Alors que le déclin des populations de caribous au Québec se poursuit, le gouvernement a récemment annoncé qu’il repoussait son plan d’action pour protéger l’habitat naturel de cet animal après les élections provinciales de 2022. Afin de l’assister dans l’élaboration de sa nouvelle stratégie de protection du cervidé, le gouvernement a également décidé d’établir une commission indépendante chargée d’approfondir les études concernant la protection du caribou. Experts, écologistes et représentants des populations innues fustigent ce nouveau report du dossier et dénoncent cette stratégie politique qui vise selon eux à ne pas contrarier le secteur forestier avant la tenue des prochaines élections provinciales. Face à l’inaction du gouvernement québécois, plusieurs ONG et communautés autochtones menacent d’emprunter la voie légale pour faire adopter des mesures capables d’assurer la protection de l’habitat de cette espèce emblématique du Canada. Décryptage.

Autrefois peuplé d’imposantes hardes de caribous, le Québec ne compte désormais plus que 6000 à 8500 individus sur son territoire. Les populations de certaines régions de la province atteignent des seuils critiques, laissant entrevoir les risques de disparition de cette espèce emblématique du territoire canadien.

Etat des lieux : une espèce menacée

Caribou @OrnaW/Pixabay

Selon un récent inventaire conduit par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), le Val-d’-Or ne dénombre plus que sept caribous, le Charlevoix et la Gaspésie comptent respectivement une vingtaine et quarantaine de cervidés, et enfin, la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean enregistre également un important déclin de ses populations[1].

Face à cet inquiétant constat, le gouvernement québécois a décidé de clôturer temporairement les troupeaux menacés et abattre les loups qui s’en approcheraient, afin que les femelles puissent mettre bas et élever les jeunes caribous en tout sécurité avant d’être relâchés en automne prochain.

Pour Martin-Hugues St-Laurent, biologiste à l’Université du Québec, « mettre les caribous dans des enclos pour les protéger des prédateurs sans protéger leur habitat est voué à l’échec. Cela donne l’impression que nous faisons quelque chose, mais en réalité, nous ne faisons rien d’efficace »[2].

Selon les experts et biologistes spécialistes des caribous, les activités humaines responsables de la perte de leur habitat sont les réelles causes du déclin de l’espèce. Afin de prospérer et de se développer, les caribous dépendent des forêts anciennes et épaisses pour se protéger naturellement des prédateurs et se nourrir. Or ces dernières années, l’industrie forestière a remplacé une grande partie des vieilles forêts québécoises par des arbres plus jeunes au nom du profit et du consumérisme effréné.

En effet, selon le MFFP, l’industrie forestière est un secteur clé de l’économie du Québec. La province compte plus de 3 000 exploitations et établissements forestiers, tels que des usines de papiers et cartons, de fabrication de produits dérivés du bois (panneaux de particules, de contreplaqués et bois de placage lamellé, etc.), et procure environs 60 000 emplois directs aux québécois[3].

Caribous – Flickr

Les experts et environnementalistes appellent ainsi le gouvernement à adopter des mesures capables d’assurer la protection et le rétablissement de l’espèce dans la province, et de notamment préserver et restaurer leur habitat naturel. À cet égard, le MFFP promettait le dépôt d’une nouvelle stratégie d’ici la fin 2021.

Finalement, le gouvernement québécois a récemment annoncé qu’il ne présenterait pas de stratégie de protection de l’habitat du caribou avant 2023. Les écologistes et scientifiques dénoncent une manœuvre politique afin de reporter le débat après les élections qui se tiendront en 2022, et ainsi ne pas perdre le soutien du secteur forestier.

 

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La désignation d’une commission indépendante

Alors que la nouvelle stratégie de protection de l’habitat du caribou était attendue pour la fin de cette année, le gouvernement québécois a annoncé la création d’une commission indépendante chargée d’étudier et d’évaluer la mise en place d’un nouveau plan d’action qui entrerait en vigueur en 2023, après la tenue des élections provinciales.

