Plusieurs organisations et activistes français se sont coordonnés pour écrire cette tribune. Elle se résume ainsi : « Nous, militant.e.s de divers horizons, considérons la responsabilité historique de Total trop grave pour que l’impunité soit maintenue aujourd’hui. Plus que jamais, il apparaît crucial et légitime de démanteler la multinationale et ses infrastructures meurtrières au regard de sa fabrique du climatoscepticisme et la continuation de ses activités en toute connaissance de cause au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Certains préféreront activer la justice ou d’autres leviers de plaidoyer ; nous pensons que la comédie a assez duré et que pour faire face à l’inaction et la criminalité organisée à cette échelle, de nouveaux modes d’actions doivent émerger. Pour le bien de tous et toutes, nous appelons au démantèlement total de TotalEnergies et des entreprises similaires. »
TRIBUNE :
« C’était il y a 50 ans. Avant même le rapport Meadows en 1972 [1], Total savait. Total savait pertinemment que ses activités préparaient un monde invivable. Un monde où un réchauffement de 1-1.5°C serait certain quelques décennies plus tard. Un monde où les calottes polaires fondraient suffisamment pour élever le niveau moyen des mers jusqu’à provoquer des effets catastrophiques. Ce monde, nous y sommes.
Dès 1971 donc, les experts de Total avaient su identifier ces effets dévastateurs émanant des combustions des ressources fossiles sur le climat et prévenu les dirigeants de l’entreprise. Tout ceci se trouvait alors dans le journal interne, Total Information, publié en 6000 exemplaires. Avant de mystérieusement disparaître des radars.
Ces documents ont refait surface il y a deux mois lorsque trois chercheurs ont publié les résultats d’un remarquable travail d’archive [2]. Soyons clairs : affirmer que Total est responsable d’avoir aggravé, et d’aggraver encore la catastrophe climatique ne choque plus personne en 2022.
Ce qui est moins évident, c’est la manière dont Total a orchestré la désinformation, façonné l’opinion publique et écrasé de toute sa puissance de lobbying les premières alertes scientifiques sur la crise mondiale en cours. Pour la première fois, en France, est avérée, à l’instar de ExxonMobil [3], Bp ou Shell [4] dans les pays anglo-saxons, la fabrique du doute orchestrée par les grandes majors pétrolières durant la seconde moitié du XXème siècle.
Car si ces révélations sont graves en tant que telles, il est d’autant plus écœurant de voir que cette stratégie de contrôle des esprits fait toujours partie intégrante des piliers de la multinationale.
Comme le montre Greenpeace dans une série documentaire [5], Total s’incruste depuis longtemps dans les sphères du pouvoir, de la culture et du savoir [6] afin que ses intérêts soient toujours favorisés politiquement, et surtout que la pérennité de ces intérêts, et donc ses idées, soit assurée. Usant d’un système de pantouflage incessant [7], la firme s’est enracinée impunément dans une élite où le privé et le public se diluent au cœur de l’appareil étatique.
« Enracinement qui se poursuit au-delà des frontières, car Total colonise tous les espaces ; qu’il s’agisse des esprits, des terres, ou des corps »
En Arctique, sur un sol fragilisé par le réchauffement climatique, Total prévoit d’extraire la quantité de 27 fois la production française annuelle en gaz [8]. Et ce n’est pas le récent retrait de la BPIfrance [9] qui l’empêchera de forer.
En continuité avec sa stratégie de bombe climatique organisée depuis des décennies, ce projet est évidemment en inadéquation complète avec les recommandations de l’AIE qui a estimé pour la première fois en mai 2021 que « la recherche et l’exploitation de nouveaux projets sont incompatibles avec une limitation du réchauffement climatique à +1,5° » [10]. Ce n’est évidemment pas la communauté scientifique qui dira le contraire à la vue de ses dernières préconisations [11, 12].
En Afrique de l’Est, le projet Tilenga/EACOP, s’il est mené à terme, aura l’un des impacts les plus dévastateurs jamais eu, tant sur le plan écologique qu’humain. Exploiter un réservoir de pétrole de plus d’un milliard de barils dans une zone à la biodiversité exceptionnelle et exproprier plus de 100 000 personnes pour construire le plus grand oléoduc chauffé du monde [13] : telle est la réponse de TotalEnergies à la crise sociale et écologique ! Les exactions humaines sont trop nombreuses pour être répertoriées et la répression journalistique rappelle les méthodes de milices de la Stasi [14].
