En Décembre 2012, un groupe de citoyens débuta l’occupation de la Ferme des Bouillons, afin de s’opposer à sa destruction programmée par la filiale immobilière du groupe Auchan. Regroupés en association, les opposants y organisèrent conférences, spectacles, festivals et maraichage bio, tout en allant à la rencontre des élus pour faire valoir la nécessité de sauvegarder l’activité agricole de la ferme…
Historique
Avec succès : la ferme fut reclassée en Zone Naturelle Protégée, la destruction annulée et une activité agricole fut développée. Un marché hebdomadaire fut lancé pour vendre les produits de la ferme et des environs, en collaboration avec les AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) de Haute-Normandie. Début 2015, un projet de reprise porté par l’association est présenté, soutenu par la Confédération paysanne et l’association Terre de Liens, articulant maraîchage bio, point de vente de produits locaux, formation et éducation populaire.
Le 24 Juillet 2015, la Confédération paysanne lance l’alerte : la ferme est l’objet d’un compromis de vente entre Immochan et une SCI (Société civile immobilière) inconnue, qui se révélera être proche de la famille Muliez, propriétaire d’Auchan. Le 18 Aout, le couperet tombe : malgré une importante mobilisation et un solide projet agricole soutenu par des milliers de citoyens et de nombreuses associations, la Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargée des arbitrages dans le foncier agricole) refuse d’examiner le dossier et valide de fait la vente de la ferme à la SCI. L’activité agricole est de nouveau menacée. Dès le lendemain, les opposants sont expulsés, suscitant une vague d’indignation nationale.
Mais le combat n’est pas terminé : les activités de l’APFB (Association de Protection de la Ferme des Bouillons) ont été accueillies par l’ASPNR (Association de Protection du Site Naturel de Repainville). Ainsi, vous pouvez aller à la rencontre des Bouillons les mercredis soirs pour des projections et les samedis de 15h à 18h pour le marché de producteurs aux jardins de Repainville, Rouen, chemin de Repainville sur la route de Lyons.
« Le P1, pour « Poulailler 1 », était jadis un bâtiment accueillant un élevage intensif de poulets. Il est devenu le lieu d’accueil de la ferme des Bouillons. »
Source : http://www.lafermedesbouillons.fr/la-ferme/
Entretien avec Matthieu Carpentier, Co-porte parole de l’APFB
Mr Mondialisation : Maintenant que l’APFB a été accueillie par l’ASPNR, en quoi consistent vos activités ? Avez-vous pu continuer une activité maraîchère ?
APFB : L’APFB est en effet accueillie sur les jardins de Repainville, à l’est de Rouen. Nous y tenons notre marché hebdomadaire, le samedi, sur lequel nous proposons des produits de paysans locaux, comme avant l’expulsion… nos légumes en moins. Lorsque le temps s’y prête, nous pouvons également y tenir nos réunions et notre projection hebdomadaire. Grâce à une souscription qui nous a apporté 10 000 € en trois jours, nous avons fait l’achat d’un chapiteau, qui hébergera nos prochains rassemblements, militants comme culturels et festifs.
Une partie des militants des Bouillons qui n’avaient plus de point de chute à Rouen suite à l’expulsion et souhaitaient rester poursuivre les activités sont hébergés chez un paysan du coin, membre de la Confédération paysanne.
Aujourd’hui, l’essentiel de notre activité est militante : nous préparons le terrain à nos actions juridiques et nous peaufinons notre analyse et nos arguments politiques, sur le cas des Bouillons et plus largement celui de la gouvernance du foncier agricole, aux côtés de Terre de Liens Normandie. Nous participons également à de nombreux événements, où nous intervenons pour présenter notre situation. Samedi prochain, nous serons par exemple à la fête Alternatiba à Paris, pour l’arrivée du tour tandem, mais nous étions aussi à la braderie de Lille, à la fête des anti-1000 vaches, à la fête de l’Huma, ainsi qu’à de nombreux événements en Haute-Normandie. Nous préparons enfin un événement pour cet automne, dans le cadre du festival des Biens Communs.
