Habituellement observable sur une majeure partie du continent africain, allant de l’Afrique subsaharienne aux lacs sud-africains, l’hippopotame, mastodonte semi-aquatique dont l’espèce est considérée comme vulnérable sur la liste rouge de l’UICN[1], constitue une menace pour la biodiversité et les écosystèmes fluviaux colombiens. Introduits illégalement par Pablo Escobar dans les années 80, les quatre hippopotames d’origine, abandonnés et livrés à leur sort après la chute du baron de la drogue, forment aujourd’hui un troupeau de plusieurs dizaines d’individus. Face à cette prolifération devenue incontrôlable, les autorités responsables de la protection de la biodiversité en Colombie ont entamé une large campagne de stérilisation afin d’éviter que la population d’hippopotames ne menace davantage la faune et la flore indigènes et les populations locales. Toutefois, en raison des difficultés techniques et logistiques de cette tâche, d’un large soutien de l’opinion publique et d’une grande protection légale, les hippopotames d’Escobar pourraient encore avoir de beaux jours devant eux. Explication.

Célèbre baron de la drogue à la tête du cartel de Medellín, les récits de la vie de Pablo Escobar continuent aujourd’hui d’inspirer passions et intrigues, et ne manquent pas de faire l’objet de documentaires, biographies et œuvres télévisuelles. Bien qu’on se souvienne principalement de lui pour avoir été l’un des plus grands trafiquants de cocaïne de l’Histoire, 30 années après sa mort, il semblerait que la poudre blanche ne soit pas son seul héritage. Après avoir été abattu en 1993, la police colombienne découvre dans sa propriété de l’Hacienda Nápoles, située à une centaine de kilomètres à l’est de Medellín, un zoo privé dans lequel se trouvaient de nombreuses espèces exotiques introduites clandestinement, dont quatre hippopotames.

Les différents habitants du zoo privé ont rapidement été transférés dans des sanctuaires ou vendus à des zoos étrangers, à l’exception des quatre pachydermes. Selon Nataly Castelblanco-Martínez, écologiste colombienne travaillant à l’Université de Quintana Roo au Mexique, « il était difficile, d’un point de vue logistique, de les déplacer. Alors les autorités les ont simplement laissées là, pensant probablement que les animaux allaient mourir »[1]. Seulement, les autorités colombiennes ont sous-estimé leur capacité d’adaptation dans ce nouvel environnement.

Pablo Escobar – Flickr

À l’origine constitué d’un groupe de trois femelles et d’un mâle, les hippopotames se sont rapidement multipliés, au point d’atteindre désormais une population d’environs 80 à 100 individus. Par ailleurs, les hippopotames n’ont pas tardé à s’aventurer au-delà des enceintes de l’Hacienda Nápoles et leur population se développe désormais dans les réseaux marécageux et bassin du fleuve Magdalena, non loin de la ville du célèbre narcotrafiquant.

Constituant une menace pour l’environnement et les populations locales, les autorités colombiennes ont entrepris une nouvelle compagne de stérilisation.

Une menace pour la faune et la flore locale

Le fleuve Magdalena s’est révélé être un petit paradis pour les hippopotames d’Escobar. Contrairement aux conditions climatiques de leur continent d’origine, marquées par des sécheresses saisonnières qui participent à la régulation de l’espèce en les rendant vulnérables aux maladies et aux prédateurs, l’abondance d’eau et de nourriture, ainsi que l’absence de prédateurs, font de la Colombie une région propice à leur développement. Selon une récente étude dirigée par le Dr. Castelblaco-Martínez, si aucune mesure n’est prise pour réguler la prolifération des hippopotames, leur population pourrait atteindre 1400 individus d’ici à 2034, et 5000 en 2050[2], causant de graves menaces pour la faune et la flore locale.

En effet, comme toutes les espèces invasives du fait de l’activité humaine, les hippopotames perturbent l’équilibre des écosystèmes de la région. En plus de faire fuir les espèces endémiques du fleuve déjà menacées comme les lamantins, caïmans et loutres, leurs excréments et urine altèrent les composantes chimiques de l’eau, favorisant la croissance d’algues et bactéries toxiques qui réduisent la teneur en oxygène nécessaire à la survie de la faune aquatique locale. Enfin, en se nourrissant des végétaux présents sur les rives des cours d’eau, ils détruisent les berges et menacent de modifier le cours du fleuve Magdalena.

Fleuve Magdalena – Flickr

Par ailleurs, bien que d’apparence plutôt paisible, les hippopotames sont en réalité très agressifs et de farouches défenseurs de leur territoire, constituant un danger pour l’agriculture et les populations rurales. En Afrique, ils tuent chaque année plus que n’importe quel autre mammifère africain et représentent un quart de tous les décès liés à la faune sauvage sur l’ensemble du continent. À cet égard, l’étude révèle qu’en 2020, un fermier colombien a été gravement blessé par une attaque d’hippopotame dans la province d’Antioquia. L’expansion de la colonie d’hippopotames pourrait ainsi accroitre le risque de décès humains dans les années à venir[3].

