À l’heure où le modèle agricole intensif d’après guerre est remis en question par une partie de plus en plus croissante de la population, la fracture se creuse entre le monde agricole industrialisé et une jeunesse militante. Marine de Francqueville, fille d’agriculteur et écologiste convaincue, signe une première BD touchante et pertinente qui renoue le dialogue. Et si l’urgence était surtout d’apprendre l’un de l’autre pour avancer vers un mieux pour tous ?

Depuis plusieurs années maintenant, une tendance de consommation se dessine et de nombreux citoyens, urbains pour la plupart, se tournent vers une alimentation plus saine, plus respectueuse de l’environnement et des êtres vivants. Ce qui implique des choix de production également plus équilibrés. Ces nouveaux modes alimentaires sont souvent le fruit d’une mûre réflexion sur l’impact de notre alimentation industrielle sur la dégradation de notre environnement et les dérèglements climatiques.

C’est sans surprise que la FAO nous alerte sur les effets profonds de l’agriculture conventionnelle sur l’environnement au sens large. Aujourd’hui, il ne fait aucune doute, la culture et l’élevage sont les causes principales de la pollution de l’eau par les nitrates, les phosphates et les pesticides. Ils constituent aussi parmi les principales sources anthropiques de gaz à effet de serre et contribuent massivement à d’autres types de pollution de l’air et de l’eau. L’étendue et les méthodes de l’agriculture moderne, de la foresterie et de la pêche conventionnelle sont les principales causes de perte de biodiversité dans le monde.

Une nouvelle façon de consommer et de produire face à l’urgence climatique

Voilà pourquoi de nombreuses études appellent aujourd’hui à diminuer notre consommation de viande, à privilégier les aliments produits sans pesticide d’une manière la plus locale possible afin de diminuer l’emprunte carbone de nos assiettes. Les consommateurs qui jouissent d’un capital culturel et économique suffisant pour être conscients de ces enjeux et adopter leur mode de vie en conséquence ne jurent alors plus que par les produits bio, locaux ou encore éthiques pour faire coïncider régime alimentaire et valeurs écologiques. Et si ces produits sont, sans surprise, eux aussi la cible d’appétits industriels et de récupération marketing, produire de manière durable est une priorité absolue.

Dans les campagnes, de nombreuses fermes inspirées de la permaculture voient le jour. – Pixabay

Dans les campagnes, un nouveau modèle agricole tend également à émerger. Les micro-fermes en permaculture se multiplient, de nombreux néo-ruraux s’y installent pour assouvir leur quête d’autonomie alimentaire et les pratiques agroécologiques s’étendent de plus en plus à travers champs. Ces nouveaux modèles agricoles se basent sur des techniques vertueuses capables de réconcilier production et respect de l’environnement. « Faire avec la nature et non plus contre », tel est le mantra de cette nouvelle génération de paysans militants et engagés, souvent bien plus présents d’ailleurs dans la sphère médiatique que leurs aïeuls.

Une fracture sociale qui divise le monde paysan

Face à ce phénomène, les agriculteurs conventionnels « longtemps perçus comme des héros planétaires qui nourrissaient le monde, deviennent aux yeux de plus en plus de personnes les principaux responsables des catastrophes écologiques que subit notre planète » explique Marine de Francqueville, l’autrice de la BD. De nombreux agriculteurs français s’estiment alors dénigrés et déconsidérés, aussi bien par les pouvoirs publics que par les consommateurs et dénoncent un « agribashing » généralisé. Cette fracture sociale qui divise aujourd’hui le monde paysan favorise une polarisation du débat au sein de la société dans son ensemble et conduit malheureusement trop souvent à une rupture pure et simple du dialogue.

Marine de Francqueville entend bien prendre le contre-pied de cette tendance dans Celle qui nous colle aux bottes, sa première BD publiée aux éditions Rue de l’Echiquier. Née à la campagne et fille de paysan, Marine a grandi proche de la terre. Pour poursuivre une voie artistique, elle s’éloigne de ses racines rurales et rejoint la ville. Au fil de ses lectures et discussions, l’autrice remet en cause comme beaucoup de jeunes de sa génération un système politique et global qui lui parait injuste et destructeur. Le métier de son père, cultivateur passionné que sa formation, son milieu et son époque ont conduit à pratiquer une agriculture conventionnelle, interpelle profondément Marine qui y perçoit tant de paradoxes et de contradictions au vu de l’urgence climatique. Se noue alors un dialogue sincère et vif entre une jeunesse militante souvent déconnectée de la réalité du métier et une génération d’agriculteurs qui fait face à une profonde remise en question de ses pratiques.

Dialoguer pour apprendre de l’autre

À travers leurs discussions authentiques et percutantes, c’est ainsi un débat d’une brûlante actualité qui s’incarne autour des enjeux cruciaux de l’agriculture de demain. Comment le système agricole productiviste et intensif qu’on connaît aujourd’hui s’est-il mis en place ? Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les différentes voies possibles pour produire mieux ? Les préoccupations environnementales sont-elles économiquement supportables ? Quelles entraves se dressent devant les agriculteurs conventionnels qui souhaitent adapter leur production aux enjeux actuels ? Et surtout quel chemin les générations successives peuvent-elles trouver, face à l’urgence écologique, pour continuer à s’écouter, à dialoguer et à avancer ensemble ? Autant de questions pratiques et existentielles que cet ouvrage soulève judicieusement et auxquelles il tente de répondre, non sans une pointe d’humour et toujours avec beaucoup d’empathie.

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Cette BD aux illustrations minimalistes et efficaces permettra certainement au lecteur de déconstruire les nombreux préjugés véhiculés sur l’agriculture aujourd’hui. Elle l’amènera aussi à mieux appréhender la réalité d’un milieu rural fier de son héritage et à la fois souvent confronté, impuissant, aux limites d’un système mondialisé et ultra-libéral qui ne fait plus la différence entre Vivant et marchandise. Une confrontation nécessaire entre principes et pratique qui aboutira certainement à plus de compréhension et d’empathie envers l’un et l’autre « camp ».

En ce sens, Marine de Francqueville retrace au fil des pages de son ouvrage ce choc des valeurs et de sensibilités. Elle brosse en filigrane le tableau d’une société trop souvent divisée qui gagnerait tout à dialoguer. À l’heure où le monde paysan entame une transition majeure dans son approche et dans son modèle, remettant en question des années de pratiques et de certitudes, il est primordial d’avancer ensemble vers un temps de réconciliation et de dialogue.

L.A.

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