Au loin, le bruit d’une porte de prison qui se ferme, quelques éclats de voix puis cette phrase « Quand je tombe, j’ai 18 ans ». C’est le début d’un documentaire saisissant signé Claire Robiche : « Un faux Prophète » Dans celui-ci, elle donne la parole à Mohamed, un radicalisateur repenti aujourd’hui sur la voie de la réinsertion. Durant 35 minutes, nous écoutons Mohamed (nom d’emprunt) nous parler de son histoire, de la perte de repères qui conduit à la radicalisation, puis de la haine et du processus d’isolement et de déconstruction mentale et affective qu’elle suppose. Plus encore, il nous interpelle, nous montre à quel point notre monde actuel remplit toutes les conditions de la radicalisation et comment nos dirigeants font le jeu de cette fracture tant recherchée par les radicalisateurs. Un documentaire absolument nécessaire qui fait voler en éclats les barrières de l’incompréhension.

Si le sujet peut effrayer, nous pensons au contraire que Claire Robiche signe là un documentaire incroyable qui vient apporter un vent de fraicheur à cette problématique de la radicalisation. À vrai dire, il y a même quelque chose de rassurant qui émane de cette interview. Il est en effet rassurant de voir qu’il est possible de parler de ce problème d’une autre façon, en ayant le courage de regarder les choses en face. Rassurant aussi car nous comprenons qu’il nous appartient de trouver la solution et de ne pas se laisser avoir par les discours de haine et de division, d’où qu’ils viennent. Puisque Claire a souhaité être cette présence silencieuse qui nous permet de nous entretenir avec Mohamed, nous avons choisi de lui rendre la politesse. Nous avons souhaité interviewer l’intervieweur, afin d’avoir son ressenti sur son travail.

Mr Mondialisation : Comment s’est faite votre rencontre avec Mohamed ?

Claire Robiche : Nous nous sommes rencontrés par hasard, par l’intermédiaire de connaissances communes. Nous avons sympathisé et, au fil du temps, nous avons tissé des liens lui permettant de me faire assez confiance pour me raconter son histoire. Même si, comme beaucoup, j’ai été touchée par les évènements récents en France et que je me posais des questions à ce sujet, je ne cherchais pas particulièrement à travailler sur le jihadisme et le terrorisme. C’est cette rencontre qui a réveillé mon intérêt.

Mr M: Comment se sont passés vos échanges ? Quelle impression vous ont-ils laissé ?

C.R: Nos échanges se sont très bien passés. J’ai enregistré deux entretiens d’une durée de 4 heures au total. Comme il a « décroché » il y a un certain nombre d’années, on sent qu’il a longuement réfléchi à tout cela et qu’aujourd’hui il a assez de recul pour analyser ce processus d’embrigadement, ses causes, ses objectifs et les intérêts qu’il sert. Par conséquent, il en parle assez librement, en restant prudent malgré tout. Selon moi, il est porteur d’un vécu qui doit être entendu, pour donner à penser autrement que sous le coup de l’émotion et des affects, surtout à l’heure actuelle, où l’emballement médiatique empêche toute réflexion. Nous devons essayer de comprendre, car comme l’a dit le philosophe Alain Badiou dans sa conférence « Penser les meurtres de masse », donnée juste après les attentats du 13 novembre 2015, « rien de ce que font les hommes n’est inintelligible. (…) La déclaration de l’impensable, c’est toujours une défaite de la pensée. »

war is terrorism

Mr M : Que nous apprend, selon vous, son discours sur le processus de radicalisation ?

C.R : Beaucoup ! C’est un discours construit qui n’a rien à voir avec l’analyse simpliste de certains politiques et « experts » pour lesquels « le terrorisme frappe la France pour ce qu’elle est », comme l’a dit Manuel Valls au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 ou « parce qu’ils détestent notre façon de vivre » (le juge Marc Trévidic). C’est tellement plus facile de se dire ça. Alors que la colère de ces individus ne vient pas de rien, elle est nourrie, et surtout par nos propres actes. À l’étranger, les guerres que nous menons pour défendre nos intérêts davantage que les populations. Dans le pays, le racisme et la façon dont nous traitons les Français d’origine étrangère car nous n’assumons pas notre passé colonial. Un des points fondamentaux de son discours est la crispation autour de la laïcité. Brandie en étendard, elle s’apparente surtout à de l’islamophobie. En 2003, la loi sur les signes religieux ostensibles à l’école visait surtout le port du voile. Sans parler de la polémique autour du burkini l’été dernier. Son discours doit nous inciter à réfléchir sur les causes plus profondes de la radicalisation, la relégation scolaire, la violence sociale et politique, la ségrégation urbaine, la précarité, la misère ou la violence policière.