Nous n’avons pour l’instant pas repris d’activité maraîchère. La situation et la saison ne s’y prêtent pas. Nous allons voir dans les prochains mois comment redéployer nos activités. L’idéal serait de retrouver une ferme avec des bâtiments, sur les plateaux nord de Rouen : autant dire que ce n’est pas loin d’être mission impossible. Il nous faudra donc probablement faire preuve d’adaptabilité et d’imagination si nous souhaitons conserver les différentes dimensions de notre action, à commencer par celle de lieu de vie, de travail et d’accueil.
Mr M : Concrètement, comment voyez-vous l’avenir pour la ferme des Bouillons et votre projet agricole ?
APFB : Sans la ferme des Bouillons, avons-nous toujours collectivement vocation à porter un projet agricole ? C’est à débattre, car notre projet était surtout le fruit d’une mise en forme d’initiatives spontanées provoquées par ce lieu. Le problème agricole se pose en revanche avec urgence pour Romain, le maraîcher que nous nous proposions d’installer en cas de rachat collectif. Il travaille comme maraîcher biologique depuis six ans, et, en fin de bail, il se trouvera sans terre cet hiver. En six ans, jamais la Safer ne lui a fait une proposition d’installation convenable malgré la précarité de sa situation, et aujourd’hui, elle considère comme prioritaire à son dossier celui de Baptiste Mégard, ingénieur agronome à l’abri du besoin, qui a déjà un emploi et n’a strictement aucune expérience en maraîchage ni ne témoigne d’aucune formation en agroécologie ou en agriculture biologique. La vérité est que son dossier est largement bidon ; il est l’un des leurs, et c’est tout ce qui importe.
Quant au devenir de notre mouvement, la question est vaste ! Nous avons été expulsés il y a à peine un mois, nous atterrissons encore. En plus d’être un lieu agricole, les Bouillons étaient un espace collectif sur lequel éducation populaire, militantisme et expression artistique pouvaient se déployer à parts égales, de manière accessible à tous. L’ouverture, la convivialité et la création de liens qui en ont découlé est remarquable. A ce titre-là, nous avons probablement une responsabilité envers tous ceux qui souhaitent qu’une telle originalité perdure à Rouen – à commencer par nous-même.
Mr M : Pouvez-vous nous dire s’il y a des actions en cours sur le plan juridique ?
APFB : Nous travaillons avec nos avocats à cerner les contours d’une action juridique sur le fonds du dossier. C’est un cas assez atypique : la Safer est généralement (et souvent) attaquée pour préemption abusive, ou processus de rétrocession entaché de clientélisme. Ici, nous attaquons pour non-préemption. Mais la vraie difficulté, c’est que la Safer dispose d’un pouvoir largement discrétionnaire sur le foncier agricole, et qu’il sera donc difficile de mettre en évidence une erreur formelle. C’est le refrain joué en boucle de l’« installation d’un jeune agriculteur », qui fait partie des priorités données par la loi aux Safer.
Le problème dépasse largement les Bouillons. Les commissaires du gouvernement assurent aujourd’hui à la Safer une représentation de façade, et les élus des collectivités locales sont soit complices, soit promenés. Lorsque les Safer ont été créées, la tutelle de l’Etat passait notamment par l’intermédiaire du Crédit agricole, qui était alors nationalisé. Sa privatisation n’a pas remis en cause sa présence insistante à la Safer, en Conseil d’administration et en comité technique. Aujourd’hui, c’est donc la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) et le Crédit agricole qui contrôlent le devenir des terres agricoles. Ne serait-il pas temps de réformer cet archaïsme ?
