Sur un coup de tête, et pour tenter d’en saisir tous les aspects, un jeune français s’est mis dans la peau d’un sans-abri le temps d’une nuit. Une seule et courte nuit vécue pourtant comme un véritable enfer, où ses préjugés vont voler en éclat les uns après les autres. Le jeune homme anonyme, qui se fait appeler Shaun Battail, nous a livré son témoignage. Le voici pour vous.

Une nuit en enfer

Les yeux collés par la fatigue, le corps meurtri par le froid, les vêtements détrempés et boueux, des courbatures à en être paralysé… Il est 9h du matin. Mon premier réflexe est de prendre une douche bien chaude et me jeter sous mes couettes. Elles me semblent désormais si douces. Je ne m’étais jamais aperçu que mon lit était aussi douillet. Je reste de longues minutes à savourer ce confort. La température ambiante me semble presque tropicale, il fait sec, et il ne pleut pas… Normal me direz-vous ? Pas pour tout le monde.

Ce soir, j’ai voulu tenter une expérience. Certains penseront que je suis fou. Ils auront probablement raison. Ce soir, j’ai voulu essayer de me mettre dans la peau d’un SDF, à Lyon. Pour jouer le jeu jusqu’au bout : pas de portable, pas de sac de couchage, pas de lecteur mp3, pas de confort et encore moins d’argent. Juste de l’eau et un peu de vin emportés dans un sac à dos, et quelques vêtements chauds, utilisés dans ma vie « normale ». J’ai marché longuement, et me suis volontairement perdu dans des quartiers que je ne connaissais pas pour que le sentiment de sécurité me quitte totalement et que je puisse vivre cette expérience pleinement. Une nuit, une seule nuit, ce n’est rien. C’est pourtant beaucoup. Voici mon histoire.

lighting-homeless-people-portraits-underexposed-aaron-draper-1Photographie : Aaron Draper

Dormir dehors, pourquoi pas… Mais où ? Me promenant, je rentre dans la peau de mon personnage d’une nuit. La honte me submerge presque instantanément, je n’ose croiser le regard des passants. C’est un sentiment assez étonnant, comme si je ne faisais plus partie du même monde qu’eux… Ce soir, je vais dormir dehors ! Ce soir, je suis un SDF ! Je m’aperçois que tous les bancs ou parcs sont fortement éclairés la nuit. Impossible d’y dormir. Pourtant je m’y serais bien installé, sans déranger personne… Est-ce pour éloigner les SDF l’air de rien ? Je continue à marcher en me reposant de temps à autre dans un coin sombre pour boire un peu de vin histoire d’avoir la sensation de me réchauffer le corps et l’esprit. Le temps a l’air menaçant, et il me semble vaguement avoir entendu aux informations qu’il allait pleuvoir cette nuit… Il me faut un abri, vite.

Je m’aperçois alors que toutes les entrées d’immeuble abritées sont fermées par une grille, impossible d’y accéder ! Elles me semblent tellement confortables maintenant quand j’y repense. Je croise enfin un bout de bitume sec dans une des rues principales de la vieille ville, mais plusieurs SDF y ont déjà élu domicile, collés les uns aux autres, certainement pour se réchauffer. Je ne vais tout de même pas me mêler à eux, je ne suis pas « comme » eux, me disais-je naïvement. Ils semblent sales et doivent empester l’alcool, quelle horreur ! Une pensée que je vais vite reconsidérer. Je continue donc ma route. Des gouttes commencent à tomber et je commence à douter de la pertinence de mon idée. J’ai froid, je commence à fatiguer, et aucun lit chaud ou douche chaude ne m’attend à la maison. Quelle maison d’ailleurs ?

J’essaie de me ressaisir. Ça doit tout de même exister des endroits abrités où passer la nuit dans une grande ville comme celle-ci !? Le simple fait de dormir devient soudainement un enjeu majeur. Je continue à marcher, vidant progressivement ma bouteille de vin tandis que la peur commence à m’envahir. Un sentiment d’insécurité comme j’en avais jamais ressenti auparavant. Et si quelqu’un m’attaquait dans la nuit ? Après tout, je ne suis protégé de rien, aucun mur, aucun toit, je ne suis personne ce soir. C’est un sentiment complètement nouveau pour moi de ressentir que je ne suis absolument personne, je suis complètement insignifiant. Comme si mon être était lié à ce que je possède. Je cherche un endroit caché et abrité. Discrètement car j’ai honte du regard des passants. Je commence à avoir mal à la hanche de piétiner inlassablement à chercher un endroit où dormir. Je commence à regretter les SDF que j’ai croisé tout à l’heure, j’aurais peut-être passé un bon moment avec eux… ?

