de leur production à des organisations d’aide alimentaire dans toute la région de Chesapeake. Le but : donner accès aux personnes les plus précaires à de la viande et des produits de qualité.
« Nous veillons à ce que ce que nous produisons ne soit pas accessible uniquement à la croûte supérieure ».
Dans son interview, Chris Newman explique que de viser une importante production a fait de lui « le mouton noir » de tout le mouvement d’agriculture durable, car dans l’idée, ce genre de culture est censée être petite. L’idée étant de se différencier des surexploitations telles que JBS, Smithfield ou Cargill.
Et c’est là que Chris Newman donne un coup de pied dans la fourmilière. L’impérialisme américain n’est absolument pas inquiété par les micro-fermes qui fleurissent un peu partout. Selon lui, les crises agricoles successives sont un problème à l’échelle mondiale : il faut un changement dur qui nécessite de bousculer notre rapport à la nourriture de manière physique, économique et spirituelle.
Une agriculture durable implique une déconstruction totale de nos comportements actuels.
« Mon grand-père maternel a tout fait pour qu’aucun de ses enfants ne devienne agriculteur »
« Je ne cherche pas à posséder ou à accumuler. Je veux juste accéder à cette terre pour nourrir les gens, parce que pour nous, c’est le but du paysage – soutenir les gens. »
Il continue : « Le reste est probablement un tas de névroses étranges autour de l’agriculture, parce que les gens de couleur, en particulier les Noirs, se sont enfuis des fermes pour une raison. Nous avons été chassés sous la menace d’une arme, en gros. Mon grand-père maternel, qui était le dernier agriculteur de ma famille, était déterminé à ce qu’aucun de ses enfants ne devienne agriculteur, même s’il y réussissait très bien. »
Dans un de ses articles, Chris Newman s’insurge d’un gros problème agrico-environnemental : les personnes qui possèdent un savoir sur le sujet ne sont pas écoutées. Dans ces personnes, l’homme inclut :
- Les protecteurs autochtones des terres et des eaux d’Amérique du sud, d’Afrique, d’Asie, qui luttent chaque jour contre l’exploitation de leurs terres et protègent, en fait, 80% de la biodiversité restante dans le monde.
- Les personnes racisées qui sont les plus à même d’identifier et de dénoncer le racisme complexe et inhérent agricole américain.
- Les cultures chasseuses-éleveuses autochtones, comme ces gardiens des montagnes, qui possèdent cette culture d’hommage et respect à la vie, qu’elle soit animale et végétale et qui est totalement étrangère à la culture exploitatrice de l’occident.
- Les populations qui jouissent d’une santé solide alors qu’elles sont totalement détachées de l’agro-industrie alimentaire occidentale.
« Et au lieu de ça, on laisse le problème insoluble aux personnes sans doute les moins qualifiées pour : des non-experts blancs originaires d’une nation fondée explicitement sur le racisme, aux prises avec une culture alimentaire dominante schizophrénique extraite d’un environnement qui est en pleine chute libre ».
Chris Newman n’est pas le premier à le dire : en ce qui concerne le climat, le plus gros problème agricole est que nous sur-exploitons la terre et produisons beaucoup plus que ce dont nous avons besoin. Et qu’en outre, tout ce surplus est régulé par une loi du marché totalement aberrante : nous jetons des quantités astronomiques de nourriture en parallèle de l’accroissement toujours plus important des écarts de richesse et de population qui peuvent accéder à une alimentation saine.
« Ils veulent nous faire croire que passer à une alimentation végétalienne réglera [seule] le problème »
C’est l’autre pavé dans la mare que jette Chris Newman. L’impérialisme américain agricole est une machine de destruction totalement hors de contrôle qui embarque tout le monde avec elle. Aux Etats-Unis, il faut savoir que l’agriculture et la défense sont les seules industries qui bénéficient d’un renflouement financier pérenne et inconditionnel. Domination militaire et domination économique/culturelle à l’échelle mondiale : une bombe qui n’épargnera personne..
« Contrairement aux croyances, nous n’exploitons les ressources d’eau, ne détruisons la santé du sol et ne rasons des forêts entières uniquement que parce que nous sommes bloqués sur l’agriculture animale. Nous le faisons parce que le soja et le maïs sont faciles à produire à grande échelle et justifient l’occupation d’énormes quantités de terres. »
La viande étant historiquement signe de rareté et de richesses, elle a évidemment trouvé preneur parmi les consommateurs une fois rendue accessible et désirable par nos modèles. Son omniprésence dans les foyers, et la volonté des industriels de l’entretenir, provoquant inévitablement une demande en soja et maïs colossale. Mais le marché du soja et du maïs doit aussi écouler ces graines qu’ils ont découvert si rentables à produire. Alors aujourd’hui, si elles ne vont pas dans le bétail, elles iront tout simplement ailleurs, théorise Chris Newman. Autrement dit, la machine saura se relever, d’une manière ou d’une autre, d’un quelconque boycott (de la viande par exemple), s’il n’y a pas en même temps une remise en question structurelle de nos modèles.
« Nous avons inventé des classes entières de produits à base de soja et de maïs dont personne ne veut uniquement pour justifier les excédents de récoltes et donner raison aux industries : coucou, éthanol. »
Ce n’est d’ailleurs pas innocent que des super-industries telles que Tyson Foods, un des plus gros producteurs de viande au monde, investissent dans des viandes alternatives à base de… soja. Les actionnaires des start-up nations ne sont pas du tout concernés par le « réveil vert » car ils n’en sont pas inquiétés : ils sont juste en train d’investir ailleurs et de rediriger leurs surproductions. Des propos qu’il s’agit évidemment de recontextualiser aux Etats-Unis, où les produits à base de soja et maïs sont globalement issus de ces méga exploitations. En France, des cultures de soja et de maïs biologiques et durables destinées à l’alimentation végétale existent et fournissent la plupart des alternatives françaises à la viande, comme le tofu.
Encore faut-il ouvrir l’œil quant à la provenance, car ici comme ailleurs, le greenwashing est un fléau : nouveau nom, nouvelle étiquette plus verte, mais toujours même odeur nauséabonde en-dessous.
« La seule solution, annonce Chris Newman, est de reprendre les rênes des exploitants et de les rendre aux agriculteurs ». Ce n’est qu’en sachant pourquoi et pour qui nous produisons de la nourriture qu’on pourra arrêter le carnage, conclue-t-il dans TheGuardian.
Autrement dit, il faut mettre fin à ce système impérialiste à l’origine de la pauvreté endémique qui maintient les régimes nutritifs hors de portée des personnes les plus précaires. Même dans nos sociétés occidentales dîtes « riches », elles sont en fait la plus grande partie de la population. Aujourd’hui, même une personne qui gagne le salaire moyen est en insécurité alimentaire, faute d’accès à l’alimentation dont elle a réellement besoin d’une part, et ensevelie sous des produits qui ne lui apporteront rien, voire des maladies, d’autre part.
– Mary Doizon
Sources :
The Guardian : https://www.theguardian.com/environment/2021/aug/25/sylvanaqua-farms-sustainable-food-affordable
Food and Empire : https://heated.medium.com/food-and-empire-844506392422