Après Introspection, son premier film documentaire consacré aux paysages du Mercantour – et à l’intériorité qu’ils permettent d’approcher – le photographe Lionel Prado réalise S’abandonner au sauvage. Cette fois-ci, il s’immerge dans le Grand Nord Canadien. Mais comme pour son précédent court-métrage, il s’agira à nouveau de renouer avec cette part de soi oubliée, dont le manque se fait sentir quand la course effrénée de la modernité nous submerge : la nature. Si ce mot n’a eu de cesse d’être redéfini depuis que l’humain est philosophe, à tel point qu’on s’accorde rarement sur son sens, il continue de sonner comme une évidence dans l’esprit de celui qui lui fait face. Un état particulier dont cette nouvelle épopée se fait la témoin. Découverte. 

Pour réaliser ce film, Lionel Prado a passé trois mois dans le Grand Nord du Canada. Avide de revenir à un essentiel qu’il sent trop loin, il décide de se jeter à corps perdu dans une nature qu’il ne connaît pas et dans des conditions qu’il ne maîtrise pas totalement. A l’opposé des injonctions du quotidien contemporain qui demandent excellence, conformisme et performance permanente.

Pendant 25 jours, il va suivre le cours de l’eau, sur 500km de rivières sauvages dans lesquelles il pourra échouer pour le meilleur. Il y croisera des animaux libres, des paysages spectaculaires, mais surtout le silence et la nuit. Deux surgissements précieux qu’on rencontre peu, pas assez, dans nos environnements majoritairement aménagés, protégés, calibrés. Immersion au sein de cette parenthèse particulière et magique. 

 

La nature sauvage existe-t-elle encore vraiment ? Et devons-nous forcément en profiter ?

Ainsi l’aventurier cinéaste formule-t-il, dans son carnet de bord, l’urgence de son sentiment : « Avant de parcourir le Grand Nord, je ne pouvais imaginer qu’il existait encore des territoires aussi sauvages, vastes et intacts. Des endroits sans aucune présence humaine où seules les traces d’orignaux, d’ours et de loups se dévoilent. Il en reste un souvenir d’une ultime liberté, déconnecté du monde, à vivre des moments de silence autour des feux de camp » . 

Le photographe réalisateur a raison de s’en émerveiller. Aujourd’hui, seuls 3% des écosystèmes mondiaux sont intacts. C’est une infime partie de la planète. Tout le reste, les autres 97%, a été transformé, impacté, infrastructuré, voire exploité jusqu’à destruction, par l’espèce humaine. Pourtant, la place de cette dernière sur Terre n’est pas exclusive. Elle est le fruit, et dépend, d’une cohabitation indépassable.

Aujourd’hui, les minces étendues de nature qui subsistent sont souvent protégées. Parfois à tort, au détriment des populations locales, dans un élan de colonialisme vert. Parfois à raison, intelligemment, autant de notre curiosité, qui éclot trop souvent en appropriation, que de la cupidité pure et simple de l’industrie. Mais une grande partie de ces territoires est encore accessible, même difficilement. D’une manière qu’on ne saurait reprocher à notre condition, ils peuvent ainsi rapidement devenir l’objet de fantasmes survivalistes : un terrain de jeu pour tester ses limites, un décor de cinéma pour voyageurs en mal d’originalité… Le dilemme est grand, comment trouver le bon équilibre ?

 

Les paysages inaltérés doivent nous inciter à remettre en question nos modèles, pas à nous en échapper superficiellement.

En effet, si ces espaces peuvent accueillir quelques courageux, dans le respect de leur équilibre, personne ne souhaiterait pour autant qu’ils soient à nouveau la proie de conquêtes à grande échelle. Et en même temps, comment blâmer chacun de se souhaiter la même liberté, le même privilège, la même joie retrouvée que dans ces splendides images ?

