Vous est-il déjà arrivé de ressentir une profonde tristesse, voire de la détresse psychique, en observant le monde autour de vous se dégrader ? Peut-être alors que vous souffrez de « solastalgie ». Alice Desbiolles*, médecin de santé publique spécialisée en santé environnementale, nous explique de quoi il s’agit. Interview.
Mr Mondialisation : Bonjour Mme Desbiolles et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Sans transition, comment l’environnement influe-t-il sur notre santé ?
Alice Desbiolles : L’environnement, au sens large, impacte notre santé de plusieurs façons.
Il existe des facteurs de risque environnementaux « naturels » comme les UV du soleil, qui sont responsables de nombreux cancers de la peau (les mélanomes notamment) ou encore les pollens qui peuvent causer des allergies. Le radon, qui est un gaz radioactif que l’on retrouve dans les roches granitiques et qui est sans danger à l’air libre, peut être responsable de cancers du poumon s’il est présent en trop grande concentration dans un bâtiment non aéré.
En parallèle de ces facteurs de risques environnementaux « naturels », se trouvent des facteurs de risques environnementaux « anthropiques », donc en lien avec les activités humaines. On parle des pollutions, au sens large, qui peuvent également avoir un effet sur la santé.
Les particules fines émises par les moteurs diesel sont un facteur de risque de cancer du poumon, d’asthme ou d’infarctus. Les perturbateurs endocriniens, dont je parle dans mes vidéos, et que l’on retrouve dans de nombreux objets en plastique ou jetables, sont également fortement suspectés d’avoir des effets sur la santé, tels que des troubles de la reproduction, la puberté précoce, voire l’obésité. Les pesticides peuvent également être tenus pour responsables de la maladie de Parkinson et du lymphome malin non hodgkinien (cancer du sang) chez les agriculteurs ayant utilisés ces produits pendant au moins 10 ans. D’ailleurs, ces deux maladies sont désormais reconnues comme des maladies professionnelles pour les agriculteurs.
Enfin, le réchauffement climatique, qui est essentiellement d’origine anthropique, a et aura de nombreuses conséquences sur la santé et le bien-être des populations. Parmi ces conséquences, figurent notamment l’augmentation du rayonnement ultraviolet, les épisodes de canicules, l’augmentation des concentrations dans l’air des pollens (comme l’ambroisie, qui pourrait quadrupler d’ici 2050), l’apparition de conditions climatiques favorisant l’extension des vecteurs de maladies tropicales (comme les moustiques, vecteurs de la dengue, du paludisme ou du chikungunya), sans compter les troubles psychiatriques liés à l’ensemble de ces changements environnementaux.
Mr Mondialisation : Observe-t-on une augmentation des maladies qui ont pour cause la dégradation de notre environnement ?
Alice Desbiolles : Oui. Depuis les années 60 et l’avènement de l’ère pétrochimique, les cancers, les maladies auto-immunes, les maladies cardiovasculaires, l’obésité, le diabète ne cessent d’augmenter. D’après une étude récente, les maladies engendrées par toutes les formes de pollution, à commencer par celle de l’air, ont entraîné neuf millions de décès dans le monde en 2015. La pollution cause ainsi beaucoup plus de morts que le tabac (7,0 millions), l’obésité (4,0 millions), l’alcool (2,3 millions), ou les accidents de la route (1,4 million).
La pollution est également responsable de trois fois plus de décès que le sida, la tuberculose et le paludisme réunis, et près de quinze fois plus de morts que la guerre et toutes les formes de violence. Seuls les facteurs de risque alimentaires (12,1 millions de décès) et l’hypertension (10,7 millions) causent pour le moment plus de morts que la pollution.
La solastalgie affecte les individus conscients qu’ « il n y a pas de planète B »
Mr Mondialisation : Vous avez récemment publié une tribune libre dans La Croix à propos de « la souffrance psychique qu’un individu peut ressentir face à la destruction lente, mais chronique des éléments familiers de son environnement ». En quoi consiste exactement ce sentiment appelé « Solastalgie » ?
Alice Desbiolles : La solastalgie est un néologisme qui vient du terme anglais « solace » qui signifie « réconfort » et d’« algie » qui signifie « douleur ». Ce concept a été développé en 2007 par Glenn Albrecht – philosophe australien de l’environnement – dans son article « Solastalgia: The Distress Caused by Environmental Change » ou « Solastalgie : la détresse causée par le changement de l’environnement ».
Ainsi, si vous avez déjà ressenti de la tristesse en pensant aux animaux marins qui meurent étouffés par les déchets plastiques, si vous vous sentez inquiets face à des étés de plus en plus caniculaires, ou si vous hésitez à faire des enfants à cause de la destruction de la planète, c’est que vous souffrez peut-être de solastalgie.
La solastalgie est polymorphe : elle peut prendre de nombreuses formes cliniques (de l’insomnie à l’angoisse, voire à la dépression) et avoir des origines variées selon les sujets qui touchent les individus. L’éventail des symptômes est au moins aussi large que celui des causes. La solastalgie affecte les individus conscients qu’ « il n y a pas de planète B », pour reprendre un slogan popularisé lors des marches pour le climat. Cette absence d’alternative peut se traduire par une souffrance morale, qui ressemble à s’y méprendre à la nostalgie ou à la mélancolie qu’un individu ressent en quittant le foyer aimé.
