À travers 40 témoignages de travailleurs belges, le livre « Travailler aujourd’hui« , écrit par Nicolas Latteur*, offre la parole à ceux qui sont habituellement réduits au silence. Dans cet ouvrage, le mot est donné à une très grande diversité de salarié.e.s, toutes et tous dans des situations différentes, mais le lecteur est rapidement marqué par la similitude de leurs propos. Dans presque chaque cas, les employé.e.s dénoncent leurs conditions de travail et interrogent le sens et le but de leurs tâches.
« Des salariés qui après leur pause de nuit poursuivent d’autres activités complémentaires pour nouer les deux bouts. Des banquiers malades de vendre des produits dont ils connaissent les défauts et amenés à frauder avec leur propre éthique. […] Une logique d’individualisation qui tend à appauvrir toute la dimension collective et collaborative du travail […] Une entreprise qui pousse ses salariés à la démission ». Comme un sentiment que quelque chose ne tourne pas rond dans le monde du travail ?
Pourtant, les abus et violences dénoncés dans le livre de Nicolas Latteur restent trop souvent invisibles et la parole des salarié.e.s peu écoutée, estime-t-il. « Travailler aujourd’hui », fruit d’un important travail de terrain mené sur plusieurs années, permet de « réaliser l’écart important entre ce qui disent les salariés et ce qu’on lit dans les médias habituellement ».
Le monde du travail contemporain est « éclaté »
Des salarié.e.s interrogés par Nicolas Latteur, tous, sans exception, expriment leur mal-être vis-à-vis de leur employeur et pointent les conditions dans lesquels ils sont obligés de travailler et qui causent fatigue, atteintes psychiques ou encore enfermement social. Rapidement, le lecteur s’interroge : comment se fait-il que le corps salarial soit aussi éclaté, que les mouvements collectifs et syndicaux aient de plus en plus de difficultés à se faire entendre, si les salariés souffrent tous des mêmes maux ? Il existe comme un paradoxe contemporain qui divise les travailleurs en dépit d’un malêtre assez commun.
« On nous demandait d’évaluer des collègues […] Ils nous poussaient à la compétition »
À cette question, l’auteur nous propose certains éléments de réponse. « Le mode de production capitaliste contemporain provoque un éclatement du salariat », ce qui rend plus difficile les formes d’actions collectives. « Aujourd’hui, tout l’enjeu, est de reconstituer de manière collective les maillons de ces chaînes productives », avance-t-il.
Mais d’autres facteurs, relatés par les salarié.e.s eux-mêmes, sont également à prendre en compte. De plus en plus, les employés sont mis en compétition entre eux dans de nombreuses entreprises. Dans une logique de résultat, leur efficacité est comparée. De plus, comme le relèvent certains, les employeurs ont de plus en plus recours aux évaluations chiffrées, ce qui installe un climat de tension entre les salarié.e.s, d’autant qu’ils sont parfois amenés à dénoncer leurs propres collègues. Difficile de s’organiser dans ces conditions. Ces procédés « brisent les formes de solidarité qu’on aurait pu avoir par ailleurs », estime Nicolas Latteur.
Difficile résistance
Mais alors que les « travailleurs indépendants » font désormais la une des journaux, ces problématiques ne sont elles pas déjà dépassées ? Nicolas Latteur analyse pour sa part que « l’ubérisation représente la destruction de ce que les salariés ont pu constituer à l’intérieur du rapport salarial ». À l’exception que celui-ci est nouveau, donc médiatisable. « Ces travailleurs sont engagés dans une même activité et ultra-subordonnés, pourtant leur travail n’est pas encadré par le droit social », précise t-il. On peut donc analyser l’ubérisation comme « un projet de destruction de droit social, puisque l’individu devient garant de ses propres droits, ce qui est une aberration et une contradiction par définition », mais une aubaine pour ceux qui sauront profiter de cette manne de travail peu contraignante.
Ne pas pouvoir définir ni la forme ni le fond de mon travail, cela me fait vraiment peur
Néanmoins, certaines tendances suggèrent que les travailleurs prennent doucement conscience de leur situation. On constate que même dans les secteurs ubérisés « il y a des formes de syndicalisation qui apparaissent » en réaction. Ailleurs, chez les employés, on observe également l’émergence de nouvelles formes « d’auto-organisation », parfois en dehors des syndicats traditionnels, qui traduisent la volonté des salarié.e.s de se mobiliser collectivement. Ailleurs, c’est la structure même de l’entreprise qui s’adapte aux logiques collectives, comme les coopératives au fonctionnement plus démocratique ou les acteurs de l’économie solidaire.
Le retour du « Pourquoi ? »
De surcroît, les salarié.e.s interrogent régulièrement le sens de leurs emplois. « Quand cela leur est possible, les personnes redéfinissent les finalités de leur travail », note Nicolas Latteur, ce qui suggère qu’ils y vivent un engagement politique plus ou moins conscient (au sens citoyen). L’auteur prend comme exemple celui d’un ingénieur agro-alimentaire, « qui ne veut pas faire n’importe quoi » ou de l’infirmier qui souhaite faire primer ses valeurs éthiques sur les logiques économiques du service dans lequel il est employé. Ils sont partout et invisibles à la fois. Ils questionnent le but de leur existence, donc de la force de travail qu’ils offrent. Néanmoins, d’après de nombreux témoignages du livre, les salariés sont parfois contraints à des pratiques qui leurs semblent peu morales, mais qui leurs sont dictées pour des raisons de rentabilité économique, acceptées pour des raisons de survie.
Malgré les multiples alertes sur la situation des salariés, le chemin semble encore long. « Aujourd’hui il est risqué de prendre la parole sur le travail et certains payent personnellement leur engagement syndical ». Par ailleurs « de nombreux dispositifs conduisent à la précarisation des travailleurs, comme le marché du travail et l’individualisation ». Comment sortir alors du travail aliéné ?
« Travailler aujourd’hui » est publié aux Editions du Cerisier. Il est disponible en librairie pour 23 euros.
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Source : Propos recueillis par Mr Mondialisation
*Nicolas Latteur est né en 1972. Sociologue, formateur au CEPAG (Centre d’éducation populaire André Genot), il développe une approche qui se nourrit de nombreuses rencontres avec des salariés de différents secteurs d’activité, des dynamiques développées par les mouvements d’éducation populaire et de recherches sur l’analyse critique du capitalisme, notamment celle développée par Marx. Il est également l’auteur de Le Travail, une question politique (Aden, 2013) et de La gauche en mal de la gauche (De Boeck, 2000).