Les océans abritent plus de 80% de la biodiversité mondiale et jouent un rôle-clé dans la régulation du climat. Aujourd’hui, ces écosystèmes exceptionnels sont gravement menacés. Si la pollution plastique est un fléau bien connu pour les océans, les ravages de la pêche industrielle sont moins médiatisés. Le documentaire Seaspiracy révèle pourtant que notre consommation de poissons est à l’origine de véritables catastrophes humaines et écologiques. Face à ces dérives, l’enquête menée par le réalisateur Ali Tabrizi s’intéresse aussi aux labels de pêche durable, et démontre qu’il s’agit en réalité d’un mythe. Une affirmation démentie par plusieurs organisations qui dénoncent des inexactitudes dans le documentaire. Explications.
En 2014, le documentaire Cowspiracy, de Kip Andersen et Keegan Kuhn, révélait les dessous de l’élevage intensif et son impact catastrophique sur l’environnement. Aujourd’hui, dans la lignée de ce film, le jeune réalisateur Ali Tabrizi, aidé de sa compagne Lucy Tabrizi à la photographie, consacre une enquête à la pêche industrielle. Produit par la même équipe, Seaspiracy s’ouvre sur des chiffres inquiétants qui révèlent les conséquences tout aussi néfastes de cette activité pour notre planète.
La pêche, première menace pour les océans
Chaque minute, ce sont près de cinq millions de poissons qui sont pêchés dans le monde, dont 40% sont des prises dites « accidentelles ». De nombreux cétacés, qui sont encore chassés aujourd’hui dans certains endroits du globe en dépit des traités internationaux qui régulent cette pratique, se retrouvent ainsi dans les filets des pêcheurs. Les autres grands prédateurs marins ne sont pas en reste, avec 30 000 requins mis à mort toutes les heures. Parmi les autres problèmes majeurs liés à la pêche industrielle, le documentaire souligne la destruction souvent sous-estimée des fonds marins induite par le chalutage, qui consiste à lâcher d’immenses filets qui raclent les profondeurs.
Les ravages qui découlent de cette méthode largement répandue seraient, ainsi, bien plus importants que ceux liés à la déforestation en surface. L’industrie halieutique est également le premier contributeur à la pollution plastique des océans : les filets de pêche représentant près de la moitié du continent plastique du Pacifique Nord. Cette menace pour la santé des océans est pourtant peu médiatisée, comparée à d’autres types de pollution comme celle des pailles en plastique, qui ne correspondent en réalité qu’à 0,03% des déchets marins, d’après les chiffres avancés par Seaspiracy.
« Blood shrimp », les crevettes de sang
L’enquête d’Ali Tabrizi l’emmène aux quatre coins du globe, d’une ville côtière japonaise qui s’adonne au massacre des dauphins jusqu’aux îles Féroé, où se pratique encore la chasse à la baleine, en passant par le siège des institutions européennes à Bruxelles. Le cinéaste pose également ses caméras en Thaïlande, pour révéler l’une des faces les plus sombres de l’industrie de la pêche : l’esclavagisme. Pour pallier au manque à gagner induit par la raréfaction des poissons, certains navires de la région n’hésitent pas à recourir au travail forcé.
Introduisant le concept de « crevette de sang », dans la lignée des diamants de sang en Sierra Leone, le documentaire donne la parole à des anciens esclaves qui sont parvenus à s’évader des bateaux dans lesquels ils étaient séquestrés, parfois pendant près de dix ans. Entre maltraitances répétées et meurtres de congénères sous leurs yeux, leurs témoignages sont glaçants… Or si le crime organisé a la mainmise sur ce commerce, les crevettes se retrouvent fréquemment dans des filières classiques, et des consommateurs non-avertis peuvent participer à la poursuite de ces sévices sans le savoir.
La pêche durable, un mythe ?
Ces différentes révélations pourraient amener les citoyens à se tourner vers des produits issus de la pêche durable. Seaspiracy s’intéresse donc à ces initiatives, mais il démontre qu’il ne s’agit en réalité de rien d’autre qu’un mythe. Les critères de durabilité mis en avant par ces labels sont en effet particulièrement flous. Si l’imposture du label MSC avait déjà été révélée au grand jour et se trouve confirmée par le documentaire, il apparaît que Dolphin Safe serait tout aussi trompeur. Censé s’assurer que les méthodes de pêche évitent toute prise accidentelle de dauphins, ce label n’offrirait dans les faits aucune garantie.
