En souhaitant renvoyer en Afrique les réfugiés qui débarquent sur ses côtes, l’Angleterre s’est plongée dans un bourbier. Suscitant la colère des humanistes, et faisant saliver l’extrême-droite, cette solution « innovante » (selon le gouvernement anglais) ne vient pas de nulle part. Contexte et données pour mieux comprendre ce projet délirant.
Tout commence et tout finit en juin 2022. Ce qui devait être le début d’une longue histoire d’amour entre l’Angleterre et le Rwanda tourne court. L’avion d’une compagnie privée espagnole qui devait « re-localiser » les premiers migrants à Kigali reste cloué au sol. Initialement, ils devaient être 130 hommes – Irakiens, Syriens, Albanais et Iraniens – à rejoindre la capitale de ce petit pays situé au cœur de l’Afrique, à 6 400 kilomètres de Londres. Mais après de nombreux recours juridiques, il ne restait plus que 7 célibataires dans l’avion. Finalement, la décision de la Cour européenne des Droits de l’homme tombe : le vol est annulé.
Cette déportation par les airs devait être l’aboutissement d’un deal signé en grande pompe, en avril 2022, entre la ministre de l’intérieur anglaise d’alors, la très droitière Priti Patel, et Vincent Biruta, le ministre des affaires étrangères rwandais. Londres avait, ce printemps-là, signé un chèque de 145 millions d’euros pour que le régime de Paul Kagame, autocrate au pouvoir depuis 23 ans, prenne en charge tous les migrants interceptés aux portes du Royaume-uni.
La ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni, Priti Patel, et le ministre rwandais des affaires étrangères, Dr Vincent Biruta, ont signé ce jeudi 14 avril un accord de partenariat pour le transfert des migrants et le développement économique. https://t.co/dyzyFR3peH pic.twitter.com/sPneo8qjRC
— Le Canapé (@LeCanape2) April 14, 2022
Pourquoi le Rwanda ?
Priti Patel avait passé de nombreux coups de fil pour essayer de trouver un pays-prison capable, contre rémunération, de prendre ses immigrés. Gibraltar, le Ghana et l’Albanie, tous avaient refusé. Mais le Rwanda – qui est apparu très tard sur la liste des pays possibles – offrait plusieurs avantages. D’abord, cette nation a de l’expérience en la matière.
Entre 2014 et 2017, un accord secret avait permis à Israël d’exfiltrer près de 4 000 réfugiés Noirs – venus d’Erythrée, du Soudan et d’Ethiopie – vers le Rwanda. Mais à l’époque, les autorités rwandaises se contentaient de déposer les réfugiés à la frontière ougandaise, en leur disant « Bon vent« . Priti Patel s’est sans doute dit qu’en signant un contrat officiel, avec une grosse somme à la clef, son opération à elle serait plus sérieuse.
70% du budget rwandais provient de l’aide internationale
Et de fait, le Rwanda, un pays de 14 millions d’habitants, a beaucoup à gagner dans cette affaire. Outre l’argent (70% du budget rwandais provient de l’aide internationale) l’indéboulonnable Paul Kagame devient l’allié d’un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui ne manquera pas de le défendre en cas de condamnation internationale. Historiquement colonie allemande puis belge, le Rwanda francophone a rejoint le Commonwealth en 2009, et fait de l’anglais sa langue officielle.
D’où vient l’idée ?
Sans remonter à Hitler qui avait un temps envisagé d’envoyer tous les Juifs à Madagascar, des accords pour retenir des réfugiés dans un territoire-prison est un grand classique aujourd’hui.
L’Italie l’a toujours fait avec la Libye. Depuis 2016, l’Union Européenne a payé des milliards d’euros à la Turquie pour qu’elle enferme les réfugiés, majoritairement Afghans et Syriens, chez elle, et qu’ils n’atteignent pas les îles grecques européennes. Sur la période 2021-2023, le budget européen anti-migrants versé à la Turquie atteint 2 milliards par an. L’Espagne a également un deal avec le Maroc.
Mais la référence absolue pour les conservateurs anglais, c’est l’Australie. Depuis 2012, ce pays du Commonwealth parque ses migrants sur 2 îles prisons, Manu et Nauru, dans l’indifférence quasi générale. L’idée étant de bloquer les demandeurs d’asile, puis de les renvoyer chez eux, ou du moins ailleurs qu’en Australie. En 2022, le pays s’est débarrassé de Scott Morrison, le premier ministre, raciste et corrompu, à l’origine de ces bagnes, mais le système anti-réfugiés perdure.
Stop the boats 2023
En Angleterre aussi, l’idée de relocaliser les migrants a survécu à un changement de régime. On pensait que cette lubie coûteuse et inhumaine était temporairement sortie du chapeau d’un Boris Johnson en fin de parcours, toujours apte à faire diversion et à flatter ses électeurs nationalistes et racistes. Mais deux politiciens, tous deux d’origine indienne (comme Priti Patel) ont fièrement repris le flambeau.