Donc selon moi, le problème de la radicalisation vient surtout de nous. Il n’est que le reflet de ce que nous avons créé et de ce que nous continuons à créer. La haine engendre la haine. Si on regardait la poutre qui est dans notre œil, comme le dit la parabole, et qu’on laissait les gens vivre, on aurait peut-être moins de soucis. Il y a aussi un véritable problème au niveau des prisons françaises, dont les conditions inhumaines de détention (surpopulation, insalubrité, insécurité, racisme…) favorisent le processus de radicalisation. La France a été plusieurs fois épinglée par la Cour européenne des droits de l’homme pour traitement dégradant. Alors que partout en Europe les prisons se vident, dans notre pays, la garde des Sceaux a annoncé il y a quelques jours la construction de 15.000 places de prison supplémentaires. Je crois que nous sommes un pays qui condamne lourdement et qui enferme, créant des bombes à retardement au sein des prisons. Il serait temps de mettre en place des alternatives qui offrent de vraies chances de réinsertion aux individus. (n.d.l.r : Mohamed en parle d’ailleurs dans l’interview en disant « Comment tu veux éduquer les gens par la souffrance? Comment, en leur faisant subir les pires humiliations t’espères tirer le meilleur d’eux? », avant de rappeler qu’en Finlande les extrémistes ne vont pas en prison mais sont suivis par des tuteurs afin de comprendre pourquoi ils n’arrivent pas à s’insérer.)

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Crédit : Laurent Troude pour Libération

Mr M: A l’inverse, qu’est-ce qui vous semble nécessaire pour enclencher une déradicalisation chez les personnes qui ont été endoctrinées?

C.R: Je ne crois pas aux programmes de « déradicalisation ». C’est un leurre car ils ne règlent pas le problème. Ceux qui sont séduits par un discours jihadiste cherchent à combler un vide. [Dans sa vision du monde] le jihad donne un sens à la vie et à la mort, en plus qu’il permet de lutter contre un ennemi, L’État qui les a abandonnés. La question de la violence sociale et politique est toujours là. Je pense que la réponse à apporter doit être plus globale. D’une part, l’État doit soutenir l’éducation et favoriser l’accès à la culture pour lutter contre toutes les formes de précarité. D’autre part, il faut réinstaurer de la radicalité, en commençant par redonner à ce terme tout son sens, comme le dit la philosophe Marie-José Mondzain qui dénonce la confiscation du langage par ceux qui gouvernent dans le but de délégitimer l’action politique.

Cette manipulation est ce qui identifie aujourd’hui la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. Or, pour Marie-José Mondzain, la radicalité, c’est tout le contraire de l’asservissement, c’est une « énergie politique » qui libère [cf: radical, de radicalis : aller à la racine des choses]. « S’il y a un lieu où la radicalité a un sens, c’est dans le monde des idées et de la création. » Je crois donc qu’il faut redonner à ces personnes le désir de s’engager fortement, totalement dans leur vie, par exemple dans l’art, dans l’écologie, dans l’humanitaire, bref, dans toute solution transformatrice et créatrice, ni mortifère ni extrémiste, mais qui contribue à faire sentir un mouvement dans L’existence.

Mr M: À la lumière de cette rencontre, que souhaiteriez-vous dire à ceux qui se sentent dépassés par la peur de ce phénomène ou qui se perdent dans des amalgames ?

C.R: Je les comprends car moi aussi j’avais peur. Paradoxalement, personnellement, après avoir réalisé ce documentaire, j’ai moins peur de ces « radicalisés » car j’ai perçu certaines choses. La peur est souvent irrationnelle alors que finalement il y a quelque chose de très rationnel dans la radicalisation. C’est une réponse à une agression et au désespoir créé par le manque de perspectives d’avenir. Ce sont des êtres humains comme vous et moi, et non des monstres. Pour cette raison, j’ai donc envie de dire à ceux qui se sentent dépassés par la peur de ne pas avoir peur, aussi parce qu’elle paralyse et qu’il faut agir.

Quant à ceux qui se perdent dans des amalgames, j’aimerais qu’ils comprennent que c’est précisément ce genre d’attitude qui alimente le terrorisme. N’oublions pas, comme le dit le protagoniste de mon documentaire, que le but est de créer « un choc des civilisations ». Donc il faut agir contre les semeurs de haine, d’où qu’ils viennent. Il en va de la responsabilité de chacun. Nous devons tous nous engager pour montrer notre désaccord lorsqu’on essaye de nous diviser, et défendre le vivre-ensemble et la construction d’un monde commun. Il y a urgence à se battre contre la casse des services publics qui va plonger dans la misère toujours plus de monde. Il faut réclamer la fin de l’état d’urgence, dans lequel on veut nous maintenir et qui restreint nos libertés. Nous devons ouvrir les yeux pour voir clair dans le jeu des politiques qui agitent la peur à des fins électoralistes et nous y entretiennent pour mieux nous manipuler. Pour moi, nous ne pouvons pas rester passifs devant ces menaces pour notre démocratie.


Propos recueillis par Mr Mondialisation

Le documentaire « Un faux prophète »

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