Au cours de ses travaux, la commission mènera des audiences publiques auprès des habitants et populations autochtones présentes dans les régions où se trouvent les principales hardes de caribous du Québec. Différents groupes de la société civile pourront également faire parvenir des rapports scientifiques afin d’aider le comité à élaborer sa nouvelle stratégie. Enfin, le gouvernement a garanti que près de 155 hectares de forêts seront protégés de l’exploitation forestière jusqu’en 2028.

Cette commission indépendante sera dirigée par Nancy Gélinas, experte en économie forestière, et deux anciens ministres. Les environnementalistes déplorent l’absence d’experts du caribou au sein du comité[4]. Selon la Société pour la nature et les parcs québécois (SNAP), la création de cette nouvelle commission représente un aveu d’échec du MFFP dans son rôle de protection des espaces forestiers menacés. Alain Branchaud, directeur général de la SNAP, regrette quant à lui le report de la stratégie de protection du caribou alors qu’il existe déjà suffisamment de connaissances et savoirs traditionnels autochtones pour établir un plan d’action.

@Denali National Park and Preserve/Flickr

Même son de cloche pour Mr St-Laurent qui s’indigne de la création de cette nouvelle commission indépendante dans une lettre ouverte publiée à l’intention du président par intérim de l’Alliance des forêt boréales : « les chercheurs universitaires et biologistes des gouvernements du Québec et du Canada ont largement étudié le caribou, faisant de cette espèce l’une des mieux connues du pays. Le consensus scientifique est formel et sans appel : il faut freiner l’altération de l’habitat essentiel du caribou et rétablir un équilibre plus naturel dans la configuration et la composition des paysages forestiers en assurant une plus grande protection des forêts matures et une restauration des secteurs perturbés »[5].

 

Deux poids, deux mesures

Au lendemain du timide accord signé à la COP26 dans lequel le Canada s’est engagé à préserver ses forêts et ralentir la déforestation d’ici 2030 pour limiter les effets du changement climatique et sauvegarder la biodiversité, communautés autochtones, scientifiques et écologistes dénoncent le message contradictoire porté par le gouvernement du Québec en reportant sa stratégie de protection de l’habitat du caribou.

Caribous – Flickr

Au sein même du MFFP, les experts s’indignent de la décision du gouvernement de reporter son plan d’action alors qu’il dispose déjà des connaissances et solutions pour sauver le caribou, rapporte la présidente du Syndicat des professionnelle du gouvernement du Québec. « C’est pour ça qu’on embauche des spécialistes. C’est ça leur job et mission, conseiller le politique pour qu’il prenne les bonnes décisions. Malheureusement, on se rend compte que le gouvernement n’a pas l’oreille pour ses spécialistes. Il a l’oreille pour l’industrie »[6], a-t-elle notamment déclaré.

Les experts sont unanimes, il faut freiner les coupes forestières des anciennes forêts, principales responsables de la détérioration de l’habitat du caribou. Par ailleurs, la protection du caribou pourrait s’avérer bénéfique pour la sauvegarde de la biodiversité de la province. En effet, comme l’exprime Daniel Fortin, professeur à l’Université de Laval, « le caribou est une espèce parapluie. Lorsqu’on fait un aménagement adéquat pour le caribou, on protège plusieurs autres espèces qui partagent le même environnement. Comme les caribous ont des domaines vitaux très grands, pour assurer leur protection, on doit protéger de grandes superficies ce qui est excellent pour la biodiversité »[7].

Dès lors, si le Canada entend respecter ses engagements internationaux, il pourrait y avoir prochainement des tensions entre Ottawa et Québec qui disposent chacun de compétences en matière climatique et environnementale. À cet égard, le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, a annoncé qu’il était impatient de prendre connaissance du contenu de l’Accord de Glasgow mais qu’il n’entendait pas changer son plan d’action pour autant. Selon lui, « cet accord ne nous met pas de pression supplémentaire pour régler le dossier plus rapidement. Nous faisons les choses de façon sérieuse et consciencieuse »[8].