Toutefois, une étude menée par deux biologistes danois en 2017 suggère que les hippopotames d’Escobar pourraient jouer un rôle bénéfique pour les écosystèmes colombiens en occupant une niche écologique inoccupée depuis la disparation des méga-herbivores du Pléistocène en Amérique du Sud. Ils pourraient notamment participer à accroitre la densité de la forêt tropicale en augmentant le taux de dispersion des graines et nutriments[4]. Cependant, les écosystèmes actuels ne sont plus ce qu’ils étaient lors de la période du Pléistocène, et pourraient dès lors être gravement menacés par cette « réintroduction » de grands herbivores aujourd’hui disparus.

Un grand soutien local

Dans un premier temps, les autorités colombiennes entendaient lutter contre l’expansion de la colonie d’hippopotames d’une manière plutôt radicale. Néanmoins, une photographie publiée d’un chasseur posant avec le cadavre d’un pachyderme responsable du saccage de fermes locales avait suscité un énorme tollé auprès des défenseurs de la cause animale, obligeant un juge local à rapidement suspendre la chasse aux hippopotames. Depuis, les autorités se sont tournées vers un procédé plus respectueux du bien-être des animaux, mais non sans difficultés techniques et logistiques[5].

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Par ailleurs, au fils des ans, certains colombiens se sont pris d’affection pour les hippopotames, représentant ainsi un nouvel intérêt économique et touristique pour la région. L’ancienne propriété d’Escobar a été transformée en parc safari de 1600 hectares, où l’on peut observer diverses espèces exotiques, y compris une dizaine d’hippopotames. Plus grand parc safari de Colombie, l’ancienne propriété de l’Hacienda Nápoles accueille de nombreux amoureux de la nature et des touristes intéressés par l’histoire sombre du célèbre baron de la drogue. Enfin, les habitants des villages voisins y voient une belle opportunité économique et vendent aux touristes des t-shirts et autres souvenirs à l’effigie des hippopotames d’Escobar[6].

Une nouvelle campagne de stérilisation

Ne pouvant chasser les hippopotames en raison d’une décision de justice, les autorités colombiennes ont décidé d’entreprendre une large campagne de stérilisation afin de lutter contre la prolifération de cette espèce invasive. Alors qu’onze individus avait déjà été stérilisés de manière traditionnelle, les grandes difficultés techniques et logistiques d’un traitement chirurgical ont obligé les autorités à réévaluer le processus de stérilisation de la colonie d’hippopotames.

Désormais, ils se verront administrer un contraceptif à l’aide de pistolets à fléchettes, efficace tant sur les mâles que sur les femelles. Les vétérinaires et biologistes de la Compagnie Autonome Régionale des fleuves Negro et Nare (CORNARE), en charge de réaliser la stérilisation, ont récemment prescrit aux hippopotames le contraceptif GonaCon, mis au point dans le début des années 90 par le National Wildlife Research Center du ministère américain de l’agriculture (USDA). Déjà utilisé pour contrôler les populations de cerfs et chevaux sauvages aux USA, des kangourous en Australie et des bovins sauvages à Hong Kong, ce contraceptif stimule la production d’anticorps qui interfèrent avec la production d’hormones sexuelles, diminuant ainsi l’activité sexuelle et la reproduction des espèces invasives[7].

Groupe d’hippopotames dans le Kruger National Park en Afrique du Sud – Flickr

55 doses ont déjà été livrées par l’USDA pour stériliser deux groupes d’hippopotames de la région. Bien que le procédé reste complexe en raison des trois doses qui devraient être administrées par individu pour que la stérilisation soit effective, Gina Serna, vétérinaire de la CORNARE participant à l’opération, estime ce nouveau mode de contraception particulièrement prometteur par rapport aux traitements chirurgicaux traditionnels, « la stérilisation chirurgicale est une procédure complexe et coûteuse à laquelle notre organisation a déjà eu recours par le passé. Avec ce médicament, nous allons réduire ce coût car nous n’avons pas besoin d’anesthésier ou de capturer les animaux. Nous leur injectons simplement le contraceptif à l’aide de pistolets à fléchettes »[8]. Bien que l’utilisation de ce contraceptif semble encourageante, le défi reste de taille. En effet, les experts colombiens en faune sauvage considèrent qu’il faudrait stériliser au minimum 30 hippopotames par année pour mettre un terme au développement de cette espèce invasive.