En Birmanie, enfin, il a fallu attendre que la guerre civile soit à son paroxysme un an après le coup d’Etat pour que Total, partenaire historique de la dictature depuis 1992 – et sous le feu des critiques pour ses complicités de crimes contre l’Humanité-, se voit forcé d’abandonner sa posture dans le pays [15].
Mais là encore, ne nous laissons pas berner : TotalEnergies n’en a que faire des droits humains. Il convient en effet de rappeler que Total a demeuré pendant un an le plus gros financeur étranger de la junte [16] et a défendu coûte que coûte une ligne de conduite intenable comme dans le JDD [ndlr, Le Journal du dimanche] pour prêcher sa présence sur le territoire [17], faisant valoir « qu’interrompre l’approvisionnement en gaz aggraverait la situation de la population » sans se préoccuper le moins du monde ni des revendications opposées émanant de ses employé.e.s [18] ni, plus simplement, de celles de 99% de la population comme l’a montrée une enquête de Justice For Myanmar [19]. Et en omettant bien sûr, comme l’a révélé Le Monde dans une série d’articles, les menaces à l’encontre des travailleurs birmans [20].
Nous ne sommes pas dupes, P. Pouyanné et Total savaient très bien les implications de leur complicité avec la junte depuis le début. Les crimes contre l’Humanité avérés depuis de nombreux mois [21], Total a sciemment continué de les alimenter sur l’autel du profit. La seule et unique raison pour laquelle TotalEnergies quitte le pays aujourd’hui est parce que ses intérêts financiers ne sont plus assurés. Parce que l’activité de la résistance armée menace directement les installations gazières, et que la ligne de conduite n’est plus tenable face aux pressions internationales, comme cette lettre de plus de 780 ONGs à travers le monde répondant point par point à cette hypocrisie criminelle [22]. Et sûrement aussi parce que, face à la gravité de la situation, il se pourrait que P. Pouyanné lui-même ait commencé à craindre des poursuites pour complicité de crimes contre l’Humanité.
Ce retrait n’est pas dû au fait que Total se préoccupe des droits humains. Si cela avait été le cas, Total n’aurait pas passé 30 ans à faire de juteux business avec une dictature criminelle, ni attendu un an pour partir après avoir contribué à de telles atrocités. Surtout, si TotalEnergies se préoccupait réellement des droits humains, il stopperait immédiatement ses expropriations en Ouganda et ne chercherait pas à revenir au Mozambique où l’odeur du gaz génère le chaos et est un véritable cauchemar pour les populations [23].
Ces exemples ne sont toutefois qu’une infime partie des méfaits de la multinationale qui se targue d’être présente dans plus de 130 pays [24]. Soyons lucides : il serait tout aussi vain de tenter d’afficher une liste exhaustive de ses activités écocidaires et meurtrières que de continuer à demander et espérer que ce massacre cesse par le simple usage des mots.
« Car Total se fout de tout. Total se fout du changement climatique, de toutes les populations impactées par ses projets ou d’un quelconque aspect moral »
Et ce n’est pas le discours insupportable de son PDG [25] qui changera cela. Les jeunes, comme il le dit si bien, ne sont effectivement pas dupes : bien au-delà du greenwashing prégnant, la major pétrolière est surtout une tête de file du néocolonialisme planétaire. Total n’a jamais été et ne sera jamais dans le sens de l’Histoire pour la simple et bonne raison que son existence même repose sur l’exploitation et la colonisation, des principes antihumanistes.
Alors, que doit-on attendre de plus ?
Nous, militant.e.s de toutes générations, n’avons plus le loisir d’attendre d’interminables procédures judiciaires, cloîtré.e.s dans l’espace rabougri d’un droit insuffisant et préfabriqué depuis des décennies par nos ennemis.
