À peine sorti de ses études, Philippe Boisney s’est lancé dans le développement de CookMinute, une application destinée à aider les gens à mieux s’alimenter. Malgré la réussite de sa plateforme, il regrette qu’aujourd’hui il soit presque impossible de se rémunérer sur internet sans céder aux sirènes de la publicité, des annonces sponsorisées et des partenaires privés. Car sur la toile, les utilisateurs étant devenu eux mêmes les produits, tout est gratuit, en apparence. Sans filtre, il nous expose les problématiques méconnues qui se posent aux indépendants du web qui souhaitent travailler librement et plaide pour une évolution des mentalités face à la gratuité du web.

Mr Mondialisation  : Bonjour Philippe, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? 

Philippe Boisney : Bonjour ! Je m’appelle Philippe Boisney, j’ai 25 ans et je suis le fondateur de CookMinute, une application mobile qui tente d’aider les personnes à mieux manger au quotidien, le plus simplement et rapidement possible. Cela fait maintenant deux ans que je travaille seul sur ce projet passionnant, que j’ai débuté de manière inattendue à la fin de mon parcours scolaire.

Je ne me prédestinais pas du tout à l’entrepreneuriat, embrassant plutôt une carrière toute tracée dans les réseaux de télécommunications et forgée par 5 années d’études en d’alternance. Cependant, l’appel soudain de l’indépendance professionnelle a été plus forte, et c’est ainsi que j’ai franchi le pas.

Mr M : Vous avez développé une application qui a pour objectif d’aider les utilisateurs à se nourrir sainement. Pouvez-vous expliquer ? 

P. B. : Il y a quelques années, je mangeais vraiment n’importe comment : plats cuisinés/ surgelés, aliments sur-transformés, fast-food et quasiment aucun fruit/légume. Je ne faisais absolument pas attention à ma manière de m’alimenter. Et je n’étais pas le seul dans ce cas. Faute d’outils et de connaissances, nous n’arrivions pas à intégrer plus de cuisine saine dans notre vie.

C’est ainsi que l’idée de l’application CookMinute est née avec pour principe majeur de vous aider à mieux manger au quotidien, le plus simplement possible. Mon objectif est de vous redonner goût à une cuisine simple et saine, à base d’ingrédients de saison et accessibles, en vous proposant des recettes courtes (3 étapes max de moins de 140 caractères), inratables et délicieuses.

J’essaie également de vous mettre en relation avec des circuits-courts proches de chez vous, ainsi que de vous sensibiliser aux enjeux et problématiques de l’alimentation d’aujourd’hui, en calculant automatiquement l’empreinte carbone de chacune des recettes que vous vous planifiez, et en vous donnant des conseils utiles sur la manière dont vous vous alimentez.

Mr M : Se faire une place sur le web, est-ce si facile ?

P.B. : Il est aujourd’hui très compliqué, pour tout nouveau projet, quel qu’il soit, de se faire connaître sur internet, et de toucher ainsi son public final. Il est quasiment impossible d’exister, surtout au début, sans acheter de la publicité chez une régie publicitaire comme Google, Apple ou encore Facebook. Il faut ainsi prévoir un budget assez conséquent à cet investissement très linéaire : plus vous investissez, plus votre nombre d’utilisateurs augmente. À vous ensuite de créer un produit assez intéressant pour les faire rester.

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Les indépendants sont très touchés par ce phénomène et peinent à promouvoir leurs projets, faute de moyens. Cependant, pour être visible, notamment sur les App Stores, il faut générer du trafic constant, c’est la règle.

Mr M : Pour vous rémunérer et vivre vous êtes donc confronté à une réelle problématique !  Celle de nombreux créateurs sur internet aujourd’hui.

P. B. Oui, en effet, d’autant que le développement de ce programme me demande beaucoup de temps et de compétences. Malgré tout, à ce jour, je me verse la moitié d’un SMIC, pour 60h de travail par semaine, et ce depuis maintenant plus de 2 ans. Pourtant, mon application fonctionne : on pourrait croire qu’avec 20 000 utilisateurs réguliers sur CookMinute, je m’en sortirais plutôt bien, mais c’est loin d’être le cas. La plupart des utilisateurs ont encore du mal à payer pour une application mobile, même s’ils s’en servent très régulièrement. Créer des recettes, prendre des photos, développer les applications mobiles (Android et iOS) en natif utilisant des technologies poussées, l’architecture backend (serveur et APIs), etc… tout cela demande beaucoup de temps, trop de temps pour une seule personne.

Pourquoi ma rémunération est-elle si peu élevée ? Le problème réside dans l’omniprésence du modèle économique du « TOUT GRATUIT ». Le monde du numérique a tellement habitué ses utilisateurs à ce mode de consommation qu’il est très dificile de proposer un service payant (même très peu cher), surtout lorsqu’on est un indépendant. D’autant que le niveau d’exigence est très haut, à la hauteur des autres projets titanesques comme Facebook, Google, etc…

Mr M : Pour les utilisateurs, quel est le revers de cette gratuité ?