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C’est que le problème ne vient pas de l’envie de tous de tenter l’aventure dans des paysages perdus, bien légitime, mais du manque criant de ces paysages autrefois ordinaires dans notre monde actuel. En cause ? Leur conversion globale en territoires bétonnés et productifs, dont les effets sont pourtant obsolescents… Autrement dit, l’admiration des milieux sauvages et de leur beauté sauvegardée ne doit pas pousser à la normalisation des expéditions et aux privilèges de classes, mais bien interroger plus largement le tarissement de cette accessibilité dans un siècle qui en reconnaît toute l’importance et souhaite renouer avec.

Si S’abandonner au sauvage menace parfois de tomber dans l’écueil d’une nature idéalisée en « ailleurs » divertissant, décoratif, il subsiste dans le film une dimension qui semble toutefois l’en sauver : la nuit et le silence. Loin de tout, près du monde palpitant, paisible et implacable, le défi physique et mental que le réalisateur s’est lancé d’affronter des sillages inconnus n’a finalement plus d’importance. Au cœur de l’expérience, comme du film qui en résulte, une seule chose paraît maintenant compter, que sont cette pénombre et sa musique. L’une et l’autre transpercent l’écran et réduisent au néant toutes les inquiétudes qu’on pourrait avoir sur la mise en scène et son intention, pour nous frapper de leur profondeur. On se rappelle, soudain, combien les deux nous manquent…

 

Réduit à taille humaine, il est plus facile de se rencontrer soi-même.

Photographe, Lionel Prado a su faire bénéficier son film d’une esthétique contemplative bouleversante. Les paysages sont soulignés avec justesse, évidents de relief et de grandeur. Le poids des montagnes, la force des courants, la fragilité du temps, le souffle de la nuit, la teneur du ciel : tout paraît bien là, présent au regard dans toute sa densité. Mais la prouesse cinématographique ne sert pas qu’un défilé d’espaces magnifiques, elle permet de rendre compte de la solitude.

La solitude, voilà ce qu’est également venu chercher l’aventurier. C’est elle qui permet au paysage de résonner en lui, en nous. Elle laisse de la place et du temps à l’infini, pour que l’extérieur s’y fonde dans toute sa grandeur. Face à cette amplitude, nous rétrécissons alors. Et c’est à cette taille, humbles, au bon endroit de notre rôle écosystémique, que nous nous saisissons alors nous-mêmes. Enfin à portée de regard et de compréhension, nous pouvons nous retrouver, nous reconnaître, avec une facilité qui impose un nouveau silence, celui de la certitude.

Dans S’abandonner au sauvage, il y a toutes ces dimensions et d’autres encore qui seront propres à chaque spectateur. Mais il y persiste surtout comme un désir global de partager une émotion que l’auteur sent universelle : l’appel de la nature, essentielle, majestueuse et harmonieuse. Loin des machines, du fracas de la modernité et de son rythme qu’on sent forcé, le film invite à la parenthèse, à l’arrêt, à l’abandon.

Cependant, quelle que soit la manière dont on pense devoir s’offrir ce retour, c’est une épopée qui doit être accompagnée de questionnements plus structurels : sur le système qui nous a emportés loin de cette liberté, sur notre désir de le voir changer pour ne pas revenir d’un tel voyage sans avoir avancé d’un pas, et sur le respect et les limites qu’on doit, cette fois-ci, accorder aux milieux qu’on estime et qu’on souhaite visiter, parfois en s’en privant. Pour ne pas que l’écoute saine de notre besoin de nature soit réduite à un privilège superficiel d’accès à l’unique. Les images rapportées de S’abandonner au sauvage offrent justement cette occasion : le 6 mai à 20h, une projection du film de 30 min, suivie d’une rencontre sur « la place du sauvage dans nos sociétés modernes » est prévue en ligne. A prix libre.

– Sharon H.

S’abandonner au sauvage

Réalisation/Cinématographie/Postproduction
LIONEL PRADO

Musique – ALEX CORTES & HOENIX
Design sonore – LEO DOBOKA
Opérateur Drone – ANTONIN CHARBOUILLOT

Une exploration en collaboration avec ANTONIN CHARBOUILLOT.

Les séquences de nature ont été filmées sans dérangement avec des animaux libres et sauvages. © 2021 MAÏEUTIC STUDIO

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