Reconnaissance de la personnalité juridique

Alors que les autorités locales, soutenues par l’étude menée par le Dr. Castelblaco-Martínez, réaffirmaient la nécessité de procéder à l’abattage des animaux pour endiguer leur développement devenu incontrôlable, la protection des hippopotames a une nouvelle fois été confirmée par une décision de justice qui a reconnu qu’ils étaient des « êtres sensibles ». Auteur du recours, l’avocat Luis Domingo Gomez Maldonado s’est réjouit de cette décision et de la valeur accordée aux entités non-humaines en Colombie, « le système juridique colombien traite les êtres non humains avec une grande considération pour leur protection, grâce notamment aux remarquables percées jurisprudentielles réalisées par la Cour Constitutionnelle »[9]. En effet, en 2018, dans une décision historique, la Cour avait déjà accordé le statut de personne morale à la forêt amazonienne colombienne afin de lutter contre la déforestation.

Par ailleurs, la reconnaissance de droits propres aux hippopotames d’Escobar a également été reconnue par la justice américaine. Utilisant un moyen contraceptif mis au point par le ministère américain de l’agriculture, l’Animal Legal Defense Fund (ALDF) a introduit un recours devant un tribunal de l’Ohio, par l’intermédiaire d’une disposition légale fédérale qui permet à une « personne intéressée » de solliciter une déposition américaine dans un litige à l’étranger. Dans ce cas d’espèce, l’ALDF réclamait au juge d’obtenir l’avis de deux vétérinaires de l’ONG Animal Balance, spécialisés dans la stérilisation de la faune sauvage, quant à l’utilisation du contraceptif GonaCon, encore jamais testé sur un hippopotame.

Après consultation, les deux vétérinaires préconisent l’utilisation du PZP, médicament déjà utilisé avec succès sur les pachydermes dans les zoos. « On ne sait pas si l’utilisation du GonaCon par le gouvernement colombien sera sûre et efficace. On ne sait pas non plus combien d’hippopotames supplémentaires le gouvernement a l’intention de tuer », s’est inquiété l’ALDF[10]. Dans son ordonnance, la juge américaine a fait droit à cette demande et a reconnu aux hippopotames l’exercice de droit en leur propre nom, dont notamment le droit à la vie et le droit d’obtenir des informations sur l’efficacité du contraceptif GonaCon.

Bien que cette décision n’ait aucun effet direct sur le droit colombien, en reconnaissant pour la première fois le statut de personne morale à une espèce non humaine, elle marque un tournant historique dans la jurisprudence américaine concernant la protection des droits des animaux, et apparaît comme une nouvelle victoire pour le développement des droits de la Nature dans le monde.

W.D.

 

[1] Edwards, J., “Drug Lord Pablo Escobar smuggled hippos into Colombia. Officials are now sterilizing the invasive species” in The Washington Post, 18 octobre 2021, disponible sur: https://www.washingtonpost.com/nation/2021/10/18/pablo-escobar-colombian-hippos-sterilization/

[2] Castelblanco-Martínez, D.N., et al., A hippo in the room: Predicting the persistence and dispersion of an invasisve mega-vertabrate in Colombia, South America, Biological Conservation, Vol. 253, Janvier 2021, disponible sur: https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0006320720309812

[3] Ibid., https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0006320720309812

[4] Svenning, J-C., Faubry, S., Prehistoric and historic baselines for trophic rewilding in the Neotropics, Perspectives in Ecology and Conservation, Vol. 15, 2017, disponible sur: https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2530064417300810

[5] Ibid., https://www.washingtonpost.com/nation/2021/10/18/pablo-escobar-colombian-hippos-sterilization/

[6] Bywater, T., “Pablo Escobar’s hippos saved from cull by court’s unusual verdict” in NZ Herald, 1 novembre, disponible: https://www.nzherald.co.nz/travel/pablo-escobars-hippos-saved-from-cull-by-courts-unusual-verdict/WPJAMP6BMC6KCVMVSACH342U5U/

[7] Weisberger, M., “Pablo Escobar’s « cocaine hippos » are being sterilized because the population is out of control” in Live Science, 22 octobre 2021, disponible sur: https://www.livescience.com/sterilizing-escobars-cocaine-hippos

[8] Carton, A., « En Colombie, on distribue des contraceptifs aux encombrants hippopotames de Pablo Escobar » in RTFB Info, 17 octobre 2021, disponible sur : https://www.rtbf.be/info/insolites/detail_en-colombie-on-distribue-des-contraceptifs-aux-encombrants-hippopotames-de-pablo-escobar?id=10861883

[9] Ibid., https://www.nzherald.co.nz/travel/pablo-escobars-hippos-saved-from-cull-by-courts-unusual-verdict/WPJAMP6BMC6KCVMVSACH342U5U/

[10] Animal Legal Defense Fund, Animals Recognized as Legal Persons for the First Time in U.S. Court, 20 octobre 2021, disponible sur: https://aldf.org/article/animals-recognized-as-legal-persons-for-the-first-time-in-u-s-court/

[1] IUCN, « Hippopotamus » in Redlist, disponible sur: https://www.iucnredlist.org/species/10103/18567364

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