Lee_Jeffries_Portraits_de_SDF_19-810x810Photographie : Lee Jeffries

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J’essaie de me ressaisir, à nouveau. Après plusieurs heures de marche, je croise un bout de verdure non éclairé et qui semble inhabité dans les collines qui montent vers Fourvière. Il n’est pas abrité mais la pluie s’est arrêtée. La fatigue et la douleur ont raison de moi. Je dormirai ici cette nuit. J’escalade discrètement le petit muret qui me sépare de ce petit jardin. J’espère qu’il n’est pas privé. J’espère qu’on ne me verra pas. J’espère qu’il ne se remettra pas à pleuvoir. Ce soir, j’ai froid, honte, et peur à la fois. Je m’installe sous un arbre sur un bout de bitume plutôt que dans la boue environnante, me servant de mon sac à dos comme « coussin ». J’y suis. Le sol est glacial. Un autre adjectif pourrait qualifier ce sol : il est dur. C’est pourtant d’une évidence terrifiante une fois que c’est dit. Mais une fois couché dessus dans la pénombre de cette nuit menaçante, j’en saisi vraiment tout le sens. Il est affreusement dur, comme une centaine de lames acérées qui me pénètreraient le corps en même temps ! J’ai beau me tourner dans tous les sens, ça ne change évidemment rien… Je tente de trouver le sommeil dans ces conditions spartiates en fredonnant dans ma tête quelques chansons rassurantes. « Il ne t’arrivera rien Shaun… »

J’aperçois de temps à autre une voiture de police au loin et je me demande s’ils viendront me cueillir. J’essaie d’être discret. La honte est mon partenaire de la nuit. Avec l’inactivité, le froid m’agresse de plus en plus… J’opte pour la position du fœtus. En fait, c’est très inconfortable la position du fœtus sur ce bitume dur et froid. Au bout de plusieurs heures, j’arrive à vaguement trouver le sommeil. Un sommeil en demi-teinte. Mais très vite, le bruit des gouttes de pluie sur le sol me réveille. Il recommence à pleuvoir. Je ne suis abrité que par un arbre ridicule qui prend très vite l’eau et me la rejette dessus. J’utilise mon sac à dos pour essayer de me protéger, perdant mon coussin, ce seul confort en ma possession… Je finis la bouteille de vin qui me semble le seul vestige de la civilisation. Tu parles d’une civilisation ! Je commence doucement à regretter d’avoir jugé les SDF tout à l’heure pour leur odeur d’alcool. Au final, c’est bien la seule chose qui fait passer le temps ! un temps devenu violence. Le simple fait d’exister est devenu violence.

Le bitume commence à se charger d’eau, et moi avec. Malgré mes nombreuses couches de vêtements, l’eau commence à s’infiltrer jusqu’à mes sous-vêtements. Combien d’heures me reste-t-il à survivre dans ces conditions ? Au loin, j’aperçois encore une voiture de police. Je commence à espérer qu’ils viennent me chercher, qu’ils aient pitié de moi et me mettent en cellule pour la nuit, au sec et au chaud. Ils passent leur chemin. Je repense aux SDF que j’ai croisés. N’aurais-je pas été mieux avec eux ? Des heures interminables se coulent. Je compte les secondes. Eux ne le peuvent pas. Je suis tétanisé par le froid, la pluie n’arrangeant rien. Pourtant, j’étais convaincu d’avoir emmené des vêtements chauds, des vêtements que j’utilise en randonnée et en camping sauvage… Mais quel luxe le camping quand j’y repense ! De toute façon, ces vêtements ne me servent plus à rien maintenant, ils sont gorgés d’eau. Je tombe de fatigue et dors probablement quelques minutes par ci par là, me « réveillant » régulièrement de douleur face à ce sol si dur, face à ce froid ou encore cette humidité pénétrante.