P. B : C’est simple : si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. Vraiment.

Cette logique ne choque absolument pas une grande majorité du monde entrepreneurial, bien au contraire. Pour faire de l’argent, l’éthique n’est que très peu présente. Et en même temps, il faut bien rembourser l’argent investi dans ces projets aux coûts exorbitants ! (Une app mobile coute entre 30 000 et 300 000 euros selon les besoins). Publicités ultra-intrusives (car plus rentables), commercialisation des données utilisateurs, placement de produits sponsorisés, etc… jusqu’où ira t-on pour consommer gratuitement ? Allons-nous dans un futur proche visionner une publicité de 30 secondes pour acheter une baguette de pain ?

Pourtant, je m’interroge : l’entrepreneur web ne devrait-il pas au contraire être le garant d’une certaine éthique en faisant cesser ce genre de modèle économique ?

Mr M : A contrario vous avez décidé de conserver votre indépendance pour que votre projet garde tout son sens…

Tout à fait. Avec CookMinute, je propose un abonnement d’un an à 9,99€. En retirant la commission obligatoire des stores de 30%, la TVA européenne, ainsi que les impôts, je touche réellement moins de 3€, par an et par utilisateur Premium.

Dans ma logique entrepreneurial, si vous aimez un produit, vous l’achetez, comme vous pouvez le faire dans le monde plus matériel. Je pourrais multiplier mes revenus par 10 très facilement, notamment car dans mon domaine, la publicité intrusive est devenue la norme et le placement de produits le Saint Graal. Mais je ne le fais pas par principe.

Vous l’avez d’ailleurs sans doute remarqué. Que penseriez-vous d’avoir des recettes sponsorisées par des industriels sur mon application destinée à une alimentation saine ? Un gâteau au Nutella®, une soupe Knorr®, une tartine VacheQuiRit®, etc… Non merci, vraiment. C’est pourtant la logique qui domine le marché des applications « gratuites » aujourd’hui.

Je souhaite aider les gens à mieux manger, et non rémunérer encore plus des entreprises comme celles-ci sur le dos de mes utilisateurs. Je ne pense pas à mes propres intérêts en premier, même si c’est dur financièrement parlant. Je souhaite laisser un monde à mes enfants meilleur, où les acteurs du web arriveront à vivre dignement en proposant du contenu de qualité, sans se prostituer derrière de la publicité ou accepter de promouvoir des produits sponsorisés pour quelques euros de plus. Je lutte depuis maintenant 2 ans pour proposer un contenu de qualité à mes utilisateurs, malgré la difficulté financière et le stress que cela induit dans ma vie personnelle. J’ai toujours un peu de mal à supporter les commentaires utilisateurs à 1 étoile « PK c pas gratuit ???? » ou qui m’invitent à me prostituer si je veux me faire plus d’argent.

Récemment, au regard des technologies sur lesquelles CookMinute évolue, Facebook m’a proposé un job sur Londres, extrêmement bien payé et techniquement ultra intéressant. J’ai eu beaucoup de mal à refuser, vraiment. Cependant, je pense faire plus de bien dans ce monde à travers CookMinute, qu’à travers ce genre d’entreprise. L’argent ne fait pas tout !

Ma principale récompense réside dans tous les messages de soutien et de contentement d’utilisateurs ravis de mieux manger au quotidien. Cela m’aide vraiment à rester concentrer sur mon objectif premier et à améliorer le projet un maximum.

Mr M : Que manque-t-il, selon vous, pour que les créateurs du web puissent travailler librement, sans partenaires privés, tout en se rémunérant dignement ? 

P.B. : Une prise de conscience générale. Comme dans beaucoup trop de domaines aujourd’hui touchés par ce phénomène de consommation de masse, où l’on veut du tout gratuit, du tout pas cher, tout en exigeant de la qualité.

Que ce soit des journalistes indépendants, des youtubers, des blogueurs, des développeurs, etc… notre travail n’est malheureusement pas assez reconnu et surtout peu compris. Aujourd’hui, les contenus vides de sens mais « putaclics » (vous m’excuserez le terme), sont extrêmement plus rentables que ceux de qualité. Comment en sommes nous arrivés là ?

Heureusement, je remarque un changement positif auprès d’un nombre croissant de personnes, éveillées et instruites, qui tentent de faire changer les choses à leur niveau. Je suis persuadé que notre manière de consommer du contenu numérique évoluera, positivement. Il faudrait consommer Internet comme un bon vin, en appréciant chacune des gorgées tout en soutenant les petits producteurs.


Source : Propos recueillis par l’équipe de Mr Mondialisation / cookminute.com

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