Nous n’avons plus le temps d’attendre des banques qu’elles se décident à fermer les vannes de sang et de pétrole quand leur essence est basée sur ce même cycle de destruction massive. Nous n’avons plus rien à attendre de l’Etat, qui ne joue plus son rôle de protecteur du peuple et des générations futures mais bien celui de protecteur des intérêts privés dont il est complice. Nous n’avons jamais eu espoir dans les accords internationaux, non contraignants et non suivis, soumis au lobbying des puissants et où les plus grands pollueurs viennent se congratuler devant les yeux des plus démuni.e.s qui sont aussi celles et ceux qui souffrent le plus.
Pour toutes ces raisons nous n’appelons plus (seulement) TotalEnergie à stopper ses projets écocidaires et meurtriers alors que cela est fait depuis des lustres [26]. Nous n’appelons plus (seulement) les banques à désinvestir immédiatement et sans condition des projets fossiles, afin de stopper l’expansion pétro-gazière [27]. Nous n’appelons plus (seulement) l’Etat à contraindre ces firmes à des trajectoire de réduction de leur empreinte carbone [28].
Nous n’avons plus envie de « discuter » avec des dirigeants hypocrites. Nous n’avons plus envie d’offrir ce cadeau moral à cette organisation criminelle, qui a depuis 50 ans, répétons-le, volé notre vie, la vie des générations futures, et celle de tant d’autres en ce monde.
En 2021, nous nous sommes mobilisé.e.s à travers trois campagnes militantes ; « TotalMustFall » au printemps, « CollapseTotal » en novembre suivie par 42 organisations dans 12 pays suite à l’appel de l’Accord de Glasgow [29], puis en point d’orgue la tentative de blocage du Port Herriot le 17 décembre dernier dans le cadre de la campagne lyonnaise « Le Dernier Baril » [30].
En 2022, face au choix de la multinationale de rester sourde à nos revendications, face au choix de la France et de l’Europe d’organiser la protection d’un des plus grands criminels des temps modernes, nous n’avons plus le choix. Comme initié notamment à Lyon [31] et à Strasbourg en novembre, nous appelons désormais à mettre directement hors d’état de fonctionnement les infrastructures de Total et de l’industrie fossile, qui n’ont plus leur place face aux enjeux du XXIème siècle.
Nous, militant.e.s de toutes générations, nous nous joignons à l’appel similaire d’Andreas Malm, universitaire et activiste reconnu dans la lutte climatique auteur de « Comment saboter un pipeline », qui a récemment réitéré ce besoin dans une tribune parue dans The Guardian [32] et traduite par Terrestres [33].
Pour le bien de toutes et tous, pour le Climat, la planète et ses peuples, nous estimons que le désarmement de Total devient en 2022 une nécessité vitale. Nous proclamons l’arrêt des activités fossiles comme nécessaire, et appelons l’ensemble des militant.e.s, des citoyen.ne.s à contribuer à démanteler Total et les infrastructures fossiles. Le démantèlement n’est pas un moyen d’action violent lorsqu’il est utilisé contre des infrastructures de destruction systémique, hautement plus violentes.
« Dans ces circonstances, il devient plus que légitime ; il devient un devoir. »
Tant que Total continuera ses projets climaticides et ses crimes, nous assumerons tout acte qui pourrait être effectué à l’encontre de ces infrastructures. Il est temps de passer à d’autres moyens d’actions et d’en finir avec cette entreprise d’une autre époque.
Le temps d’attendre est révolu.»
Signataires : – Local groups of Extinction Rebellion Université de Goma, XR Rutshuru, XR Nantes, XR Toulouse, XR Montpellier, XR Marseille, XR Strasbourg, XR Brest, XR Nice / Alpes-Maritimes, XR Rennes, XR Paris Est, XR Paris Ouest, XR Paris Nord, XR Paris Rive Gauche – Il est encore temps Bordeaux – le collectif Science Po 0 Fossile – Green and better World – Global Aktion (Danemark) – ASEED Europe – Andreas Malm
A l’initiative de la tribune : YFC France, Coordo Dernier Baril et Total Collapse France
Crédits de l’image d’entête : Coordo Dernier Baril
[1] : The limits to growth, Meadows et al., 1972,
https://www.clubofrome.org/publication/the-limits-to-growth/
[2] : Early warnings and emerging accountability: Total’s responses to global warming, 1971–2021,
Bonneuil et al., 2021,
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655#!