En mars 2023, Rishi Sunak, le remplaçant de Boris Johnson, a lancé l’opération Stop the boats (un slogan intégralement piqué à l’Australien Scott Morrison) face à la montée du nombre d’embarcations de fortune qui traversent la Manche. 8 400 bateaux en 2020, 28 000 en 2021 et 45 000 en 2022. (On notera que tous ces Zodiac et autres barques partent de France, mais que c’est un sujet dont on ne parle jamais chez nous.)
En ce même mois de mars 2023, Suella Braverman, remplaçante de Priti Patel comme ministre de l’intérieur, fait un voyage très médiatisé à Kigali (où elle n’avait convié que des médias conservateurs et d’extrême-droite). Braverman laisse tomber l’idée de Priti Patel de loger les migrants expulsés au Hope Hostel, un établissement dont les 50 chambres avaient jusqu’alors hébergé des orphelins du génocide rwandais de 1994.
Pour 2023, la nouvelle ministre de l’intérieur voit les choses en grand, et lance le projet immobilier Gahanga, dans la banlieue de Kigali : la construction de 528 logements, sous forme de maisons à un étage, dotés d’un très grand confort selon les critères rwandais, voire même londoniens, puisque Suella Braverman n’a pu s’empêcher de faire une petite blague, à la Valérie Pécresse : « Vous me donnerez les coordonnées de votre décorateur d’intérieur. Il pourrait faire des merveilles chez moi« .
A Kigali, la première flic d’Angleterre a aussi rencontré la logistique humaine de l’opération Stop the boats (plutôt Start the planes, dans le cas présent). On notera l’ironie de voir cette enthousiaste petite armée de jeunes employés rwandais, coiffés d’une belle casquette bleue, qui devront s’occuper des réfugiés venus de Grande-Bretagne. Des Noirs qui gèrent le statut d’exilés blancs (pour ceux d’Europe de l’Est) voilà qui est inédit.
A Londres comme ailleurs, les politiques migratoires se font à base de chiffres. Des nombres semi-imaginaires, difficilement vérifiables et qui englobent tout. Par exemple, en intégrant les étudiants étrangers, qui restent rarement plus d’un an en Angleterre, vu les coûts hallucinants d’un logement dans une ville comme Londres. Ou encore, en comptant les réfugiés d’Ukraine et de Hong Kong, dont l’accueil est pourtant organisé par le gouvernement britannique. A un moment, Suella Braverman espérait déporter 3 000 réfugiés (3 163 pour être exact) chaque mois vers Kigali, à partir de janvier 2024. Elle a depuis revu ses ambitions à la baisse.
Des OQTF par milliers
Dans la guerre des chiffres, Downing Street sait donner de l’espoir à ses électeurs racistes. En 2023, plus de 24 000 lettres, annonçant une prochaine déportation rwandaise, ont été envoyées à des réfugiés (la majorité emprisonnés). Mais en Angleterre comme en France, une Obligation de Quitter le Territoire n’est pas souvent suivie d’effet. Surtout que, dans leur volonté d’avoir des avions dans le ciel, Johnson puis Sunak ont bâclé le travail. Des adolescents considérés comme des adultes, des personnes prétendument isolées ayant de la famille en Grande-Bretagne… les erreurs judiciaires se sont multipliées. Et beaucoup d’OQTA ont été annulées. Même si un total de 4 000 migrants charterisés, avant les prochaines élections, restent le rêve de Braverman.
Suella Braverman, ministre de l'intérieur britannique, dont les parents sont d'origine indienne venus du Kenya et de Maurice, membre d'un gouvernement dirigé par un PM lui même d'origine indienne, prétend que le "multiculturalisme est un échec" au UK. https://t.co/X0XlJ4MO9w
— Cécile Ducourtieux (@c_ducourtieux) September 26, 2023
En revanche, des chiffres dont on ne parle jamais concernent le Rwanda. Sur combien de traducteurs d’albanais, vietnamien, turc, espagnol ou afghan peut compter Kigali ? La priorité des conservateurs radicalisés, c’est d’activer ce système de déportation (censé faire peur aux futurs migrants) et non de savoir ce qui se passera « logistiquement » au Rwanda. Mais pour Sunak et Braverman, la situation est claire : avec 145 millions d’euros, ils trouveront bien quelqu’un qui parle brésilien.
Est-ce légal pour Londres et justifiable pour Kigali ?
C’est tout le problème de Downing Street. Le non-respect des droits de l’homme avait entraîné l’annulation du premier vol, l’an dernier. Depuis, en décembre 2022, la Haute Cour de Londres a déclaré que cette expulsion de migrants était légale. Une validation définitive par la justice anglaise, qui permettrait de relancer les charters vers Kigali cet hiver, selon Rishi Sunak.