Marché aux jardins de Repainville – Photo : Sigrid Daune
Mr M : Vous organisez un rassemblement le mardi 22 septembre devant la Safer Haute-Normandie à l’occasion d’une réunion extraordinaire de son Conseil d’Administration (CA). Qu’attendez-vous de cette réunion ?
APFB : Ce Conseil d’Administration est important, car le dossier a été géré dans l’opacité la plus totale par la direction de la Safer, qui n’en a pas informé, du moins par les canaux officiels, ses administrateurs. Le président, M. Hyest, a tout réglé sans en rendre compte à personne, y compris la décision de renoncer à la préemption avant l’expiration du délai légal, le 2 septembre. Ce CA se tient à la demande de l’exécutif du Conseil Régional, administrateur de la Safer, qui s’est offusqué de ne pas avoir été informé et consulté sur ce dossier sensible, et avait communiqué par voie de presse son soutien à la préemption.
Nous attendons donc en premier lieu de ce CA la reconstitution précise et sincère des contacts entre la Safer, Immochan et la préfecture dans le traitement du dossier des Bouillons. Immochan a affirmé avoir travaillé ce dossier plusieurs mois en amont avec la Safer, de manière à construire un dossier inattaquable. Si c’est exact, en conseillant une partie dans le but de se désaisir de ses compétences, elle est clairement sortie de ses missions. Nous attendons enfin la communication de tous les actes officiels entourant la vente de la ferme des Bouillons.
C’est pour cette raison que nous viendrons devant la Safer munis de lampes de toutes sortes. Nous les remettrons au président de la Safer, afin de l’aider à faire toute la lumière sur cette affaire.
Mr M : Quand on retrace l’historique de l’occupation de la ferme, les activités développées, le maraîchage et le marché mis en place, les conférences et festivals organisés, jusqu’à l’expulsion soudaine et le refus de la Safer d’étudier votre projet de reprise, il nous vient forcément une question : quel fut le rôle de la FNSEA, d’après-vous, dans cette affaire ?
APFB : Leur rôle exact est difficile à déterminer, car entre la famille Mulliez – probablement décidée à laver les affronts et les pertes que nous leur avons fait subir – et l’Etat – qui nous cataloguait au nombre des « ZAD » chères à Manuel Valls – les acteurs de poids ne manquent pas dans le dossier. Ajoutez-y la haute-bourgeoisie des plateaux de Rouen, bien représentée par la maire LR de Mont-Saint-Aignan, Mme Flavigny, est le tableau est complet : les Pinçon-Charlot se régaleraient.
La Safer a-t-elle activement contribué à l’élaboration du scénario d’expulsion, ou a-t-elle agi sur ordre, nous l’ignorons. La même remarque vaut d’ailleurs pour la préfecture. Active ou pas, la FNSEA était toutefois positionnée au centre du jeu, et le soutien affiché de toutes ses composantes – Chambre d’agriculture, Jeunes Agriculteurs etc. – au projet caricatural de Baptiste Mégard montre bien qu’ils avaient le dossier dans le collimateur.
La FNSEA est un syndicat agressif et autoritaire, qui ne supporte pas la controverse. Être estampillé écolo est pire à leurs yeux qu’être fonctionnaire de la DDTM. Le monde agroalimentaire vit sur une montagne d’argent public et refuse que la décision des politiques à mener soit ouverte au débat. Ingrats, ils n’hésitent pas à dégrader ou détruire des équipements collectifs lors de leurs sorties syndicales. Forcément, ils ne doivent pas voir d’un bon œil les conférences que nous organisons régulièrement sur l’agriculture et l’alimentation, ils n’y ont pas le beau rôle.
A titre personnel, je ne peux m’empêcher de faire la comparaison avec l’évacuation de Sivens, où on a vu des milices d’agriculteurs de la FNSEA rabattus de plusieurs départements organiser le blocus de la ZAD (Zone à Défendre) sans que les gendarmes présents n’interviennent. Ici, en Seine-Maritime, on fait les choses plus proprement, mais dans le même objectif.
