Une nouvelle ère de la télé-réalité a débuté. En Serbie, l’émission « Parovi » (Les couples) diffusée à la télévision depuis quelques mois augure un genre nouveau et pas des moindres… En effet, elle se distingue par son degré de violence extrême et un record absolu en matière de stupidité. D’un mauvais goût sans limite et d’un machisme d’une lourdeur intenable, le spectacle offre un goût d’idiocratie avant l’heure. Les dessous de l’émission interrogent la société, d’autant plus que Milomir Maric, un important intellectuel et journaliste du pays, en est à l’origine.

Il faut croire que les programmes qui transforment une quinzaine de personnes enfermées dans une maison en cobaye de foire ne suffisent plus à enthousiasmer des téléspectateurs qui en veulent toujours plus. L’audimat chute inexorablement chaque année, faute de cette nouveauté qui crée l’excitation. Pour remédier au manque, Milomir Maric tient peut être la solution et elle tient en trois objectifs : encore plus de trash, de sexe et de scandales.

Mettez un ancien dirigeant de parti inculpé de crime contre l’humanité. Ajoutez-y quelques créatures répondant aux stéréotypes des magazines de mode et des hommes dont la vulgarité est proportionnelle à leur stupidité. Alimentez le tout de scènes glauques, violentes et machistes. Vous obtenez la recette parfaite pour une émission de télévision d’une rare obscénité qui fera exploser les compteurs d’audimat. Le témoignage d’un participant français à propos de la chaîne qui diffuse l’émission accroît le sentiment de malaise. Ce dernier explique : « C’est une chaîne de malades, corrompus… Le patron c’est un oligarque des Balkans. Il tient la chaîne. Du coup, il est intouchable et les gens sont bloqués… »

S’il est difficile, dans les méandres de la télé-réalité, de distinguer le vrai du faux, le problème reste ailleurs. En effet, en privilégiant ce type de contenu, le télé-spectateur exprime son attirance pour des scènes qui reflètent une réalité plausible. Or, dans la mesure où ces scènes « revêtent l’apparence de la réalité », les « valeurs » véhiculées de cette manière « pénètrent [son] cerveau et vont jouer sur [ses] comportements sociaux », explique Marion Festraët dans L’express. En d’autres termes, la culture crée de la culture, et ce à travers les générations. Une « sous-culture » qui fait la promotion de comportements primitifs, violents et imbéciles influence inévitablement, en dépit de la capacité de certains individus à y résister, la société. En particulier quand ce contenu est lourdement médiatisé à l’intérieur même des foyers.

Scènes suggestives, violences conjugales et combats de coqs : tout est bon pour attirer le chaland. L’homme qui se cache derrière, Milomir Maric, est pourtant connu pour ses interviews de communistes et de dissidents yougoslaves réalisés pendant les années 1980. Mais depuis, l’individu à viré au nihilisme abscons dans la négation radicale de toute valeur, éthique ou norme qui régissent l’existence. Difficile de comprendre ce qui a pu animer son volte-face. Veut-il « juste voir le monde brûler » ? Prend-il plaisir à contrôler les personnes enfermées dans sa demeure et entièrement soumises à ses volontés tels des personnages des Sims ? Ou voit-il dans cette émission un moyen comme un autre de générer des millions ? Impossible de le savoir.

Par conséquent, c’est la complicité entre les réalisateurs et les spectateurs qui interpelle.

https://www.youtube.com/watch?v=RMWtqW7SZ-o

Malgré l’étonnement provoqué par les images, peut-on vraiment être surpris par ce glissement de la télé-réalité. Depuis les premiers concepts d’émissions importés des États-Unis, où l’ascension fulgurante d’un Trump questionne sur le niveau d’obscurantisme dans le pays, la télé-réalité ne cesse de se radicaliser dans son genre. Cette promotion ouverte de la bêtise, entre deux pages de pubs, finirait-elle par gangréner nos cerveaux disponibles ? Au contraire, peut-on la considérer comme un simple divertissement cathartique, reflet d’un monde en perdition. Loin de vouloir faire de ce constat une critique des choix de vie de chacun, le regard critique ne peut qu’y observer un nivellement par le bas encouragé par l’industrie du divertissement et de la consommation de masse. Tout ceci sous les yeux de politiciens qui restent au mieux muets – ou qui l’encourage, comme l’ancien Premier ministre italien Silvio Berlusconi.