Reste à convaincre l’opinion public de gauche (d’où l’accent mis sur les bonnes conditions d’accueil) et l’Union Européenne, avec laquelle Londres reste liée par de nombreux accords, malgré le Brexit. Cela dit, on l’a vu, des deals internationaux assez proches – plus ou moins secrets – on été passés par d’importants pays européens.
Londres met l’accent sur la destruction des passeurs, ces parasites qui gagnent des fortunes sur la misère des autres. Mais il est évident que l’objectif premier, c’est la dissuasion. Pourrir la vie des réfugiés (cf. les tentes déchirées par la police à Calais) pour qu’ils préviennent famille et amis que l’Angleterre (et la France) sont des territoires à fuir.
De fait, l’élément-clef de la déportation c’est que tout migrant envoyé à Kigali n’aura plus jamais le droit de revenir en Angleterre. D’où l’importance d’un logement luxueux et d’une certaine liberté de mouvement. Londres donnant (en plus des 145 millions d’euros) 12 000 livres sterling par expulsé, pour ses études, sa santé et autres frais. Le réfugié pourra quitter le Rwanda (si un autre pays l’accepte) mais la Grande-Bretagne restera toujours hors-limite.
Outre les avantages économiques et diplomatiques évoqués plus haut, les deux porte-parole du gouvernement rwandais ne ménagent pas leur peine pour chanter les louanges de cette solution. Ainsi, l’un d’eux, Alain Mukuralinda, déclarait dans un débat sur la chaîne France 24, le jour du vol annulé vers Kigali, que le Rwanda – contrairement aux droits-de-l’hommistes geignards et impuissants – tentait, lui, quelque chose pour enrayer la tragédie des exilés… oubliant un peu vite que les réfugiés – prochainement logés à Kigali – qui arrivent, épuisés et meurtris, sur les côtes anglaises ont déjà traversé l’enfer de la Libye, de la Méditerranée ou des Balkans.
Comme dans toute déportation de masse, le problème c’est les femmes et les enfants.
De plus, il reste une lourde ambiguïté sur la population exfiltrée d’Angleterre. Comme dans toute déportation de masse, le problème c’est les femmes et les enfants.
Le vol de juin 2022 était, on l’a vu, réservé aux « Arabes » célibataires. Mais Rishi Sunak reconnaît lui-même qu’il risque de créer un juteux marché pour les passeurs, en ouvrant la Grande-Bretagne uniquement aux femmes et aux enfants d’abord. Une population que les conservateurs extrémistes n’ont, aujourd’hui, plus du tout envie d’accueillir dans les hôtels-prisons situés aux 4 coins du royaume. Bref, on se dirige vers un Les femmes et les enfants aussi. Et les futurs lotissements de Gahanga, si « joliment décorés », selon Suella Braverman, ne resteront pas longtemps réservés aux hommes célibataires.
Cela dit, les embûches se multiplient pour le duo Sunak/ Braverman. En juin 2022, c’était donc l’annulation du premier vol vers Kigali. En juin 2023, la justice britannique annonce que le Rwanda n’est plus considéré comme un pays sûr. Le régime du rwandais Paul Kagame étant désormais vu comme « mono-parti et autoritaire » et qu’il « emprisonne, torture et assassine ses opposants politiques ». Patatras ? Downing Street essaie, depuis juin, de convaincre la Cour Suprême que c’est au gouvernement – et non à des juges – de décider si un pays est « a safe destination » ou pas.
Bientôt en France ?
Outre que Darmanin a bien assez à faire avec la gauche-verte-Molotov, il est peu probable qu’un pays qui se souvient encore des déportations de masse, par trains, tente une telle mesure, avec, par exemple, une ex-colonie française. Par ailleurs, le gouvernement Macron préfère durcir les règles actuelles, plutôt que de proposer une externalisation officielle, nouvelle « solution » qui jetterait une lumière crue sur sa propre (non-) gestion des migrants à Calais.
Toutefois, on sait que les principes de non-refoulement ou d’aide à personne en danger sont régulièrement bafoués par les autorités françaises. C’est la technique du push-back, à la frontière franco-italienne ou en mer Méditerranée. Mais cela reste plus ou moins discret, loin d’une nouvelle loi officielle de déportation massive et systématique… qui n’interviendra qu’après l’élection de Marine Lepen (ou sa nièce) en 2027 ?
Encore que l’on aurait tort de réduire les concepts de sous-traitance internationale des demandeurs d’asile à un débat gauche versus (extrême) droite.
Il y a un an, le gouvernement socialiste du Danemark signait un deal de re-localisation de ses migrants avec… le Rwanda. Un accord Copenhague-Kigali qui est toutefois en suspens. Le gouvernement danois préférant attendre une solution globale, au niveau européen. Bonne nouvelle ? Pas vraiment. On connaît l’amour implacable de la sous-traitance – migrants compris – des dirigeants de l’Union Européenne.
– Malcolm Geray
Crédits image entête : 04/05/2023. Londres. Rishi Sunak rencontre Paul Kagame, @Simon Dawson / No 10 Downing Street/Flickr