Le monde entier a aujourd’hui les yeux rivés sur le soulèvement populaire du Chili qui, de la même manière que les nombreuses révoltes qui ont récemment émergé de part et d’autre du monde, trouve sa source dans le gouffre grandissant des inégalités socio-économiques. Tandis que des mobilisations sans précédent secouent le pays depuis le mois d’octobre, la répression s’accentue et la liste des victimes ne cesse de s’allonger. Deux décès suspects de femmes chiliennes impliquées dans les mobilisations, Albertina Martínez Burgos et Daniela Carrasco, ont rapidement provoqué une déferlante de réactions sur les réseaux sociaux. Des conclusions parfois hâtives qui s’inscrivent néanmoins dans un contexte de violences policières multiples. Le point nuancé sur la situation.

Photographie d’entête : Frente Fotográfico

Artiste de rue de 36 ans, Daniela Carrasco était une des figures emblématiques de la révolte chilienne. Déguisée en clown lors des manifestations, sa mort a suscité beaucoup d’émotion et son cas est aujourd’hui fréquemment utilisé dans le but de dénoncer les abus de la police sur les manifestants, plus particulièrement les femmes. Selon une information largement partagée sur les réseaux sociaux et relayée par les médias, elle aurait été aperçue vivante pour la dernière fois le 19 octobre 2019 alors qu’elle se faisait arrêter par les forces de l’ordre chiliennes lors d’une manifestation à Santiago. Elle a été retrouvée pendue à une grille le lendemain. Le collectif « Ni Una Menos » (« Pas une de moins »), destiné à combattre la violence machiste, affirme que l’artiste de rue « a été violée, torturée, pendue et exposée comme un trophée » afin de servir « d’avertissement à tous les autres ». En France, un hommage lui a été rendu durant la marche pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles initiée par le collectif féministe #NousToutes, le 23 novembre.

 

Cependant, précisons que bien que celle-ci ne soit pas exclue, l’hypothèse de l’assassinat sauvage de la mime par les forces de l’ordre n’a jamais été confirmée. Le 22 novembre 2019, l’Abofem – un collectif d’avocates féministes chiliennes – a dénoncé un emportement et une propagation de fausses informations, rappelant que « l’enquête visant à clarifier les circonstances du décès de Daniela est toujours en cours et que les dossiers qui ont été traités jusqu’à présent indiquent qu’elle avait laissé une lettre expliquant les raisons d’un suicide éventuel et qu’aucun signe ou preuve évidente de torture ou d’agression sexuelle n’a été trouvé. » Sur le terrain, c’est la confusion qui règne.

https://www.facebook.com/AbofemCL/posts/428855927795276
Il faut également ajouter que cette photo partagée en masse sur les réseaux sociaux n’est pas celle de la mime Carrasco mais celle d’une femme qui a souhaité lui rendre hommage. Difficile de démêler le vrai du faux dans cette affaire qui baigne dans la confusion. En fin de compte, quelle que soit la réalité qui se cache derrière cet évènement tragique, la mort d’une militante bien-aimée, on peut comprendre que les esprits s’emballent au vu du contexte marqué par une multiplication affolante des exactions commises par les forces de l’ordre chiliennes. Une telle répression a largement de quoi alimenter les suppositions et, plus globalement, la colère collective. Son suicide même, s’il est finalement avéré, est un signe d’un profond malaise qui traverse la société Chilienne, au même titre que le « suicide politique » d’un jeune étudiant français le mois dernier.

https://youtu.be/78_i7INRg38

Un mois après la mort de Daniela Carrasco, c’est un autre décès entouré de mystère qui est mis sous le feu des projecteurs : celui d’Albertina Martínez Burgos. Assistante d’éclairage pour une chaîne de télévision chilienne et photographe indépendante âgée de 38 ans, elle a été poignardée et battue à mort dans son appartement. Son corps a été retrouvé le 21 novembre 2019, son matériel de travail, entre autres, avait disparu. Selon certaines associations et médias chiliens, elle couvrait activement le mouvement social depuis les débuts de celui-ci et travaillait plus particulièrement sur les violences policières à l’encontre des femmes et des journalistes.

Pour une obscure raison, ses proches ont démenti cette implication politique. Agissait-elle en secret ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle était bel et bien présente à la manifestation du 14 novembre, comme le démontrent les images publiées sur ses comptes sociaux. L’organisation Reporters sans frontières a demandé à ce que « la piste professionnelle soit privilégiée dans l’investigation de la police chilienne », ce crime semblant être étroitement lié au travail de la photographe durant la révolte chilienne. Là aussi, il faudra attendre que l’enquête arrive à son terme pour en avoir le cœur net.

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https://www.facebook.com/AlbertinaMarianaMartinezBurgos/posts/10220632379180300

Photos prises par Albertina Martínez Burgos lors de la manifestation du 14 novembre 2019.