Il est significatif que M. Hyest ait refusé de nous rencontrer – et donc d’entendre exposés notre démarche et notre projet – et ne parle de nous que comme des « squatteurs ». Des types avec des raisonnements aussi binaires ne peuvent pas comprendre la richesse et la générosité du projet des Bouillons.
Mr M : Vous étiez à la fête de l’Humanité : quelles impressions ? Le public connaissait-il la ferme ? Plus largement l’agroécologie était elle représentée dans les stands et les débats ?
APFB : C’est une belle fête, toujours très militante donc on y a forcément de bonnes conversations et de bonnes rigolades. Pour parler politique avec les passants, ça m’a paru plus simple le dimanche, les gens prennent plus le temps. L’histoire des Bouillons n’est pas très connue au-delà de Rouen, on le sait, mais c’est justement ça qui était intéressant : alpaguer les gens et partager notre histoire avec ceux que ça intéresse.
Pour l’agroécologie, il faudra encore attendre. En premier lieu ça reste une fête du « consommable », et ça n’incite pas une certaine partie du public à avoir un comportement responsable. Je n’ai pas vu de stand consacré à l’agriculture, mais j’ai assisté à un bon débat sur la crise de l’élevage avec Laurent Pinatel, le porte-parole de la Conf’.
Cela dit, je pense que sur les questions d’environnement, les mentalités commencent à bouger chez les communistes. On a eu des discussions avec les camarades qui tenaient le stand «Normandie », sur lequel on était invités. Des types de l’agglomération de Rouen, des quinquas de l’industrie, qu’on ne connaissait pas. Ils nous ont observé faire notre boulot, puis on a causé, le dimanche soir, à la fermeture, autour d’une andouillette et d’une bouteille de calva. On s’est gentiment vannés, mais je les ai trouvés dans l’ensemble lucides sur l’impasse dans laquelle nous mettent nos modes de production.
Mr M : Quelle est votre vision sur la crise agricole actuelle ? Pensez vous que les autorités et la FNSEA réussiront à freiner dans cette folle course aux rendements, à l’export, à la compétitivité… avant qu’il ne soit trop tard ?
APFB : La crise actuelle est une crise de l’élevage. C’est la FNSEA qui en est responsable, et elle n’entend pas dévier de son modèle. En ménageant bien sûr la chèvre et le choux auprès de ses adhérents, la FNSEA roule essentiellement pour les exploitations en grande culture, principales bénéficiaires de la PAC. Elle prône la concentration des élevages, et donc la poursuite de la disparition des éleveurs : pourquoi manifestent-ils donc ?
On pourrait regretter qu’un gouvernement de gauche accompagne avec autant de complaisance les menées d’une bande d’agriculteurs en costumes, mais ce serait oublier qu’il y a belle lurette que c’est la FNSEA qui fait la politique agricole, et que son pouvoir de nuisance est gigantesque… à hauteur de son impunité.
La FNSEA ne freinera pas d’elle-même. Si les éleveurs commençaient par la quitter et manifester contre sa direction, ils mettraient déjà fin à une situation absurde et mortifère sur le plan politique. Mais pour pouvoir envisager une réorientation ambitieuse de notre modèle agricole, il faudrait que la société reprenne le pouvoir qu’elle a délégué au cartel de l’agriculture, des coopératives, de l’assurance et du crédit. Cela supposerait une volonté politique telle qu’on n’en a pas vue depuis longtemps.
Mr M : Dans un mois se tiendra la COP21 à Paris. En attendez-vous quelque chose ?
APFB : A part la perspective de tisser de nouvelles solidarités, pas grand-chose, malheureusement. Les véritables décisions à prendre seraient beaucoup trop radicales pour qu’on puisse raisonnablement espérer quoi que ce soit de nos représentants.
Mr M : Merci et bon courage pour la suite !
Source : http://www.lafermedesbouillons.fr/
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