D20090527-124603-600x531Photographie de Raimundo, un sans-abri écrivain

Je suis transi de froid. Je n’arrive plus à penser à autre chose. Moi qui aime philosopher sur la vie, les gens, je ne pense plus qu’à me réchauffer… Plus rien n’a d’importance. Évidemment ma bouteille de vin n’aura rien réchauffé du tout, mais ce fut ma seule compagne cette nuit. Elle m’aura donné l’illusion que je n’étais pas vraiment seul, m’aura donné l’illusion que je peux tenir le coup. Les heures passent. Je devine que le soleil fait son apparition derrière cette épaisse couche de nuages. Je décide alors de me lever. Je m’en vais. Le chemin du retour est un vrai calvaire. Je prendrais bien un taxi ou un vélo mais je n’ai emmené que ma carte d’identité. De toutes façons, aucun taxi ne m’accepterait, je pue l’alcool, je suis trempé, mes vêtements sont plein de boue… Je fuis cette vie d’une nuit, le plus vite que je peux. Les rares passants m’évitent comme la peste. Je ressens encore plus cette honte, j’ai juste envie de leur crier « J’ai un appart, je ne suis pas un SDF ! » Pourtant cette nuit, je l’étais… Et j’ai tellement honte d’avoir pensé ça ! Tellement honte de pouvoir m’enfuir.

En entrant dans mon immeuble, l’émotion m’envahit. Je suis au sec, il fait chaud. Je réalise que le hall d’entrée est immense et inutilement chauffé. J’aurais bien troqué ma nuit dehors contre une nuit ici dans un coin au chaud, à terre, sans déranger personne. Je prends l’ascenseur, quel luxe… Ça me paraît presque irréel en fait et pourtant j’ai quitté cet endroit il y a à peine quelques heures ! En rentrant dans l’appartement, je me jette sous ma douche bien chaude. Je m’y effondre en larmes. Je sors de ma douche et me blottis sous mes couettes… Elles sont mollassonnes. Je ne les avais jamais senties aussi douces auparavant. Je profite de longues minutes de ce confort avant de sombrer dans un sommeil profond.

J’ai vu l’enfer. Mais je suis réveillé à présent et je rédige ces lignes. Je veux partager mon expérience. Je n’ai dormi dehors qu’une seule petite nuit et pourtant l’espace de cette nuit, j’ai été littéralement brisé. J’ai vu l’enfer, mais je n’en ai goutté qu’un très petit aperçu. Au fond de moi, j’ai honte. Honte de penser que des gens doivent dormir dehors dans ces conditions chaque jour. Comment peut-on croiser leurs regards et les ignorer ? Comment ai-je pu ? Je sanglote en pensant à ces anonymes qui passent plusieurs nuits dehors, des dizaines de nuits, des centaines… Comment font-ils pour y survivre ? Leur courage doit être infiniment grand. Depuis mon appartement tellement confortable, j’ai honte.

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11111819_647035418764118_3969425030451677593_oAction de Nasir Sobhani, un coiffeur qui fait la coupe gratuite aux SDF

Aujourd’hui, j’ai un regard nouveau sur ces personnes. J’essaie autant que je peux de les aider à l’avenir, simplement à mon échelle. Le moindre geste peut devenir un éclat de lumière dans leur journée. Ce ne sont pas des SDF, ce sont des personnes, avec un cœur, une âme, une vie passée (présente, et future), des sentiments… Aujourd’hui, je les imagine toujours dehors tandis que je continue à profiter de ce luxe que m’offre ce formidable appartement. Ils devront encore passer une nuit dehors. Puis une autre. Et puis encore une autre, dans l’indifférence générale, ou presque. Je ne me sens pourtant pas la force de revivre une seconde nuit comme ça. Si j’ai témoigné cette tranche de nuit aujourd’hui, ça n’est pas pour faire de la philosophie mal placée. C’est en espérant éveiller quelques consciences comme j’ai éveillé ma mienne. Dormir dehors, ça n’est pas simplement abominable, c’est inhumain. Et ça ne devrait pas exister dans une société qui se déclare civilisée et donne des leçons de Droits de l’Homme au monde entier. Chacun à notre échelle, nous pouvons changer les choses et rendre ce monde plus humain. Nous en avons le pouvoir. Qu’attendons-nous ?

– Shaun Battail


Image à la une : Association Aurore

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