La main ensanglantée du gouvernement chilien

Face à une révolte qui ne s’essouffle pas, la répression s’accentue et les victimes s’enchaînent, prises au piège dans une danse macabre perpétrée par le gouvernement chilien. Dans un communiqué de presse datant du 6 décembre 2016, la CIDH (Commission interaméricaine des droits de l’homme) dénonce un « usage excessif de la force » depuis le début des manifestations chiliennes qui ont coûté la vie à 26 personnes (au moins 5 individus morts des suites d’une action directe des forces de l’ordre). Les divers rapports reçus par la CIDH indiquent que « les personnes arrêtées ont été victimes d’actes de violence sexuelle, de torture et de traitements cruels, inhumains et dégradants, entre autre. ». Parmi eux, celui d’Amnesty International, publié le 21 novembre 2019.  « L’intention des forces de l’ordre chiliennes est claire: blesser ceux qui manifestent pour décourager le mouvement de protestation, y compris en arrivant à des extrêmes, en utilisant la torture et la violence sexuelle contre les manifestants. » a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.

La décision du gouvernement chilien de faire appel à l’armée au commencement de la crise sociale a également été vivement critiquée. Pour l’ONG, les répercussions de ce déploiement ont été « catastrophiques ». La réaction de l’Etat chilien ne s’est pas faite attendre et s’est, au début, résumée à un rejet en bloc des accusations d’Amnesty International et témoignages. Le président Sebastián Piñera a toutefois trouvé bon d’admettre qu’il y a bel et bien eu « un recours excessif à la force, des abus ou des délits ont été commis et les droits de tous n’ont pas été respectés » lors d’un discours télévisé.

L’ONGI Human Rights Watch est allée à la rencontre du chef d’Etat chilien le 26 novembre 2019, préconisant la mise en place de réformes spécifiques destinées à prévenir les abus des carabiniers et à consolider la surveillance des forces de l’ordre. Le bilan des violences policières est lourd : selon les chiffres récoltés par l’INDH (Institut national des droits humains), entre le 17 octobre et le 6 décembre 2019, près de 3 500 personnes ont été blessées – 352 ont subi des traumatismes oculaires (dont 21 ont perdu un œil). Près de 1500 signalements de violences ont été enregistrés (dont 192 pour agression sexuelle, 405 pour torture ou autres actes cruels et 787 pour usage excessif de la force lors des gardes à vue) et au total, 685 plaintes ont été déposées par l’INDH au nom des victimes.

Une révolte légitime face à un système creusant les inégalités

Comme dans beaucoup de pays, le mouvement social du Chili est né d’un épiphénomène (dans le cas présent, l’augmentation du prix du ticket de métro) : celui des politiques profondément inégalitaires portées par un modèle économique qui dessert les intérêts de la majorité de la population. Cet héritage de la dictature de Pinochet n’a jamais été remis en cause en 45 ans et a permis notamment de privatiser la majorité des secteurs (dont la santé, l’éducation et les transports). La révolte, initiée par la jeunesse, a rapidement conquis le reste de la population. Les classes moyennes ont répondu sans attendre à l’appel, tout autant victimes d’un système qui les a plongées dans le surendettement et l’instabilité socio-économique. La prospérité du Chili, considéré comme étant le pays le plus économiquement stable d’Amérique latine, ne l’a pourtant pas empêché d’endosser le rôle du pays le plus inégalitaire de la zone OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) comme l’indique le rapport de l’organisation datant du 21 mai 2015. Plus d’un quart de son PIB est détenu par les 1 % les plus riches selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Un paradoxe devenu insoutenable pour la population qui en subit silencieusement les conséquences.

C’est certainement pour cette raison que l’annulation de la hausse du prix du ticket de métro et les « mesures sociales » annoncées par le président Sebastián Piñera n’ont pas empêché le mouvement de se poursuivre et de prendre une ampleur de plus en plus conséquente. Serait-ce là signe d’un peuple aujourd’hui éveillé à un passé auparavant refoulé ? Le cri de ralliement chanté lors des manifestations – « Chile despertó » (le Chili s’est réveillé) – symbolise parfaitement cette prise de conscience collective inédite. Malheureusement, il semblerait de nos jours que la répression baignée de violence soit systématique face à un peuple qui lutte contre les inégalités et les injustices sociales, en particulier lorsque ce sont des politiques libérales qui sont pointées du doigt. Bien entendu, lorsqu’un chef d’Etat – dont la fortune frôle aujourd’hui les 3 milliards de dollars et qui se bat corps et âme pour multiplier et engraisser les secteurs privés – est l’incarnation même d’un système remis en cause par les opprimés, une répression musclée de ces derniers tombe sous le sens.

– Elena M.

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