 

Menace de poursuite judiciaire

En réponse à ce report, la SNAP Québec, le centre québécois du droit de l’environnement et l’ONG Nature Québec étudient sérieusement la possibilité d’accélérer la protection des habitats du caribous en empruntant la voie légale.

Figurant sur la liste annexée de la Loi fédérale sur les espèces en péril, les différentes organisations souhaiteraient démontrer devant les tribunaux que le Québec ne protège pas suffisamment l’habitat du caribou, une obligation pourtant prévue par la loi. Selon Alain Branchaud, Ottawa devrait intervenir pour pallier aux manquements du Québec concernant le dossier du caribou, « devant l’inaction du gouvernement du Québec, le gouvernement fédéral aurait la légitimité légale pour agir ». Il plaide notamment pour l’arrêt des coupes de l’habitat essentiel du caribou, la mise en place d’aires protégées et la fermeture de chemins forestiers[9].

Par ailleurs, afin de protéger un « fondement » de leur mode de vie ancestral, le Conseil de la Première Nation des Innus Essipit et le Conseil de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh souhaitent également recourir à la voie judiciaire pour forcer le gouvernement québécois à protéger le caribou et son habitat. « Pour nous, la priorité est d’implanter rapidement des mesures de protection. Voir disparaître cet emblème tellement important pour notre population, pour notre culture, pour notre identité, ça nous inquiète grandement. Grâce au caribou, nous avons pu survivre de façon millénaire sur nos territoires »[10] a ajouté le chef de la communauté innue Mashteuiatsh.

Alors que le gouvernement québécois ne cesse de favoriser l’industrie forestière au détriment de l’avis des experts et de l’intégrité de la culture et du bien-être des communautés innues, les juges seront peut-être l’ultime rempart contre la disparition du caribou sur le territoire canadien.

W.D.

 

[1] Rochefort, A., Rémillard, D., « Une commission indépendante sur le caribou sans expert sur le caribou » in Radio-Canada, 5 novembre 2021, disponible sur : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1837570/commission-independante-caribous-quebec-caq-strategie

[2] Lowrie, M., « Québec échoue à protéger le caribou, disent des experts » in  Le Devoir, 13 novembre 2021, disponible sur : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/647280/quebec-echoue-a-proteger-le-caribou-disent-des-experts

[3] Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, Une industrie qui fait vivre les régions, disponible sur : https://mffp.gouv.qc.ca/les-forets/international/industrie/

[4] Ibid, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1837570/commission-independante-caribous-quebec-caq-strategie

[5] St-Laurent, M-H., « Rétablir les faits sur le caribou… honnêtement ! » in Le Quotidien, 30 novembre 2021, disponible sur : https://www.lequotidien.com/2021/11/30/retablir-les-faits-sur-le-caribou-honnetement-d128dbc0c9302c61fe0479220d6b46a8

[6] Lalancette, P., « Protection du caribou et COP26 : les signaux divergents de Québec et d’Ottawa » in Radio-Canada, 6 novembre 2021, disponible sur : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1837738/protection-caribou-quebec-cop26-deforestation

[7] Ibid., https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1837738/protection-caribou-quebec-cop26-deforestation

[8] Ibid., https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1837738/protection-caribou-quebec-cop26-deforestation

[9] Shields, A., « Deux poursuites en vue pour sauver le caribou forestier » in Le Devoir, 17 novembre 2021, disponible sur : https://www.ledevoir.com/societe/environnement/647775/deux-recours-juridiques-en-vue-pour-tenter-de-sauver-le-caribou-forestier

[10] Ibid., https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1837738/protection-caribou-quebec-cop26-deforestation

 

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