Ces affirmations, qui s’appuient pourtant sur des interviews de plusieurs membres des organisations en charge de l’attribution des labels, ont fait fortement réagir après la diffusion du film. La vague de critiques qui s’en est suivie dénonce des propos hors-contexte et des déclarations trompeuses. D’après David Phillips, directeur de l’International Marine Mammal Project, qui attribue le label Dolphin Safe, le film choisit de « déformer grossièrement et de mal caractériser » les objectifs du label. Dans une déclaration au quotidien britannique The Guardian, il insiste sur l’importante diminution de la mortalité des dauphins par les navires de pêche au thon, rendue possible grâce à Dolphin Safe.
Des imprécisions scientifiques ?
Certains experts cités dans Seaspiracy ont également pointé des inexactitudes et des chiffres erronés. En cause notamment, une projection statistique alarmante, issue d’une étude publiée en 2006, selon laquelle l’océan se viderait totalement d’ici l’année 2048 si rien ne change. Plusieurs scientifiques ont exprimé leurs doutes quant à la précision de ce chiffre. Une autre affirmation mise en cause par les critiques est la conclusion du réalisateur, qui déclare que la réduction de la consommation de poissons est indispensable pour préserver les océans.
L’ONG de protection marine Oceana, dont l’une des représentantes affirme face à la caméra qu’il n’y a aucune définition claire de la durabilité, a fermement réagi à ce constat. D’après l’organisation, « choisir de s’abstenir de consommer des produits de la mer n’est pas un choix réaliste pour les centaines de millions de personnes dans le monde qui dépendent de la pêche côtière – dont beaucoup sont également confrontées à la pauvreté, à la faim et à la malnutrition. » Comme le souligne l’ONG, il est en effet évident que la suppression de la consommation de poisson n’est pas une option viable pour les populations qui dépendent de la pêche pour leur survie. Mais ce type de pêche n’est clairement pas celui qui fait l’objet du documentaire, celui-ci dénonçant plutôt les méthodes halieutiques industrielles, menaçant d’ailleurs justement les moyens de subsistance de ces populations en provoquant la raréfaction des poissons près des côtes…
Un message essentiel
En réponse à ces critiques, Ali Tabrizi s’est défendu d’avoir déformé les déclarations des personnes interviewées. Il rappelle par ailleurs s’être basé sur les prises de position de célèbres scientifiques spécialisés dans la conservation des océans, comme la docteure Sylvia Earle et le professeur Callum Roberts, qui exposent clairement l’échec de la pêche dite « durable » dans le film. Ce dernier a d’ailleurs lui aussi réagi, rappelant que le documentaire n’avait pas été réalisé pour sa rigueur scientifique mais pour le message important qu’il véhicule. D’après le professeur Roberts, « l’idée maîtresse du film est que nous causons d’énormes dégâts à l’océan et c’est vrai. (…) Que ce soit en 2048 ou en 2079, la question est de savoir si la trajectoire est dans la mauvaise ou la bonne direction » .
Les océans, qui constituent le plus grand puits de carbone de notre planète, demeurent aujourd’hui notre meilleur allié pour combattre le dérèglement climatique. En plus de l’interdépendance entre les espèces, détaillée dans le film, ce constat a un corollaire direct : l’humanité ne peut survivre si les océans meurent. N’en déplaisent à certaines organisations, et malgré les imprécisions scientifiques du documentaire, sa conclusion semble dès lors difficilement contestable : la réduction drastique de la consommation mondiale de produits de la mer reste la meilleure solution pour préserver les océans. Car si la suppression est effectivement compliquée à mettre en place dans tous les espaces, la réduction reste un horizon pleinement envisageable, en plus de permettre de favoriser un achat, si nécessaire, plus mûrement réfléchi. Comment ? En consacrant un temps, et un budget plus juste, à la revalorisation de circuits-courts transparents, voire sans intermédiaires, qui impliquent de renouer des liens avec une pêche à taille humaine et permettent d’avoir un regard plus éclairé sur les méthodes qui auront directement servi à notre consommation. C’est à ces conditions seulement que ces milieux remarquablement résilients pourront à nouveau fournir tous les services écosystémiques essentiels à la vie sur terre.
Raphaël D.