Appréhender l’inexplicable

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

La grille d’analyse pour comprendre l’évolution qui aboutit à ce genre de phénomène est particulièrement complexe. De nombreux facteurs sont à prendre en considération et aucun, pris de manière isolé, n’est explicatif. Loin de vouloir proposer une étude exhaustive, nous pouvons cependant essayer de proposer quelques pistes pour comprendre cette manifestation. D’un côté, l’argent et le pouvoir, de l’autre la psychologie des téléspectateurs : une combinaison idéale pour enclencher un cercle vicieux qui nous entraîne vers le pire.

Car le problème n’est pas apparu avec la diffusion de scènes de violence : la difficulté, souligne le philosophe Bernard Stiegler, c’est que la « télévision […] possède la faculté de capter l’attention des individus, au point de pouvoir se substituer à leur vie intime ». Or, si l’on pousse l’analyse plus loin, ce médium devient d’autant plus attrayant que nos vies semblent ennuyantes et déconnectées des choses vitales. De leur côté, les chaînes de télévision privées, ne répondant qu’au capital, dépendent des audiences. Nombre d’entre elles sont alors poussées à entamer une course au trash. En la matière, tous les moyens sont bons pour générer des bénéfices. Il suffit d’accoutumer le téléspectateur graduellement à de nouvelles limites.

idiocracy

L’Express, dans une longue analyse de la question, explique comment à force de voir des scènes violentes, le spectateur s’y habitue, malgré la répulsion initiale ou le sentiment d’être au dessus de ça. Mais la réussite de ces émissions réside également dans leur capacité à réveiller nos pulsions et notre désir d’en voir toujours plus. Ces mêmes pulsions qui, exploitées par le neuro-marketing, pousse un grand nombre de personnes à consommer davantage. À cette analyse psychologique, nous pouvons pour conclure superposer cette brillante analyse sociale et politique de la télévision proposée par Pier Paolo Pasolini :

« En réalité, la télé, loin de diffuser (…) des notions fragmentaires et privées d’une vision cohérente de la vie et du monde, est un puissant moyen de diffusion idéologique, et justement de l’idéologie consacrée de la classe dominante. (…) La télé, selon moi, en mêlant des spectacles d’une certaine valeur artistique et culturelle (la prose) et d’autres d’un niveau très inférieur, c’est ‐ à ‐ dire en mettant la partie la plus pauvre, culturellement parlant, au contact de divers niveaux, pour ainsi dire, de culture, non seulement ne concourt pas à élever le niveau culturel des couches « inférieures », mais provoque chez elles le sentiment d’une infériorité presque angoissante. Ainsi les pauvres sont‐ils en permanence soumis à un choix qui les conduit, par la force des choses, à préférer les spectacles étiquetés de niveau inférieur. En ce sens, si vous me permettez, je dirai que la télé s’inscrit dans le phénomène général du néo‐capitalisme. Au sens ou elle tend à élever un peu le degré de connaissance chez ceux qui sont à un niveau supérieur, et à précipiter encore plus bas ceux qui se trouvent a un niveau inférieur. »

Ainsi, Parovi est le symptôme d’une société qui appelle à la médiocrité car la médiocrité est profitable à cette société : sur fond d’inégalités sociales et de domination d’une minorité de plus en plus riche, la culture, l’éducation et la diversité sont bannies sur le banc de touche au profit d’une vision du monde médiatisée aliénante, pauvre et uniforme.


Sources : ladepeche.fr / lexpress.fr / vanityfair.fr / vsd.fr

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation