Depuis plus de quinze ans, Delphine Robbe vit à Gili Trawangan, une petite île située entre Bali et Lombok, Indonésie. Elle dirige une Organisation Non Gouvernementale, le Gili Eco Trust, dont la mission principale est de faire de Gili Trawangan, une île exemplaire du « développement durable ». Plongeuse passionnée par la protection et la restauration des récifs coralliens, elle s’est également engagée dans la gestion des déchets à terre. Aidée par des volontaires militants venus de tous les coins du monde, soutenue par les locaux et les résidents, Delphine Robbe revendique un combat intelligent et apaisé. Nous l’avons rencontrée. Interview.
M. Mondialisation: Delphine Robbe, vous dirigez l’ONG ‘Gili Eco Trust’, dont l’objectif est de faire de Gili Trawangan une île entièrement durable. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les origines de cette association et sur les actions que vous menez ?
Delphine Robbe : Gili Trawangan est une petite ile de 1500 habitants, au large de Lombok en Indonésie. Les récifs autour de l’ile abritent une grande diversité de coraux et de poissons. Malheureusement, cet écosystème est menacé, à cause de pratiques de pêche illégales, du réchauffement climatique et aussi à cause du tourisme croissant.
Gili Eco Trust a été créé en 2001 pour lutter contre la pêche à la dynamite qui était pratiquée ici. J’ai ensuite rejoint l’ONG en 2004, et c’est à ce moment que nous avons commencé à travailler avec les biorocks, un procédé qui permet aux coraux de se régénérer jusqu’à 6 fois plus vite. Nous prenons également soin des chevaux et des chats sur l’île, nous faisons de la pédagogie avec les locaux et dans les écoles, et depuis 2009, nous développons un centre de recyclage pour traiter les déchets qui finiraient autrement sur la plage et dans l’océan. En fait, nous sommes toujours ouverts à de nouveaux projets qui permettent de rendre la présence de l’Homme sur cette île durable.
M. M: Les scientifiques avancent que 50% de la grande barrière de corail est morte depuis 2016, et que cela a des effets désastreux sur la santé des océans. Quels rôles les coraux jouent-ils dans les écosystèmes marins ? Pourquoi sont-ils autant menacés aujourd’hui ?
D.R. : Les récifs coralliens ne recouvrent que 0.1% des fonds marins, pourtant, c’est là que vivent 33% des poissons. Et les deux autres tiers des animaux marins ont besoin de cet écosystème. En fait, les océans prospèrent grâce à un équilibre fragile, et les récifs coralliens sont un pilier majeur de cet équilibre. Et sans océan sain, l’Homme cesserait d’exister. Plus de la moitié de l’oxygène que nous respirons provient des océans !
Aujourd’hui, les récifs coralliens partout autour du monde meurent à une vitesse alarmante. Les raisons sont multiples: des pratiques de pêche irresponsables comme la dynamite, le tourisme de masse qui piétine littéralement ces villes marines, l’acidification des océans, et bien sur, le réchauffement des océans. Au fil de l’évolution, les coraux ont développé une relation symbiotique avec une algue qui s’appelle zooxanthelle. Celle-ci vit sous la peau du corail, et en échange de son habitat, elle fournit de l’énergie aux coraux grâce à la photosynthèse. Quand les océans sont trop chauds – au-delà de 29°C – l’algue est expulsée par le corail qui devient alors blanc. Quand un corail perd sa couleur, il n’est pas forcément encore mort, mais il est en train de mourir de faim… Malheureusement, ces phénomènes de blanchissement de coraux sont plus étendus et plus fréquents que jamais auparavant.
M. M: Vous avez parlé de la technique Biorock, capable de recréer des récifs artificiels. Comment ça marche exactement ?
D.R. : Le BioRock est une électrolyse dans l’eau de mer. Concrètement, nous installons une structure en acier sous l’eau, et nous y faisons passer un courant électrique direct faible, qui provient soit du réseau central soit de panneaux solaires installés sur une barge. Au lieu de rouiller, les structures en acier vont se recouvrir d’une couche de carbonate de calcium qui est également la composition de l’exosquelette des coraux durs.
Nous ramassons ensuite des morceaux de coraux détachés du récif et nous les accrochons à la structure en acier. Celle-ci va générer le calcium nécessaire pour leur croissance, ce qui leur permet de grandir plus vite et d’être plus résilient. Aujourd’hui, une centaine de ces structures encerclent l’île, et de nombreux poissons se sont installés dans cet écosystème ! Durant El Niño – qui est un courant marin chaud, notamment responsable de la mort d’une grande partie de la barrière de corail – tous les coraux qui étaient accrochés aux Bio-Rocks ont survécu.
M. M: Votre autre grand champ de bataille se concentre sur la pollution et la gestion des déchets. Comment vous y prenez-vous pour recycler sur Gili Trawangan ?
D.R. : Depuis que le tourisme s’est développé, l’île produit de plus en plus de déchets, et beaucoup terminent dans une décharge à ciel ouvert au coeur de l’ile… Notre objectif est de développer un programme de collecte et de recyclage efficace.
Depuis 2016, nous avons ouvert Bank Sampah, ce qui signifie “la banque de poubelle”. C’est là que terminent les matières recyclables. N’importe qui peut venir nous vendre des déchets, et de plus en plus de locaux se joignent à notre effort depuis qu’ils ont réalisé que les déchets sont comme de l’argent qui traine par terre ! Nous sommes aujourd’hui capables d’expédier 1.5 tonnes de déchets chaque jour vers Lombok, là où un centre permet de les traiter.
En plus de nettoyer notre île, ce programme participe également à une économie locale qui emploie déjà plus de 30 personnes. Cependant, ce n’est que le début puisque nous voulons agrandir notre infrastructure et le centre de recyclage afin de traiter encore plus de déchets, directement sur Gili Trawangan.
« En ce qui concerne la pollution plastique, il n’y a pas de secrets: ça passe par l’éducation. »
M. M: Tous les ans, la quantité de plastique déversée dans l’environnement continue à augmenter, quand bien même de plus en plus de lois sont votées pour lutter contre la pollution. Concrètement, on fait comment pour venir à bout des déchets plastiques ?
D.R. : En ce qui concerne la pollution plastique, il n’y a pas de secrets: ça passe par l’éducation. Il faut aller dans les écoles, voir les commerçants, répéter des dizaines de fois s’il le faut, que le plastique est un poison pour l’environnement, et donc pour l’Homme. En ce qui concerne les entreprises et les politiques, c’est très bien de passer des lois etc… Mais il faut que derrière, des sanctions soient appliquées, sinon ça ne reste que de belles promesses.
Ce qu’il faudrait, c’est que nous commencions à revaloriser les déchets plastiques à leur juste valeur. Il faut faire plus de upcycling – récupération des matériaux jetés afin de les transformer en produits de qualité ou d’utilité supérieure – et créer une économie autour de ces déchets. Plastic Odyssey montre même qu’on peut transformer des déchets plastiques en essence ! C’est pour sensibiliser autour de ces enjeux et faciliter le tri sélectif que nous lançons bientôt notre programme d’Eco Rangers.
M. M: Vous vous qualifiez vous-même d’”Eco-Warrior”. Sommes-nous en guerre ? Vivez-vous votre engagement écologique comme un combat ?
D.R. : Oui, nous sommes en guerre contre la chute des écosystèmes, contre la disparition des espèces, contre le dérèglement climatique. Dans le passé, je vivais chaque jour comme un combat, je cherchais à convaincre tout le monde, j’étais très exigeante et énervée. Mon engagement était devenu la source de frustrations et de stress, et par conséquent, ni mon corps ni mon esprit n’étaient en forme.
Aujourd’hui, je me sens plus en paix. J’ai changé mon mode de vie, j’essaie d’avoir un impact positif autour de moi, et j’ai appris à sourire ! Je ne me projette plus forcément dans un futur angoissant, mais je me concentre sur ma mission au jour le jour. Nous sommes en guerre pour préserver le monde du vivant, mais l’armée d’Eco-Warriors qui se mobilise doit être guidée par l’action et le bonheur de partager plus que par la colère et l’indignation.
Propos rapportés par Sasha de Laage
Sasha de Laage a passé un mois au sein du Gili Eco Trust. Il a suivi le cours ‘Introduction to Biorock Process’ dispensé par Delphine. Puis il est intervenu à ses côtés et dans des opérations de nettoyage et/ou de restauration des récifs autour de Gili Trawangan, au sein des équipes de l’ONG.