[3] : https://insideclimatenews.org/news/16092015/exxons-own-research-confirmed-fossil-fuelsrole-in-global-warming/
[4] : https://decorrespondent.nl/5563/shellknew-in-deze-interne-documenten-kun-je-zelf-lezen-watshell-sinds-1986-weet-over-klimaatverandering/613092667-fad068b1
[5] : https://www.greenpeace.fr/mettre-fin-a-lemprise-total/
[6] : https://www.socialter.fr/article/les-grandes-ecoles-a-la-botte-des-multinationales
[7] : https://www.humanite.fr/lobbying-juliette-renaud-la-confusion-entre-la-france-et-total-existedepuis-des-annees-724455
[8] : https://www.amisdelaterre.org/arctique-le-gouvernement-complice-des-forages-de-total/
[9] : https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/12/01/la-france-a-renonce-a-soutenir-un-projetgazier-porte-par-totalenergies-dans-l-arctique-russe_6104327_3234.html
[ 1 0 ] : https://www.iea.org/reports/net-zero-by-2050
[11] : https://www.ipcc.ch/srocc/download-report/
[12] : https://www.nature.com/articles/s41586-021-03821-8
[13] : https://www.amisdelaterre.org/wp-content/uploads/2020/10/rapport-un-cauchemar-totalamisdelaterre-survie.pdf
[14] : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/11/26/projet-d-exploitation-petroliere-enouganda-silence-sur-l-or-noir_6103639_3212.html
[15] : https://totalenergies.com/media/news/press-releases/totalenergies-withdraws-myanmar
[16] : https://www.justiceformyanmar.org/stories/how-oil-and-gas-majors-bankroll-the-myanmarmilitary-regime
[17] : https://www.lejdd.fr/International/exclusif-pourquoi-total-reste-en-birmanie-la-tribune-depatrick-pouyanne-4035902
[17] : https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/05/04/ils-nous-ont-dit-que-si-on-rejoignait-lacontestation-on-en-paierait-le-prix-des-salaries-de-total-en-birmanietemoignent_6079016_3234.html
[18] : https://www.myanmar-now.org/en/news/yadana-workers-urge-total-to-stop-militaryreceiving-gas-revenue
[19] : https://twitter.com/JusticeMyanmar/status/1398247592719372288
[20] : https://www.justiceformyanmar.org/press-releases/call-on-interpol-to-ban-the-illegal-juntafrom-representing-myanmar-at-its-general-assembly
[21] : http://www.info-birmanie.org/lettre-ouverte-au-pdg-de-total-plus-de-780-organisations-vousdemandent-de-mettre-un-terme-a-votre-complicite-avec-les-crimes-de-la-junte-birmane/#_ftn9
[22] : https://www.revue-internationale.com/2021/07/la-birmanie-accusee-de-crimes-contrelhumanite-par-lonu/
[23] : https://www.amisdelaterre.org/de-leldorado-gazier-au-chaos/
[24] : https://totalenergies.com/fr/totalenergies-compagnie-multi-energies
[25] : https://start.lesechos.fr/societe/economie/patrick-pouyanne-pdg-totalenergies-ne-fait-pas-degreenwashing-1382864
[26] :https://www.amisdelaterre.org/campagne/total-rendez-vous-au-tribunal/
[27] : https://reclaimfinance.org/site/2021/10/18/sortie-des-energies-fossiles-les-banques-serventdu-rechauffe/
[28] : https://www.oxfamfrance.org/rapports/climat-total-passe-au-decodeur-doxfam/
[29] : https://reporterre.net/C-est-une-industrie-criminelle-Extinction-Rebellion-s-en-prend-aupetrolier-Total
[30] : https://glasgowagreement.net/fr/collapse_total_call_to_action/
[31] : https://www.lyonmag.com/article/119204/lyon-deux-stations-totalenergies-sabotees-par-desmilitants-d-extinction-rebellion
[32] : https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/nov/18/moral-case-destroying-fossil-fuelinfrastructure
[33] : https://www.terrestres.org/2021/11/24/il-faut-detruire-les-infrastructures-des-energiesfossiles/
Photo de couverture prise en Ouganda pour la campagne Impu/Lobby. Les crédits ne peuvent être cités pour des raisons de sécurité/confidentialité/ Flickr