Mr Mondialisation : Un mal du pays, en quelque sorte…
Alice Desbiolles : Exactement. A ceci près que pour le mal de pays, c’est l’individu qui est parti en laissant derrière lui ses habitudes et ses repères, qui lui manquent. Il peut ressentir un vague à l’âme, teinté d’une certaine douceur, en pensant à ce qu’il a laissé derrière lui. Ce n’est pas forcément un sentiment négatif, car, si quelque chose nous manque, c’est que nous l’aimons : les Allemands parlent également de « Sehnsucht », un terme sans équivalent dans notre langue. Dans le cas de la solastalgie, l’individu reste chez lui et assiste à l’altération ou à la disparition de son environnement familier, ce qui provoque un sentiment d’impuissance, de perte de sens. En quelque sorte, le mal du pays, c’est le pays que l’on quitte ; tandis que la solastalgie, c’est le pays qui nous quitte.
Mr Mondialisation : Que dit la solastalgie de notre rapport à notre environnement immédiat ?
Alice Desbiolles : À mon sens, la solastalgie traduit la perte de l’espoir d’un monde meilleur. Pour autant, la solastalgie n’est pas qu’une nostalgie du passé. C’est également une angoisse existentielle face à la détérioration et à la destruction irréversible de notre environnement immédiat et des êtres vivants qui l’habitent.
La solastalgie est également l’expression d’un double décalage, qui met en souffrance les individus concernés. Je m’explique :
D’abord, le décalage de l’individu par rapport à « l’ordre du monde », à la société de consommation et à la majorité de ses concitoyens, qui continuent d’agir, de polluer et de consommer comme si de rien n’était. Cette prise de conscience engendre souvent un sentiment de solitude, d’incompréhension, voire de colère chez les personnes concernées.
Le second décalage implique les individus pris dans un quotidien urbain, un environnement pollué, avec potentiellement un emploi dépourvu de sens. Ils ont conscience que ce mode de vie n’est plus soutenable, or ils continuent à vivre à l’opposé de leur aspiration à une vie plus simple et plus résiliente. Pour de nombreuses raisons, il leur est difficile de franchir le pas et de rompre avec leur environnement familier. Ils continuent, un peu malgré eux, à vivre comme si de rien n’était, avec, peut-être au fond, l’espoir que les choses resteront telles qu’elles sont. Mais ce déchirement qui s’opère entre leur conscience et leur quotidien les met en souffrance.
Mr Mondialisation : Avez-vous déjà rencontré des personnes souffrantes de ce syndrome pendant votre parcours professionnel ?
Alice Desbiolles : N’étant ni psychiatre ni psychologue, je ne suis pas amenée à recevoir des patients qui souffrent potentiellement de ce trouble. D’ailleurs, il s’agit d’une souffrance morale très peu (re)connue, notamment des professionnels de santé et il est encore difficile de savoir combien de nos contemporains sont concernés.
À titre personnel, je connais néanmoins des personnes qui se reconnaissent dans cette notion de solastalgie, dont les symptômes peuvent être multiples et variés : insomnies, anxiété, angoisse, tristesse, anorexie ou dépression.
Mr Mondialisation : Peut-on, selon vous, lutter contre ce sentiment sans pour autant abandonner ses engagements (et sa lucidité) ?
Alice Desbiolles : Oui, et heureusement ! Il faut essayer de ne pas se laisser déborder par l’angoisse et éviter de ruminer des pensées sombres, car cela ne changera rien à la situation, au contraire. Le meilleur moyen pour prévenir la solastalgie est d’occuper son esprit, notamment en passant à l’action.
Au quotidien, nous pouvons essayer de consommer différemment : réduire notre quantité de déchets, manger moins de produits d’origine animale (viande, poissons, oeufs, produits laitiers) et privilégier les aliments d’origine végétale, idéalement locaux, et bio afin de limiter l’usage des pesticides. Réduire nos déplacements – surtout en avion – est aussi une pierre apportée à l’édifice.
Aller marcher pour le climat ou s’engager dans une association à vocation écologique permet de rencontrer des personnes partageant les mêmes préoccupations et peut ainsi contribuer à apaiser son esprit.
Je pense qu’il faut également faire attention à notre usage des réseaux sociaux, notamment Facebook. En effet, leurs algorithmes ont tendance à nous enfermer dans un courant de pensée en ne nous proposant que des posts qui correspondent à nos préférences et donc à ce que nous pensons déjà. Il est important, pour éviter un phénomène de débordement ou de saturation de notre esprit, de varier les sources d’informations et les nouvelles que nous lisons.
Mr Mondialisation : Dans le même ordre d’idée, face au risque de déclin de notre civilisation, la peur de l’avenir se développe parmi les personnes sensibilisées. Certains décident de ne pas avoir d’enfants par exemple. En dépit de votre conscience de la situation globale présente, vous avez un garçon de 9 mois. Était-ce une décision difficile à prendre ?
Alice Desbiolles : Je ne saurais expliquer la raison pour laquelle j’ai quand même décidé de franchir le pas. En dépit des faits scientifiques, je ne peux m’empêcher de me dire que tout n’est pas encore perdu ! Je n’ai pas totalement fait le deuil de la fin de la vie sur terre. Mon fils est donc à la fois la source d’une joie immense et d’une inquiétude tout aussi grande au regard de l’avenir potentiellement compromis qui lui est réservé si rien ne change.
Sa venue a cependant décuplé mon énergie et ma motivation à faire ma part pour inverser la tendance du changement climatique : pour lui, pour son futur, je m’investis chaque jour davantage.
Alice Desbiolles est médecin de santé publique spécialisée en santé environnementale. Elle anime la page Facebook Le stétho d’Alice où elle traite de ces enjeux.
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Propos recueillis par Mr Mondialisation